a) Les salles de 1ère vision

La Cinématographie française, dans son tableau de l’exploitation lyonnaise, propose en 1928 un classement hiérarchique des salles, basé sur la circulation des films. Les trois premières sont les établissements de 1ère vision (Tivoli, Scala, Aubert-palace). Puis viennent en second les petites salles du centre-ville « qui s’efforcent de passer les grands films la semaine après les grandes salles », catégorie dans laquelle se distingue le Majestic, « qui a souvent donné des films encore inédits ». Enfin, toutes les autres salles de la ville sont regroupées sous l’appellation de « salles de quartier » 1064 . La vision de la cinématographie française sépare nettement la presqu’île et le reste de l’agglomération.

Six mois auparavant, Robert Meunier, le directeur de l’Ecran Lyonnais, avait déjà catalogué les salles selon les mêmes critères 1065 . Les trois grandes salles de 1ère vision y figurent là aussi en tête, mais la seconde catégorie est un peu différente. Quatre salles, le Gloria, le Lumina-Gaumont, le Majestic et le Grolée, sont cataloguées comme salles de « seconde zone », sous-entendu salles de 2ème vision. Le Majestic est encore une fois mis en avant comme « cinéma de passage. Admirablement placé, en plein centre de la ville, il est assuré de faire de grosses recettes avec n’importe quoi. C’est donc tout à l’honneur de sa direction d’avoir programmé un aussi grand nombre de 1 ères visions » Robert Meunier ne distingue pas de 3ème catégorie, ce qui signifie que toutes les autres salles de cinéma de la ville sont mises sur le même plan.

Trois salles donc, et dans une moindre mesure celle du Majestic, programment des films en 1ère vision, selon l’analyse des journalistes professionnels. Qu’en est-il réellement ? L’analyse de la programmation des salles de cinéma lyonnaises en 1927 laisse apparaître une réalité bien plus complexe.

Tableau 20. Part des films en 1ère vision dans la programmation des principales salles de Lyon en 1927 .
Nom de la salle Quartier Nombre de films Proportion de films en 1 ère vision
Scala Bellecour 44 100 %
Tivoli Bellecour 71 100 %
Aubert-palace Bellecour 54 100 %
Majestic Bellecour 40 50 %
Bellecour Bellecour 40 35 %
Lumina Brotteaux 61 25 %
Gloria Guillotière 44 21 %
Modern’ Bellecour 45 15 %
Grolée Bellecour 64 11 %
Comœdia Guillotière 50 4 %
Alhambra Guillotière 39 5 %

La Scala, le Tivoli et l’Aubert-palace forment sans conteste une catégorie à part. Leur programme est composé exclusivement de films inédits. A tel point que lorsqu’un film passe en 1ère vision au Grand Théâtre, il n’est pas repris par l’une ou l’autre des trois salles, mais par un établissement de moindre envergure. Les Misérables, programmé au Grand Théâtre le 10 avril 1926 est ainsi repris trois semaines plus tard par le cinéma Grolée 1067 . Il en va de même pour La Grande parade (K. Vidor, 1925), qui est repris non pas au centre-ville mais par le Lumina-Gaumont, aux Brotteaux.

La programmation de chacune des trois salles est donc totalement imperméable aux deux autres, et cela quelle que soit la notoriété du film. La rigidité de ce système est somme toute assez récente : en 1924 encore, certains films comme Geneviève (L. Poirier, 1923) passent de la Scala au Royal, et d’autres, comme La Bataille, du Royal au Tivoli. Quelques films pouvaient alors sortir simultanément dans deux grands établissements du centre tel L’enfant du cirque, que l’on retrouve le 8 novembre 1924 au Tivoli comme au Royal 1068 (il est vrai que ces deux salles sont à l’époque exploitées par la même société). Mais en 1927, les trois palaces du centre-ville sont en concurrence directe. La Scala et le Tivoli le sont du reste depuis l’ouverture de ce dernier, comme le prouve les perpétuelles mises en garde de Bouchain, le directeur du Tivoli, auprès de ses employeurs parisiens 1069 . Les grandes salles d’exclusivité non seulement visent le même public, mais sont également en confrontation quotidienne pour l’obtention des films.

Quoiqu’il en soit, la Scala, le Tivoli et l’Aubert-palace bénéficient de fait, outre l’intérêt d’un public attiré par l’aspect évènementiel de l’exclusivité des programmes, de la publicité faite par les distributeurs pour lancer les films dans l’agglomération. C’est ainsi que des milliers d’avions en papier sont lâchés dans les rues de Lyon pour la sortie à la Scala du film Les escadrons de la gloire 1070 , ou que le cinéma Aubert-palace peut fièrement exhiber une reproduction de la ville de Metropolis à son fronton lors de la sortie du film de Fritz Lang 1071 . A l’image de Paris qui accueille les stars internationales lors des premières nationales, les trois palaces de la ville reçoivent parfois la visite d’acteurs, tel Henri Baudin, la gloire locale et un habitué des lieux, présent au Tivoli en janvier 1925 pour l’Arriviste (A. Hugon, 1924) 1072 .

Malgré tout, les trois palaces du centre-ville sont loin d’être les seuls à programmer des films en exclusivité. Quatre autres salles de cinéma lyonnaises ont une proportion significative de films en 1ère vision dans leur programmation. Il s’agit avant tout du cinéma Majestic, exploité par Jean Boulin, que l’on pourrait qualifier de semi-salle d’exclusivité. Les films inédits qui y passent sont essentiellement américains, comme du reste la plupart des films qui composent son programme. Le Majestic est aussi une salle de 2ème vision.

Le cinéma Gloria et le Lumina, respectivement situées dans le quartier réputé populaire de la Guillotière et dans le quartier plus bourgeois des Brotteaux, se distinguent toutes deux par le caractère des films qu’elles programment en 1ère vision. La salle des Brotteaux se spécialise dans la sortie en exclusivité des grands cinéromans français. Entre 1924 et 1925, pas moins de douze d’entre eux, représentant soixante-douze épisodes, sont sortis aux Brotteaux. En 1927, on retrouve Lady Harrington (F. Leroy-Granville et G. Hayes, 1924), sorti le 5 mars, et Les cinq sous de Lavarède (M. Champreux, 1927), le 22 octobre. Par la grâce des accords entre Gaumont et la Metro-Goldwyn-Mayer, le Lumina bénéficie en outre de l’exclusivité de quelques films MGM prestigieux, comme Le cirque du diable (The Devil’s circus, B. Christensen, 1926), avec Norma Shearer, sorti le 29 janvier 1927. Bien différents sont les films inédits qui passent au cinéma Gloria. L’établissement propose au public de la Guillotière la primeur de certains serials américains (La 40 ème porte, à partir du 12 mars 1927) et de quelques films inidentifiables mais aux titres très évocateurs (L’ombre qui descend, Si les hommes pouvaient, etc.). Cette différence entre les deux salles semble donc refléter celle de leur quartier d’implantation.

Ni la Cinématographie française, ni surtout l’Ecran lyonnais n’introduisent dans leur classification des établissements cinématographiques le cinéma Bellecour. Celui-ci tient pourtant la 5ème place en terme de 1ères visions, qui sont plus nombreuses qu’au Gloria ou au Lumina. Cet ostracisme s’explique très certainement par la nature des films qui sortent au cinéma de la place Le Viste, nature qui leur interdit sans doute d’être catalogués parmi les grands films susceptibles de sortir en exclusivité. En effet, près de 60 % des 1ères visions programmées au cinéma Bellecour en 1927 sont des westerns.

Les cinémas Grolée et Modern programment parfois des films inédits, mais de façon irrégulière et certainement pragmatique. Ni genre de film ni studio ne semble rattaché à l’une ou l’autre des deux salles. Quant à la dernière salle située dans le centre de la ville, le cinéma Idéal, elle se spécialise dans la reprise des films à succès et ne compte donc, par définition, aucun film en 1ère vision.

Dans toutes les autres salles, les films inédits sont exceptionnels sinon inexistants. C’est vrai dans le quartier des Terreaux où les deux salles les plus riches, les cinémas Odéon et Terreaux, ne programment aucun film en 1ère vision sur toute l’année 1927. La principale salle de Villeurbanne, le Casino, sur une trentaine de titres connus entre octobre 1927 et mars 1928 ne compte elle non plus aucune exclusivité.

Sur toute l’année 1927, ce sont donc 251 films qui sont sortis à Lyon, soit cinq films en moyenne par semaine pour les soixante salles de l’agglomération, un film pour douze salles. L’offre de films apparaît limitée et par conséquent fédératrice. Mais c’est sans prendre en compte deux phénomènes. Le premier est la carrière des films, qui peut s’échelonner sur une ou deux années. L’offre de films dans les salles de l’agglomération n’est donc pas soumise aux seuls films sortis dans l’année. Le deuxième phénomène, plus important encore, est l’existence d’une production qui ne sort pas pas en exclusivité, mais en catimini. C’est sans doute le cas, par exemple, des « 300 vieux films américains » décriés dans l’Ecran lyonnais. A Lyon, il est difficile de faire la part des choses entre les films de 1ère vision, sortis quelques mois – parfois quelques semaines – après Paris, dans un cadre normal de circulation, et les films qui passent pour la 1ère fois à Lyon, mais hors du cadre normal de circulation, c’est à dire qu’ils ne bénéficient pas d’une publicité adaptée. Il est même fort possible que les exploitants, en les programmant, ne sachent pas qu’ils sont en train de donner une exclusivité.

Prenons l’exemple des cinquante-quatre films français sortis à Paris en 1926. On a vu que cinquante d’entre eux étaient également sortis à Lyon : dix-sept de ces films sortent au cinéma Aubert-palace et quinze au cinéma de la Scala. Ces deux salles concentrent près des deux tiers des 1ères visions françaises. Cinq autres films sortent au cinéma Lumina, ce qui place les habitants du quartier des Brotteaux dans une position avantageuse puisqu’ils bénéficient de la primeur d’un film français sur dix. Enfin, quatre films français sont sortis au Tivoli et deux au Majestic. Jusque là, la hiérarchie des salles est respectée. Mais il reste sept films qui, eux, sortent sur les écrans des petites salles de quartier.

La chèvre aux pieds d’or (J. Robert, 1925), par exemple, est programmé au cinéma Athénée, avec plus d’un an de retard sur la sortie parisienne. Il ne connaîtra pas d’autres reprises. Le film L’Horloge (M. Silver, 1924), sort également avec plus d’un an de décalage avec la sortie parisienne et se retrouve programmé au petit cinéma Family, situé au fin fond du quartier de la Croix-Rousse. On peut aussi citer Salammbo (P. Marodon, 1924), sorti à Paris le 22 octobre 1925 et programmé pour la 1ère fois à Lyon au cinéma Régina de Vaise près d’un an et demi plus tard, le 28 janvier 1927. Il ressort de ces exemples que des films qui n’ont pas trouvé preneur parmi les exploitants du centre-ville, sont proposés, à coup sûr à moindre coût, aux petites exploitations de quartier. Cela reste exceptionnel pour les films français, mais on peut légitimement se demander si cela est le cas pour l’importante production américaine.

La valeur des 1ères visions est donc inégale. Ce n’est pas la même chose que de passer un film inédit dont personne ne veut que d’avoir en exclusivité les oeuvres attendues de l’année. De fait, les films n’ont pas le même succès dans les salles de cinéma lyonnaises :

Tableau 21. Nombre de reprises (a minima) des films sortis en exclusivité à Lyon de janvier 1926 à avril 1927
  Aucune Une Deux Trois Quatre Cinq Six et plus Total
Films sortis à la Scala 6 13 13 8 5 7 6 58
Films sortis au Tivoli 11 20 14 5 4 3 8 65
Films sortis à l’Aubert-palace 19 20 16 6 7 2 2 72
Total 36 53 43 19 16 12 16 195

Le succès d’un film se mesure, faute de mieux, dans le nombre de salles qui l’ont programmé. En moyenne, un film est repris par un peu plus de deux salles après son passage en 1ère vision. Mais 18 % des films ne sont jamais repris, et 27 % le sont par un seul établissement : près de la moitié des films ont un parcours très restreint. Cela dépend bien sûr de leur succès, de leur notoriété, mais également de l’adresse de leur distributeur. A contrario, un quart des films (cinquante-quatre sur 195) sont repris par un minimum de quatre salles, soit près du quart de celles dont je connais le programme et 10 % des écrans lyonnais. En l’absence d’informations sur la programmation d’une partie des salles de cinéma, ces chiffres sont à manier avec prudence, mais ils sont significatifs. A nombre de salles égales, un film peut ne jamais être repris tel Mon frère Jacques (M. Manchez, 1925) sorti à la Scala le 3 septembre 1926, être repris par une seule salle de cinéma comme Nana (J. Renoir, 1926) sorti le 18 mars 1927 à l’Aubert-palace et repris par le cinéma des Terreaux le 1er avril, ou repris par neuf salles de cinéma tel Nitchevo (J. de Baroncelli, 1926) sorti le 22 janvier 1927 au Tivoli.

La différence entre le parcours de la production française et celui de la production étrangère est significative : alors que près de la moitié (43 %) des films français sont repris par trois salles au moins, seul un gros quart (26 %) des films étrangers connaissent le même engouement. Au cinéma Tivoli, par exemple, seuls dix films français sont sortis entre janvier 1926 et avril 1927, mais plus de la moitié d’entre eux ont été repris par quatre salles au moins. La rareté de la production française en fait certainement sa valeur auprès des exploitants. Les succès recensés par l’Ecran lyonnais pour la saison 1926-1927 dans les trois grandes salles confirme la plus grande attractivité de la production française auprès du public lyonnais, avec sept titres sur les douze succès recensés 1073 .

Des trois principaux établissements de la ville, c’est le cinéma de la Scala qui semble avoir la programmation la plus attractive. Près de 90 % des films qui y sont passés entre janvier 1926 et avril 1927 ont été repris, et le tiers d’entre eux l’ont été à quatre reprises au minimum. En revanche, les films programmés sur l’écran de l’Aubert-palace n’ont pas les faveurs des établissements concurrents : plus du quart n’ont jamais été repris et seuls 15 % l’ont été par plus de trois salles. Cela s’explique en grande partie par la programmation particulière de l’établissement de la place Bellecour, qui privilégie entre autres les films à portée religieuse et les adaptations littéraires, sujets qui n’intéressent pas forcément la majorité des spectateurs. Le berceau de Dieu (F. Leroy-Granville, 1926) sorti le 29 octobre 1926, n’a par exemple jamais été repris et Poil de Carotte (J. Duvivier, 1925), sorti le 27 mai 1926, ne l’a été que dans le quartier des Brotteaux, sur l’écran du Lumina-Gaumont. Ces deux films, pourtant, sont français.

Les films qui passent en 1ère vision à l’Aubert-palace, moins recherchés que ceux qui sortent à la Scala ou au Tivoli, sont en revanche bien plus attractifs que ceux programmés dans les autres salles de cinéma de la ville. Les films inédits qui sortent au cours de l’année 1927 sur l’écran du Majestic, du Bellecour, du Gloria, du Lumina-Gaumont, du Grolée, du Modern, du Comœdia ou de l’Alhambra ont en effet une carrière très réduite. Sur les soixante-quatorze films sortis en exclusivité dans ces huit établissements, quarante-cinq (soit 60 %) n’ont jamais été repris ensuite et dix-neuf ne l’ont été que par une seule salle de cinéma : moins de 15 % des films (dix sur soixante-quatorze) ont connu un engouement relatif. A quelques exceptions près, les films les plus célèbres, les plus demandés, les plus chers aussi passent donc tous en exclusivité dans l’un ou l’autre des trois palaces du centre-ville et les films inédits programmés dans les autres salles de cinéma sont ceux que n’ont pas pu (ou pas voulu) prendre la Scala, le Tivoli ou l’Aubert-palace.

Il faut tout de même faire une place à part au cinéma Lumina-Gaumont dont les exclusivités circulent bien mieux que celles des sept autres salles et place le public des Brotteaux dans une position privilégiée par rapport aux autres habitants de l’agglomération, puisqu’ils bénéficient de la primeur d’œuvres cinématographiques a priori fort convoitées. Ainsi, Les cadets de la mer (The Midshipman, C. Cabanne, 1925), avec Ramon Novarro, dont pas moins de six salles de l’agglomération s’offrent la reprise.

Notes
1064.

La Cinématographie française n° 501, 9 juin 1928.

1065.

L’Ecran lyonnais n° 6 et 7, 24 juin et 1er juillet 1927.

1066.

D’après la programmation des salles de cinéma lyonnaise en 1926 et 1927. N’ont été pris en compte comme films en 1ère vision que les films programmés en 1927 qui n’apparaissent pas dans les programmes avant le 1er janvier 1926. Ont pu donc se glisser dans cette analyse quelques films produits avant 1926, mais j’ai essayé autant que possible d’identifier toutes les oeuvres.

1067.

La Cinématographie française n° 388, 10 avril 1926.

1068.

Le Cri de Lyon, 8 novembre 1924.

1069.

BNF – Arsenal : Fonds Serge Sandberg : 4°COL.59/291 : Lettres de Bouchain des 29 février et 4 mars 1920.

1070.

GUAITA Micheline, op. cit., page 199.

1071.

Le Cri de Lyon n° 355, 23 septembre 1927.

1072.

La Cinématographie française n° 322, 3 janvier 1925

1073.

L’Ecran Lyonnais n° 6, 24 juin 1927.