3) Films et acteurs fédérateurs

La diversité des établissements cinématographiques conditionne une programmation aux multiples visages, certes, mais le jugement est à nuancer. Les passerelles entre quartiers réputés « bourgeois » et ceux considérés plutôt « populaires » sont plus nombreuses qu’il n’y paraît. Et si certains films ont un parcours socialement codé, d’autres ont une portée fédératrice qui transcende les catégories sociales ou culturelles. Un exemple symbolique : Les aventures de Robert Macaire est donné simultanément (mais il ne s’agit pas du même épisode) au cinéma de l’Athénée aux Brotteaux, et au cinéma Régina de Vaise. Le public d’un quartier réputé populaire et celui d’un quartier plus bourgeois peuvent donc se retrouver au même moment devant le même film.

Car le spectacle cinématographique, s’il sacrifie parfois aux particularismes sociaux ou culturels, n’en demeure pas moins un formidable outil de propagation d’une culture fédératrice. Certains films constituent un véritable évènement dans la ville, dans toute la ville. Bien sûr, les décalages sont importants, mais la population urbaine n’en est pas moins réunie. En l’espace d’une année, Michel Strogoff, le plus grand succès de la Scala de la saison 1926-1927 1114 , revient ainsi à trois reprises dans la presqu’île lyonnaise, traverse la rive gauche du Rhône de part en part, du cours Lafayette à l’avenue Berthelot (mais laisse de côté les Brotteaux), passe par Villeurbanne et le quartier du Grand Trou, avant de finir sa carrière dans la salle paroissiale Saint-Denis 1115 .

Une carrière assez rapide que l’on retrouve en plus accentué pour le film Metropolis. Celui-ci est annoncé des mois avant sa sortie, qui s’effectue en novembre 1927 au cinéma Aubert-palace. Or, le film de Fritz Lang, une fois n’est pas coutume, ne met « que » deux mois pour parvenir dans le quartier de Vaise et trois mois pour être programmé dans la commune de Saint-Fons. Il s’agit d’un des rares cas où la population lyonnaise a pu dans son ensemble profiter du même film à peu près à la même période.

En reprenant l’exemple des quarante-quatre longs-métrages les plus repris dans l’agglomération, on s’aperçoit que les différents quartiers de la ville sont reliés par une part non négligeable de la production cinématographique. Dix-neuf films programmés aux Brotteaux l’ont été par exemple avenue Berthelot. Si Brotteaux et Guillotière se distinguent souvent, ils se rejoignent aussi parfois.

Quels sont ces films, peu nombreux d’ailleurs, qui attirent l’essentiel du public des cinémas ? Les grands succès français sont bien souvent tirés d’œuvres littéraires déjà popularisées (Les misérables, Michel Strogoff, Le Bossu), de grands succès du théâtre de la fin du siècle (Mme sans-gêne, La veuve joyeuse, La femme nue) ou de succès récents en librairie. Depuis L’Atlantide, tiré de son roman éponyme, plus grand succès littéraire d’après-guerre, Pierre Benoit est l’auteur le plus souvent adapté à l’écran, et toujours avec un certain succès : La ronde de nuit (M. Silver, 1925), repris par cinq salles, Le puits de Jacob (E. José, 1925) repris également par cinq salles et surtout La châtelaine du Liban, repris par huit établissements lyonnais. Les films étrangers, on l’a vu, sont moins bien représentés dans les films les plus diffusés. Certains connaissent néanmoins une carrière époustouflante, notamment les grands films d’aventures au budget conséquent dont les stars sont Douglas Fairbanks ou Rudolph Valentino.

De Valentino, il faut toucher un mot. Il est impossible d’échapper à la première véritable idole masculine du cinéma lorsque l’on se penche sur la programmation des salles de cinéma entre 1926 et 1927. L’acteur en effet meurt en pleine jeunesse et en pleine gloire le 23 août 1926, et les cinémas ne manquent pas de lui rendre un hommage (intéressé). Le plus réactif est le cinéma Majestic qui programme trois semaines après le décès de la star le film Arènes sanglantes, coup d’envoi de ce qu’il n’est pas usurpé d’appeler une véritable Valentinomania, que partagent toutes les salles de la ville.

Tableau 28. Les films de Rudolph Valentino sortis à Lyon après sa mort
  Date de sortie Nombre de reprises
Arènes sanglantes 18 septembre 1926 2
Le jeune rajah 9 octobre 1926 2
Le fils du cheikh 20 novembre 1926 6
Le cheikh 31 décembre 1926 5
Monsieur Beaucaire 7 janvier 1927 7
L’aigle noir 5 mars 1927 8
Cobra 19 mars 1927 7
Cauchemar d’amour 2 avril 1927 0
Le droit d’aimer 24 septembre 1927 1
Son aimée 24 décembre 1927 2
Dolly duchesse 7 janvier 1928 -

Onze films sortis en moins d’une années et demie. Au final, Rudolph Valentino occupe entre septembre 1926 et mars 1928 au moins quarante programmes différents. Cinq de ses films sont en effet repris par plus de cinq salles de l’agglomération. Durant l’été 1927, le cinéma Tivoli organise un grand festival Valentino avec pas moins de neufs films de la star. En tout, Valentino a été programmé dans dix-neuf salles, de tout type : palaces (Tivoli, Scala, Majestic ; le Royal semblant définitivement imperméable aux grands films d’aventures américains), salles du centre-ville (Grolée, Modern, Odéon, Terreaux), grandes salles de la rive gauche (Comœdia, Gloria, Alhambra), salles de quartier (Le Family à la Croix-Rousse, le Régina à Vaise, le Splendid) et salles de banlieue (Villeurbanne, Saint-Fons, Caluire et Tassin). Une véritable unité de lieux, fédérés par la personnalité envoûtante et le destin maudit du latin lover.

Mais le véritable symbole de l’aspect fédérateur du 7ème Art demeure Charlie Chaplin. Charlie Chaplin, ou Charlot plutôt, est en effet une figure éminemment fédératrice. Au milieu des années 1920, le succès du vagabond et sa notoriété sont bien ancrés dans la société française, comme du reste outre-atlantique et au delà. Les messages transmis par Charlie Chaplin sont de fait universels et parlent à toutes les catégories de la population. Les laissés pour compte, bien sûr, qui ne peuvent que se retrouver dans un personnage perpétuellement en prise avec la société. La foule des employés également : les habits de charlot, élimés, n’en sont pas moins d’une certaine classe. Les intellectuels enfin, convaincus par la qualité unique des films de Chaplin. De L’Humanité, pour qui Chaplin « dépeint la vie des malheureux opprimés par le capitalisme » 1116 aux figures avant-gardistes pour qui Chaplin est « le Shakespeare et le Molière du cinéma 1117  », Charlot est reconnu par tous.

On l’a vu, la Ruée vers l’or est à Lyon présentée comme peut l’être une grande première théâtrale. Monopolisé par le cinéma de la Scala durant près d’un an et demi, le film connaît ensuite une circulation générale dans l’agglomération lyonnaise, à l’image de ces films à succès, qui finissent pour beaucoup, malgré le fonctionnement de la distribution, par atterrir dans les salles des quartiers périphériques. Toutefois, la reprise du film en 2ème et 3ème vision est encore marquée par le principe de l’exclusivité, indice sans doute et si cela était nécessaire de la notoriété de Chaplin, chaque salle désirant rester pendant quelques semaines la seule à le passer. La Ruée vers l’or est ainsi programmée au Lumina en octobre, au Majestic au novembre, au cinéma Odéon à Noël . A la fin du mois de janvier, on retrouve le film au cinéma Comœdia, projection à partir de laquelle le film circule semaine après semaine dans les différents quartiers lyonnais : à Vaise le 5 février, à la Croix-Rousse le 19 février, à Villeurbanne enfin le 3 mars.

Mais à vrai dire, la circulation n’est pas fort différente de celle d’un film comme Métropolis ou Michel Strogoff. Non, ce qui frappe en fait avec Charlot, c’est sa prégnance sur les écrans lyonnais. En 1927, on retrouve le vagabond à Lyon vingt-huit semaines sur cinquante-deux, dans la vingtaine de salles dont je connais le programme. Sur toute l’année, ce sont dix-huit salles sur vingt-quatre, soit les trois quarts, qui à un moment ou à un autre ont passé un charlot. On y retrouve la plupart des salles du centre-ville, les principaux établissements de la rive gauche et l’ensemble ou presque des salles de quartier. A titre de comparaison, Buster Keaton apparaît lui dans quatorze salles différentes et Harold Lloyd (avec pas moins de dix films en circulation en 1927) dans douze salles. Le 21 janvier 1928, la Scala programme trois films inédits de Charlie Chaplin (Idylle au champ, Une Journée de plaisir et Charlot soldat), films qui comblent entièrement la séance. Le vagabond est tout à cette époque sauf un complément de programme. Enfin, le jour de noël, en 1926 comme en 1927, près du quart des salles lyonnaises ont un Charlot au programme.

Malgré tout, le formidable impact de Chaplin n’efface pas les règles très strictes de la circulation. Les films de Chaplin qui circulent dans l’agglomération lyonnaise en 1927-1928 datent tous des années 1918-1920, à l’exception bien sûr de La Ruée vers l’or. Or, tous sortent sur l’écran de la Scala, et mettent plusieurs semaines quand ce n’est pas plusieurs mois à être repris en 2ème vision. Même Charlot ne parvient pas à rendre plus égale la circulation des films dans l’agglomération lyonnaise.

Le spectacle cinématographique est, à l’orée des années 1920, un spectacle établi. Les salles sédentaires se sont définitivement substituées aux baraques foraines et aux séances dans les salles de spectacle, et le film de fiction a relégué les autres formes de cinéma au rang de complément de programme. Mais la normalisation du spectacle cinématographique est indissociable de sa hiérarchisation. Les salles de cinéma de l’agglomération lyonnaise, du fait de la diversité professionnelle et financière de leurs propriétaires, proposent aux spectateurs un cadre inégal à des tarifs tout aussi inégaux. Etablissements « populaires » et « selects » coexistent donc, conditionnant une distinction des espaces urbains, et par là-même des publics. D’autant plus que la hiérarchie des salles détermine celle de la circulation des films.

Le spectacle cinématographique, en effet, oscille entre spectacle de masse et différenciation des publics. Les différences se mesurent avant tout dans le temps : mieux vaut, à Lyon, habiter dans le quartier des Brotteaux plutôt qu’à la Guillotière pour profiter des films le plus rapidement après leur sortie. Les films circulent dans l’agglomération selon un parcours en grande partie défini à l’avance, s’éloignant mois après mois du centre-ville pour parvenir au bout d’une ou deux années dans les quartiers les plus reculés. Mais les différences se mesurent aussi dans la programmation des salles elle-même : films catholiques, cinéromans, westerns ne circulent pas de la même manière, et ne connaissent pas le même succès dans les différentes parties de l’agglomération lyonnaise. Le morcellement culturel de l’espace urbain est une réalité bien établie.

Toutefois, la distinction des publics n’est plus uniquement géographique. Le cinéma éducateur et le cinéma paroissial, qui se développent au début des années 1920, véhiculent une culture spécifique et reproduisent les clivages culturels de la société urbaine. Nouvelle pierre dans la segmentation des publics, l’émergence du cinéma d’institution annonce l’évolution du spectacle cinématographique dans les années 1930.

Notes
1114.

L’Ecran lyonnais n° 6, 24 juin 1927.

1115.

Archives du Diocèse de Lyon : Bulletin Paroissial Saint-Denis de la Croix-Rousse, février 1928.

1116.

Dans la critique de la Ruée vers l’or, L’Humanité, 25 octobre 1925.

1117.

GAUTHIER Christophe, La passion du cinéma..., op. cit., page 241.