c) Un choix conditionné ? Les « deux publics du cinéma »

Le film loué au mètre, choisi parfois sur de simples résumés : le cinéma des années 1920 est plus proche du petit commerce que du grand spectacle, ce que reflète parfaitement le rapport qu’entretiennent aux films – excepté bien sûr quelques joyaux – leurs promoteurs, exploitants comme distributeurs. L’œuvre cinématographique se circonscrit bien souvent à son genre : western, cinéromans, serials, aventure, dramatique ou « chef d’œuvre de l’Art cinématographique » 1056 . Bien avant le nom du réalisateur, avant même celui des acteurs, et même si le star-system s’impose peu à peu, les films sont classés par genre. Voici de quelle manière une maison de distribution présente ses programmes en 1929 :

‘« Les films documentaires, voyages, pourront vous être loués au prix de 25 francs l’un. Les films d’aventures de 1.500 à 1.600 mètres à 150 francs. De même pour les grandes comédies sentimentales dont le métrage varie de 1.800 à 2.000 mètres. Les comiques, 600 mètres environ, au prix de 50 francs. » 1057

Le catalogue du distributeur, dont les prix ici varient selon les genres, ressemble fort à celui d’une épicerie. On pourrait presque entendre l’exploitant s’écrier « Vous me mettrez 2 000 mètres d’aventures et un ou deux comiques, c’est pour emporter. ». De là à penser que le spectateur est avant tout un consommateur, il n’y a qu’un pas que les professionnels de l’industrie n’hésitent pas à franchir. Quitte à cataloguer, comme Paul de la Borie dans la Cinématographie Française, les spectateurs selon des critères réducteurs :

‘« Nous avons affaire en réalité, aujourd’hui, à deux publics nettement différents : celui qui demande uniquement au cinéma la distraction d’une heure et qui prend place devant l’écran avec une mentalité quasi puérile, et celui qui vient au cinéma sur la réputation qu’on lui a fait d’innover une nouvelle forme d’Art » 1058

Paul de la Borie distingue alors deux genres, populaire et artistique, qui recoupent, pour Paris, le cinéma donné sur les grands boulevards et celui donné en périphérie. Cette distinction est somme toute assez commune, en contrepoint des envolées lyriques sur le rôle fédérateur du cinéma. On la retrouve près de trente ans plus tard dans les travaux de J. Durand 1059 , les premiers en France à tenter une sociologie des publics, qui distingue à partir d’enquêtes de fréquentation réalisées à Paris et en Italie, un public routinier et un public averti. Les deux se distinguant notamment par la catégorie sociale : plus le revenu du spectateur est bas, moins il est sélectif dans ses choix. En concluant sur la différence qui existe entre « aller au cinéma » et « aller voir un film », il ne fait que reprendre, finalement, la terminologie introduite par Paul de la Borie.

Ce dernier n’est d’ailleurs pas aussi catégorique lorsqu’il s’agit de distinguer les salles de cinéma elles-mêmes. A ces deux publics, il serait effectivement tentant de superposer deux exploitations opposées : celle prestigieuse du centre-ville et celle plus populaire des quartiers. Mais la réalité est pour Paul de la Borie bien plus complexe :

‘« La spécialisation n’est même pas à la portée des Directeurs de salles situées dans les quartiers populaires. On aurait tort de croire, en effet, que leur public soit unanimement disposé à se contenter de cette littérature cinématographique […] purement commerciale et qui semble destinée, par définition même, au public des faubourgs et de la banlieue ouvrière. Là aussi, il y a deux publics. »’

Certes, et la programmation des petites salles de quartier lyonnaises, où coexistent westerns et grands films français, ne montre pas autre chose. Néanmoins, les catégories « populaire » et « élitiste », toutes réductrices qu’elles soient, ont dans les consciences la vie dure et influent sur ce que les exploitants proposent au public. Le propriétaire d’un cinéma situé dans un quartier plutôt populaire peut être tenté de programmer des films estampillés « populaires ».

‘« D’abord, comme toute personne qui est dans le commerce, il fallait étudier la mentalité de ses clients pour leur donner quelque chose de son goût…Ainsi, si c’était par exemple dans un quartier un peu riche, il fallait choisir des films un peu…riche, mais si c’était dans un quartier ouvrier, à ce moment-là il fallait des films de cow-boys, de la rigolade, des trucs comme ça ! Chez moi, vous auriez pu projeter « Le Comte de Monte-Cristo », cela aurait moins intéressé que les cow-boys, qui tirent des coups de revolver et tout le total, ou que Buffalo-Bill ! Mais ça, ça ne s’étudie pas en quinze jours ! 1060  »’

Le directeur du cinéma Fantasio à Montchat n’hésite donc pas à circonscrire sa programmation en fonction des goûts supposés des habitants du quartier. A sa décharge, il faut préciser que cette dichotomie du public ne date pas d’hier. En 1811, le public du théâtre lyonnais était déjà catalogué en deux catégories bien distinctes, sinon imperméables. C’est du moins ainsi que le directeur du Grand Théâtre et des Célestins décrivaient le public des deux établissements :

‘« Leur situation opposée, l’un près du Rhône et dans la partie la plus opulente de cette cité, et l’autre à l’extrémité de la ville sur les bords de la Saône et voisin de la population laborieuse ; L’opposition des genres, dans des bornes lesquelles la sagesse du gouvernement les a renfermés, la différence des prix et du goût du public des Terreaux d’avec celui des Célestins atteste qu’ils ont chacun leurs spectateurs […] Il faut du théâtre pour toutes les classes, tel public à des yeux, tel autre a des oreilles ; celui là aime et peut boire du Bordeaux, cet autre savoure le Surennes […] ». 1061

Population opulente et population laborieuse n’ont naturellement pas les mêmes goûts... Que tous les goûts soient dans la nature, il n’y a pas à revenir dessus. Sur ce point, les exploitants qui dirigent plusieurs exploitations cinématographiques sont largement privilégiés puisqu’ils peuvent diversifier leur programmation pour attirer le plus grand nombre de spectateurs. Tel est le cas de Jean Boulin, dans ses trois salles de cinéma. Au cinéma Majestic, le plus grand des trois, on retrouve les grands films, plutôt américains, en 1ère ou 2ème vision. Au cinéma Bellecour, la programmation est composée de productions que les esthètes qualifieraient de second ordre : films d’aventures, westerns surtout. Le cinéma Idéal, enfin, est spécialisé dans la reprise de films a succès qui ont déjà fait leur bout de chemin dans la ville. Jean Boulin, avec ses trois salles, met donc toutes les chances de son côté, en élargissant au maximum la base de sa clientèle.

Mais les individus qui exploitent une seule salle de cinéma, la grande majorité, n’ont pas cette marge de manœuvre et la presse corporative les accusent bien souvent de privilégier en général les films de seconde zone au détriment des grandes réalisations :

‘« Le mal que peut faire l’exploitant à la production moyenne d’un pays est inimaginable. C’est pour lui plaire que M. Gaumont tourna de nombreuses gamines, d’innombrables orphelins en 12 & 15 épisodes […] C’est pour lui que l’on édite annuellement plus de 300 vieux films américains dont on ne voudrait plus dans les très lointains ranchs du Texas. » 1062

Tout dépendrait alors de l’exploitant, non du public. Toutefois, on peut légitimement se poser la question : l’exploitant est-il réellement le maître du jeu ? Les maisons de production anticipent sans doute les réactions du public et jouent finalement sur la différence de moyens financiers entre les différentes salles de cinéma, poussant les plus modestes à choisir (mais peut-on appeler cela un choix ?) les films estampillés « populaires », qui sont après tout les moins chers à produire.

De fait, ce sont les conditions strictement hiérarchisées du système de location des films qui conditionnent avant tout la programmation inégale des salles de cinéma.

Notes
1056.

Description de Metropolis de Fritz Lang lors de l’annonce de sa sortie, Le Progrès 17 septembre 1927.

1057.

AM Oullins : 2R2 : Lettre de la société Fox-film au Comité du cinéma éducateur d’Oullins, février 1929.

1058.

Paul de la Borie, « Les deux publics », La Cinématographie Française, n° 237, 19 mai 1923, page 2.

1059.

DURAND Jacques, Le cinéma et son public, Paris, Sirey, 1958, page 153.

1060.

Témoignage de Canivet cité par Guaita Micheline, op. cit. pages 199-200.

1061.

Gersin Malincha, op. cit., page 51.

1062.

L’Ecran lyonnais n°25, 4 novembre 1927.