b) Un système d’exclusivité qui ne dit pas son nom 

Le système d’exclusivité qui fonctionne à Paris à partir de 1921 est basé sur le maintien des films à l’affiche d’une même salle pendant plusieurs semaines. Rien de comparable à Lyon où les films qui restent sur l’écran d’une même salle plus d’une semaine sont extrêmement rares. En 1927, les trois grandes salles d’exclusivité n’ont maintenu à l’affiche que quatre films lors de leur sortie, sur les 148 films qui y sont sortis, soit moins de 3 %. En 1926, les œuvres cinématographiques ont à peine mieux été défendues par les grands établissements du centre : six films sont restés plus d’une semaine à l’affiche. Sur les deux années, le cinéma Tivoli, propriété de la Paramount, n’a procédé à aucune extension de la durée d’exploitation des films. Modèle américain de consommation culturelle ?

Contrairement à ce qui se passe à Paris, où les salles d’exclusivité des grands boulevards maintiennent un film tant que le public répond présent, les distributeurs lyonnais ont bien du mal à obliger les exploitants à modifier leur politique d’exploitation, comme le montre le témoignage de A. Dodrumez, distributeur indépendant :

‘« J’ai sorti mon premier film, c’était « Le Gosse » de Charlie Chaplin. Le premier grand film de Charlot de 1.800 mètres ! […] J’ai loué quatre semaines ferme à la Scala de Lyon à 33 % de la recette brute à ce moment ! Mais c’était un évènement ! Tous les huit jours on changeait de programme à la Scala de Lyon, mais pour avoir ces quatre semaines il a fallu se battre comme un lion et ne pas vouloir signer le contrat avec l’exploitant pendant des mois pour obtenir gain de cause ! C’était le premier grand film de Charlie Chaplin, mais pour lui ce n’était qu’un film ! » 1074

On retrouve ici l’image de l’exploitant, commerçant avant tout, qui ne fait pas de distinction dans les films qu’il programme (« pour lui, ce n’était qu’un film »). Le trait est un peu forcé, mais il est clair que les films sont peu défendus par les exploitants. Si au début des années 1920, il est encore possible de trouver un même film quatre semaines d’affilée à l’affiche d’une grande salle, aucun des films sortis en 1926 et 1927 n’est resté plus de deux semaines à l’écran d’un même établissement. En 1928, Napoléon (A. Gance, 1927) reste tout de même trois semaines à l’affiche de l’Aubert-palace.

Sur toutes les salles de l’agglomération lyonnaise dont je connais le programme, dix-sept films sont restés plus d’une semaine à l’affiche d’une même salle en 1926 et six films seulement en 1927. Aucune salle située en dehors de la presqu’île n’a maintenu un même film plus d’une semaine, pas même les grands établissements de la rive gauche qui préfèrent renouveler chaque semaine leur programme. Au centre-ville même, seules six salles (Scala, Royal, Majestic, Grolée, Terreaux et Modern) ont gardé un film plus d’une semaine.

Le maintien d’un film à l’affiche ne résulte-t-il que de la volonté du distributeur ? Le cinéma Majestic programme durant deux semaines La ruée vers l’or à la fin de l’année 1927, alors que le film de Chaplin est sorti en exclusivité à la Scala et qu’il est déjà passé en 2ème vision au Lumina-Gaumont, qui ne l’a conservé lui qu’une seule semaine. Il est donc possible que le propriétaire du cinéma Majestic ait choisi, face à la notoriété du film, de le prendre plus d’une semaine et qu’il n’y ait pas été contraint. Que faut-il penser par contre des déclarations de la direction du Majestic annonçant le film Le signe de Zorro (The Mark of Zorro, F. Niblo, 1920) pour une deuxième semaine consécutive « vu le succès 1075 », ou de celle de la direction du cinéma Modern qui justifie avec les mêmes mots le maintien du film Le miracle des loups (R. Bernard, 1924) 1076  ? Ces annonces semblent montrer que l’exploitant a la maîtrise des copies des films qui passent dans son établissement, copies qu’il pourrait conserver ou non, selon le succès. Dans le cas du Signe de Zorro, reprise d’un film de Douglas Fairbanks sorti il y a plus de cinq ans, il est effectivement possible que la copie ne soit plus bloquée par les logiques commerciales de circulation. Mais pour le Miracle des Loups, qui passe au cinéma Modern en 2ème vision, après sa sortie au cinéma Grolée, il semblerait étonnant que le distributeur laisse l’exploitant bloquer un film qui est sans doute déjà engagé ailleurs. De fait, le maintien à l’affiche était certainement déjà prévu. La patte du distributeur est perceptible dans l’exploitation de certains films pour lesquels les exploitants n’ont semble-t-il pas le choix. Michel Strogoff est ainsi programmé deux semaines d’affilée partout où il passe, mais la plupart des salles contournent ce qui est sans doute une obligation du distributeur en coupant le film en deux parties, comme c’est le cas au Comœdia 1077 .

Quoiqu’il en soit, le système d’exclusivité, tel qu’il fonctionne à Paris, n’a pas droit de cité dans la capitale des Gaules. Mais cela n’empêche pas les films d’attendre plusieurs semaines avant d’être repris en 2ème vision :

Tableau 22. Temps de reprise en 2ème vision des films sortis en 1ère vision de septembre 1926 à avril 1927 dans les trois principaux établissements lyonnais.
Films sortis à la Scala Films sortis à l’Aubert-palace Films sortis au Tivoli Total
Moins d’un mois 1 5 13 19
De un à deux mois 3 3 8 14
De deux à quatre mois 8 9 7 24
De quatre à six mois 1 2 3 6
De six mois à un an 13 8 2 23
Un an et plus 1 0 1 2
Total 27 27 34 88

En effet, il existe un décalage conséquent entre le passage d’un film en 1ère vision et sa reprise en 2ème vision. Sur les quatre-vingt huit films sortis entre septembre 1926 et avril 1927, aucun n’a mis moins de deux semaines pour parvenir dans une salle de 2ème vision. Près de 80 % des films sont repris plus d’un mois après leur sortie dans l’un des palaces du centre-ville. La circulation rapide des copies est donc assez marginale. Pour une partie de la production, l’ampleur du décalage est impressionnante : plus du quart des films mettent ainsi au moins six mois à être repris par une salle de cinéma de la ville après leur sortie en 1ère vision. Deux hypothèses, qui ne sont d’ailleurs pas incompatibles, permettent d’expliquer ces écarts : soit la rareté des copies conditionne une circulation régionale des films, soit les trois principales salles lyonnaises obtiennent auprès des distributeurs un temps d’exclusivité. Dans le premier cas, les films disparaîtraient de l’agglomération lyonnaise pour être programmés dans d’autres villes de la région (Grenoble, Saint-Étienne, Villefranche sur Saône), sinon du pays. Dans le deuxième cas, les copies sont peut-être disponibles mais restent bloquées par le jeu d’accords entre les grands établissements et les distributeurs.

Le cinéma de la Scala, à nouveau, se détache. 85 % des films qui y sont passés ont mis plus de deux mois avant de réapparaître à l’affiche d’une salle de cinéma lyonnaise, et la moitié a mis au moins six mois à être reprise en 2ème vision. La Scala, en effet, cultive une politique d’exploitation sur le modèle du théâtre : c’est le seul des trois grands établissements de la ville à reprendre les films qu’il a sorti en exclusivité, ce qui a pour conséquence d’en retarder la diffusion dans l’agglomération lyonnaise. Entre 1925 et 1927, la Scala a repris sept des films qui étaient sortis sur son écran, les bloquant ainsi pendant plusieurs mois :

Tableau 23. Titre des films projetés à deux reprises au cinéma de la Scala (1925-1928)
Films Date de sortie à la Scala Date de reprise à la Scala Date de reprise en 2 ème vision
Dorothy Vernon 05/01 1925 30/01 1926 29/05 1926 (Lumina)
La terre promise 08/03 1925 27/02 1926 28/08 1926 (Lumina)
Le bossu 09/01 1926 30/10 1926 06/11 1926 (Athénée)
Don X fils de Zorro 13/03 1926 26/03 1927 08/10 1927 (Lumina)
L’aigle noir 27/03 1926 05/03 1927 26/03 1927 (Lumina)
Carmen 12/02 1927 19/02 1928 10/03 1928 (Lumina)
Variétés 19/02 1927 03/12 1927 24/12 1927 (Grolée)

Sur ces sept films, cinq sont à Lyon monopolisés par la Scala pendant une année complète, et les deux autres pendant dix mois. En outre, trois de ces films patientent encore plusieurs mois avant d’être repris par un deuxième établissement de la ville. Don X fils de Zorro (Don Q, son of Zorro, D. Crisp, 1925) a ainsi mis 18 mois pour franchir le Rhône.

Mais l’exemple le plus frappant est celui de la Ruée vers l’or, repris non pas deux mais trois fois par le seul cinéma de la Scala, empêchant ainsi une diffusion rapide du film phare de Charlie Chaplin. Sorti le 5 décembre 1925 à la Scala, La Ruée vers l’or est repris par l’établissement quatre mois après, le 17 avril 1926 avant de disparaître de l’agglomération pendant près d’un an. Il réapparaît encore une fois à l’affiche de la Scala le 7 mai 1927, pour enfin être repris par le Lumina-Gaumont le 22 octobre de la même année. Pendant près de deux ans, de décembre 1925 à octobre 1927, la Ruée vers l’or n’a été visible dans l’agglomération lyonnaise que sur l’écran de la Scala. L’exploitation des grands films à Lyon semble se démarquer considérablement de leur exploitation parisienne puisque La Ruée vers l’or, en exclusivité sur les grands boulevards de la capitale pendant douze semaines, est repris dès janvier 1926 dans plusieurs salles parisiennes 1078 .

On constate par ailleurs que la circulation des films bloqués par la Scala privilégie nettement le quartier des Brotteaux. Des huit films concernés, sept ont été repris en 2ème vision par le Lumina-Gaumont (six films) ou par l’Athénée (un film).

Un cas à part dans les logiques de circulation, le film Casanova (A. Volkoff, 1926). Celui-ci est sorti à la Scala où il est exploité durant deux semaines, puis est à l’affiche les deux semaines suivantes au cinéma Grolée. Il est ensuite absent des écrans lyonnais pendant deux mois avant de sortir au Lumina-Gaumont le 31 décembre 1927. C’est le seul exemple d’un film dont les 1ère et 2ème visions sont consécutives, et où le décalage – qui semble incontournable – concerne la 3ème vision.

La circulation des films sortis au Tivoli, dans leur très grande majorité des films américains produits par Paramount, est bien plus rapide que ceux qui sortent à la Scala. Près de 40 % des films sont repris en 2ème vision moins d’un mois après leur sortie et 60 % moins de deux mois après. Il est possible que Paramount préfère exploiter rapidement une production déjà rentabilisée outre-atlantique. Mais les écarts entre 1ère et 2ème visions restent de rigueur.

Les retards dans la circulation des films ne sont pas l’apanage des trois palaces du centre-ville. Le Lumina-Gaumont, qui n’est pourtant pas à proprement parler un établissement de 1ère vision, retient lui aussi pendant de longues semaines les films qu’il a obtenus en 1ère vision. Entre 1926 et 1927, huit films inédits de la société américaine MGM sont sortis sur l’écran du Lumina-Gaumont, et ces films ont mis entre six semaines et onze mois à être repris par un deuxième établissement de l’agglomération lyonnaise.

Quelles que soient les différences entre les principaux établissements de la ville, les films qui sortent à Lyon mettent pour la plupart plusieurs semaines ou plusieurs mois à être repris après leur passage en 1ère vision. La production cinématographique n’a rien à envier à la production théâtrale. Si le système d’exclusivité qui fonctionne à Paris n’a pas cours à Lyon, la réalité de la circulation des films est bien la même.

A moins d’être particulièrement réactif, il est difficile pour un spectateur lyonnais d’aller voir un film lors de sa sortie. D’une part, les films, lorsqu’il sortent, ne restent pour la plupart qu’une seule semaine à l’affiche, et d’autre part, une fois leur semaine d’exploitation en 1ère vision terminée, ils disparaissent de l’agglomération pendant quelques semaines, si ce n’est quelques mois. Il faut se mettre dans la peau d’un spectateur qui entend parler d’un film : le temps qu’il trouve un moment pour aller le voir, le film ne sera plus à l’affiche, et il aura le temps de l’oublier avant qu’il ne fasse sa réapparition dans la ville...

Un cas particulier cependant, celui de la reprise de grands succès quelques années après leur sortie. L’Atlantide est ainsi repris au cinéma Gloria en novembre 1923, au cinéma Tivoli le 6 décembre 1924 « à la demande générale » 1079 , et par le cinéma Aubert-palace en plein été, dont « les recettes furent cette semaine celles des grandes périodes de plein hiver » 1080 . Koenigsmark, sorti en février 1924 au cinéma Grolée est repris par le Grolée le 10 avril 1926 puis à nouveau le 24 septembre 1927. Ces grands succès sont donc quasiment incontournables. Pour pallier aux faibles recettes de la période estivale, et économiser aussi quelques milliers de francs peut-être, les grandes salles du centre qui restent ouvertes aux mois de juillet et d’août entament durant l’été 1927 une politique d’exploitation de reprise des grands succès des dernières années.

Notes
1074.

Témoignage de A. Dodrumez, cité par Guaita Micheline, op. cit. pages 198-199.

1075.

Le Progrès, 26 novembre 1927.

1076.

Idem, 27 novembre 1926.

1077.

Le Progrès, 29 octobre 1927.

1078.

DECAUX Emmanuel, « La Ruée vers l’or », op. cit., pages 230-251.

1079.

Le Cri de Lyon n° 222, 1er décembre 1924

1080.

L’Ecran Lyonnais n° 11, 4 août 1927.