1) Du centre aux quartiers

La différence entre les goûts du public habitué des petites salles de quartier et celui plus composite des grandes salles du centre-ville est un thème récurrent de la presse corporative durant les années 1920. Lorsqu’il fait le point sur la carrière des films durant la saison 1926-1927, R. Meunier met ainsi ses lecteurs en garde :

‘« Il nous faut également insister sur un point, c’est que ce classement n’est pas une recette de succès absolu, n’est pas une panacée universelle pour remplir les poches des loueurs, des exploitants...et du fisc. Un succès place Bellecour n’en sera pas un à Villeurbanne. Tel film de guerre qui remporta ces temps-ci un grand succès aux Brotteaux fut copieusement chahuté à Limoges. » 1091

En effet, la localisation des salles influence peu ou prou le succès des films qui y passent, selon le genre auquel on les identifie. On a pu voir, déjà, que le parcours des westerns induisait une différence notable entre la clientèle du centre ou des Brotteaux et celle des quartiers reculés de l’agglomération. Même constatation, mais inversée, dans le cas des films à portée religieuse, qui connaissent un fort engouement dans les salles de l’Aubert-palace (le plus aristocratique, le plus proche, aussi, du quartier très vieille bourgeoisie d’Ainay) et du Lumina-Gaumont (dans le réputé bourgeois quartier des Brotteaux), mais restent absolument ignorés dans les autres salles de l’agglomération. Depuis le début des années 1920 en effet, quelques films étiquetés « catholiques » sont sortis sur les écrans français 1092 , signe patent de la diversité de la production cinématographique française et d’une possible sectorisation du public réalisée en amont par les producteurs.

Le 2 octobre 1926 sort sur l’écran du cinéma Aubert-palace La rose effeuillée ou un miracle de Sainte-Thérèse (G. Pallu, 1926), dont le titre est à lui seul un poème. L’Ecran lyonnais le qualifie non sans une pointe d’ironie de « film spécial certes mais qui charme et sanctifie en même temps toute une clientèle » 1093 . Une clientèle, et non pas l’indistinct public habituel. Cette clientèle fait honneur au film, signe que le genre catholique a son public. La rose effeuillée tient en effet deux semaines à l’affiche et constitue un des quatre plus grand succès de la saison 1926-1927 de l’Aubert-palace 1094 . Mais malgré son succès place Bellecour, le film n’est repris par aucun autre établissement de l’agglomération. Il faut attendre juin 1927 pour retrouver La rose effeuillée, à nouveau sur l’écran du Royal.

Autre exemple, cette fois sur l’écran du Lumina-Gaumont. La salle programme en septembre 1927 le film La madone du rosaire, et axe étonnamment sa publicité sur la caution de la hiérarchie ecclésiastique : « un grand film approuvé par S.E. le cardinal Dubois » 1095 . Manifestement, le public des Brotteaux est sensible à l’argument car le film fait salle comble. Or, La madone du rosaire était sortie en 1ère vision quelques mois auparavant dans le centre de la ville et n’avait alors pas rencontré un franc succès 1096 . D’ailleurs, le film n’est plus joué après son passage aux Brotteaux.

Ces deux exemples sont significatifs des distinctions qui peuvent exister entre les publics des différents espaces de la ville. Mais en l’absence de données sur les recettes effectives des salles selon le film qu’elles passent, il est difficile de généraliser. Seule leur programmation peut finalement apporter quelques lumières sur les goûts de leur clientèle ; et dans la programmation des établissements cinématographiques, un genre cristallise les divergences entre les publics : le film à épisodes.

Héritier du roman feuilleton consacré par Eugène Sue, Alexandre Dumas ou Wilkie Collins, le film à épisodes a pour but évident de fidéliser la clientèle d’une salle de cinéma. Sa première forme fut le serial, importé des Etats-Unis pendant la guerre avec Les mystères de New York, célébré aussi bien par le public que par les critiques les plus avisées. Les français ne restèrent pas en reste, et ce fut Judex, incroyable succès des années 1917-1918. Le film en épisodes, français ou américain, constitue l’une des productions majeures durant les années 1920. De douze et parfois quinze épisodes, ils permettaient à des salles de s’assurer pendant plusieurs mois de la fidélité de la clientèle, à condition bien sûr que la qualité soit au rendez-vous. Car à partir de 1922, les professionnels constatent une certaine lassitude du public : Roger Icart fait part d’une enquête menée en 1923 dans laquelle 50 % des spectateurs se déclarent désormais hostiles au serial 1097 . L’importation des serials américains en France décline d’ailleurs à partir de cette date, mais ce déclin est compensé par l’apparition d’un nouveau type de film en épisodes, les adaptations littéraires ou ciné-romans. Les épisodes y sont plus longs (une heure environ) et surtout moins nombreux (de quatre à huit en général).

La programmation des salles de l’agglomération lyonnaise diffère selon qu’on y trouve ou non des films à épisodes. Dès 1920, le genre paraît imperméable à ceux qui fréquentent les palaces, à la recherche du prestige.

‘« N’y aurait-il pas moyen de passer la semaine prochaine le 12ème épisode du Gant Rouge, ce film devient de plus en plus idiot et fait fuir tous mes clients. De plus, il commence à m’en faire perdre. Voyez donc à trouver une solution pour ceci et à l’avenir, je vous prie, plus du tout de films en épisodes à Tivoli, c’est incompatible avec la belle clientèle et c’est celle que j’ai justement, à moins d’un film sensationnel comme Judex et encore. Je passe toujours le Gant rouge en fin de programme ; à ce moment, la salle se vide des trois quarts. » 1098

Le genre disparaît totalement des salles de 1ère vision lyonnaises, et à peu près complètement du centre-ville. Les seules à sacrifier au genre en 1926 sont la petite salle du Modern, 98 rue de l’Hôtel de Ville 1099 , et le cinéma Idéal de la rue de la République. En dehors des considérations artistiques et culturelles, il apparaît clairement que les salles du centre-ville ne sont pas en quête d’un public fidèle ou régulier, mais d’un public d’occasion : les efforts sont faits sur la programmation, et cherchent à attirer ceux qui viennent voir un film en particulier.

Pourtant l’argument le plus souvent cité est celui de la différence des goûts des publics, ce qui doit refléter une certaine réalité même s’il n’est pas impossible que les contemporains grossissent le trait en reprenant des classifications qui ont fait leurs preuves...

‘« Presque tous les cinémas de quartier et des petites villes sont unanimes à déclarer [que les films à épisodes] répondent toujours aux désirs du public. Seules, les grandes salles, dont les clientèles apparaissent plus choisies doivent reculer devant le film à épisodes car la clientèle [le] boude, pour deux raisons : par goût particulier aux classes instruites et habituées à des œuvres littéraires, artistiques (…). Puis par snobisme, [ce genre de film] n’est pas prisé par les augures et les mentors. » 1100

Le genre disparaît peu à peu des salles du centre-ville mais reste prépondérant dans les grandes salles de la Rive gauche, sans doute plus à même de fidéliser une clientèle. Entre 1924 et 1927, les cinémas Lumina aux Brotteaux et Gloria à la Guillotière ont quasiment toutes les semaines un feuilleton cinématographique en cours, qu’elles obtiennent le plus souvent en 1ère vision en raison de la désaffection des salles du centre-ville. Les deux salles se distinguent par la nature des films qu’elles proposent à leur public : aux Brotteaux, passent en exclusivité ou en 2ème vision tous les cinéromans français. En fait, tous les films à épisodes qui passent au Lumina entre 1924 et 1927 sont français, et pour la plupart des adaptations littéraires. A la Guillotière, c’est le serial américain qui est favorisé. Les ciné-romans sortis au Lumina ne parviennent d’ailleurs jamais dans le quartier de la Guillotière, et rarement dans une salle de quartier. Le serial américain, en revanche, est plus présent dans les petits établissements. L’Archer vert, par exemple, sorti au cinéma Gloria le 2 octobre 1926, est programmé en 1927 au cinéma Lacroix, à la Croix-Rousse et à celui des Variétés, avenue Berthelot. Les films à épisodes contribuent donc à la distinction culturelle des espaces urbains.

La Scala programme début 1926 Les Aventures de Robert Macaire (J. Epstein, 1925) en une seule séance. Or, le film mesure logiquement 7 000 mètres, soit au minimum cinq à six heures de projection, et n’est donc évidemment pas programmé dans son intégralité. Il est par là-même avéré, même si aucune indication ne l’atteste 1101 , qu’une version courte du film, logiquement prévu en huit épisodes, circule pour le public de la Scala. Dans les autres salles de la ville, Robert Macaire est effectivement programmé en huit épisodes distincts. Les différences des publics modifie donc la physionomie des oeuvres qui lui sont présentées. Tout aussi significatif est le cas des films de long-métrage qui ne sont pas des films à épisodes, ou du moins pas prévus comme tels, mais qui sont scindés en plusieurs parties par les exploitants des salles de quartier, alors qu’ils avaient été projetés dans leur intégralité au centre-ville. On retrouve ainsi Le juif errant (Luitz-Morat, 1926) en deux parties au cinéma Femina comme au Casino de Villeurbanne ou André Cornélis (J. Kemm, 1926) en six épisodes au cinéma Gloria. Ce phénomène est peut-être dû à une habitude prise lorsque ces salles ne possédaient qu’un seul appareil de projection.

La programmation des salles de cinéma de quartier et de la banlieue lyonnaise est avant tout marquée par le retard des films qui y passent : une moyenne d’un an après la sortie au centre-ville au cinéma Lacroix de la Croix-Rousse, un an aussi au cinéma Saint-Fons, près de sept mois au Casino de Villeurbanne, pourtant la plus grande salle de la ville.

Sur la programmation elle-même, il est difficile de porter un jugement d’ensemble. Les salles de quartier se distinguent selon leur quartier d’implantation, et leur propre importance. Il faut d’emblée distinguer les quartiers à salle unique et ceux qui comptent deux salles. Je ne connais malheureusement pour les quartiers Croix-Rousse et Vaise que la programmation d’une seule des deux salles, la comparaison est donc impossible. Hypothèse toutefois : le Régina de Vaise passe une forte proportion de films à succès (60 %) et aucun western, tandis que le cinéma Lacroix à la Croix-Rousse obtient plus rarement un film à succès, mais près de 20 % de sa programmation est composée de westerns. Il est donc fort possible que dans ces deux quartiers, une salle se spécialise dans la reprise des grands films, laissant à l’autre le soin d’une programmation plus populaire. Même hypothèse à Villeurbanne, qui compte neuf salles de cinéma en 1927 : si le Casino passe les films à succès, il est fort possible que les autres (pour la plupart bien plus modestes) n’aient accès qu’à une production de seconde zone.

Dans la ville de Saint-Fons, en revanche, une seule salle de cinéma est implantée. La programmation de septembre 1927 à mars 1928 (trente-quatre films) montre une proportion significative de films à succès (13 films, près de 40 %) dont quelques productions françaises (La femme nue, Nitchevo) ou étrangères (Metropolis ou Les bateliers de la Volga). Toutefois, cette proportion est bien plus faible qu’au Régina de Vaise. On trouve d’ailleurs une forte proportion de westerns : Tom Mix et son cheval Tony cavalent à sept reprises dans la banlieue ouvrière entre mars 1927 et mars 1928 (15 % de la programmation).

Le cinéma Family, situé à la limite de la Croix-Rousse et de la commune de Caluire, dans une rue hors des flux de passage, ne s’adresse selon toute vraisemblance qu’aux habitants du voisinage. Sa programmation, très particulière, est peut-être significative de la programmation des salles les plus isolées ou situées dans les quartiers les plus populaires. La programmation du Family est donnée quasiment toutes les semaines dans Le Progrès de Lyon de septembre 1927 à mars 1928. Vingt-sept films projetés durant cette période ont été identifiés.

Dix de ces films ne sont pas passés depuis le 1er janvier 1926 dans les principales salles de Lyon. Il est bien sûr tout à fait possible qu’il s’agisse de films sortis bien avant sur les écrans lyonnais, et repris par le Family des années après. Mais parmi ces films se trouve deux long-métrages français, L’Horloge, sorti courant 1926 à Paris, et La soif de l’or (M. Ausonia, 1926), de 1926 également. Le directeur du Family les a donc obtenus, avec un retard conséquent, sans qu’ils ne sortent au centre-ville, pas plus d’ailleurs que dans les grandes salles de la rive gauche.

Six films sont passés directement de leur établissement de 1ère vision au cinéma Family, n’intéressant pas selon toute vraisemblance les autres salles de l’agglomération. Il est notable que le film qui ait mis le moins de temps pour parvenir sur l’écran du Family soit un western. Des quatorze films sortis en 1ère vision dans l’une ou l’autre des grandes salles lyonnaises, seuls trois proviennent des trois grands établissements d’exclusivité (Scala, Royal, Tivoli), signe tangible de la place marginale qu’occupe la petite salle de la Croix-Rousse dans les circuits habituels des œuvres cinématographiques. Les films qui passent au Family sont majoritairement sortis au Lumina, au Gloria ou au Bellecour.

Dix-sept films ont néanmoins connu un passage dans l’agglomération avant d’être programmés au Family. La pauvreté de la salle de la Croix-Rousse ne se mesure alors plus à la notoriété de son programme, mais au temps que mettent les films pour parvenir sur son écran. Des dix-sept films, quatorze sont sortis dans une salle importante de la ville, et seuls trois d’entre eux sont parvenus en moins de 6 mois sur l’écran du Family. Certains mettent plus d’un an, sans pour autant avoir intéressé l’une ou l’autre des grandes salles de l’agglomération ; d’autres, comme Le roi de la pédale, ont disparu des écrans lyonnais depuis plus d’un an lorsqu’ils parviennent au Family. Trois films enfin, sont au programme de salles de quartier ou de banlieue en janvier 1926, et sont donc très certainement sortis bien avant au centre-ville lorsqu’ils passent dans la petite salle de la Croix-Rousse.

La programmation du cinéma Family est donc composée pour l’essentiel de films boudés par les grande salles, sinon de films inédits. Les genres dominants y sont le film à épisodes, comme Les ailes brulées, que le Family est le seul à reprendre après sa sortie au cinéma Gloria, et le western, qui avec le cinquième de la programmation se taille la part du lion. Toutes ces remarques vont dans le sens d’une programmation spécifiquement populaire des petites salles de quartier.

Notes
1091.

L’écran lyonnais n° 6, 24 juin 1927.

1092.

TILLOY Gérard, op. cit.

1093.

L’Ecran Lyonnais n° 6, 24 juin 1927.

1094.

Idem

1095.

Le Progrès, 17 septembre 1927

1096.

L’Ecran lyonnais n° 355, 23 septembre 1927.

1097.

ICART Roger, « Serials et films français à épisodes », in Le cinéma français muet dans le monde, influences réciproques, op. cit., pages 215 à 224.

1098.

BNF-Arsenal : Fonds Serge Sandberg : 4°COL.59/291 – Tivoli de Lyon : Lettre du directeur du Tivoli de Lyon à la société Fulgur, datée du 14 avril 1920.

1099.

Actuelle rue Edouard Herriot.

1100.

L’Ecran Lyonnais n°6, 24 juin 1927.

1101.

Aucune mention dans le pourtant très complet catalogue de CHIRAT Raymond, op. cit.