a) L’installation du parlant

Le (faux) premier film parlant, Le Chanteur de Jazz (The Jazz Singer, A. Crosland, 1927), sort aux Etats-Unis le 6 octobre 1927. L’accueil est triomphal et les jours du muet paraissent très vite comptés. En France, les professionnels et la presse sont, en 1928, partagés entre scepticisme et franche hostilité, très certainement par peur de la concurrence, la France ne produisant encore aucun film parlant. En 1929, la situation bascule. Avec la projection, en janvier 1929, du premier programme parlant à Paris, le scepticisme fait place à l’engouement 1122 .

On souligne généralement le retard des salles françaises dans la course à l’équipement d’installations de cinéma parlant, retard que l’on explique en grande partie par la structure très éclatée de l’exploitation du pays. Mais sans doute le retard est-il dû avant tout aux salles des petites villes. Car dans une grande ville telle que Lyon, la période de transition entre muet et parlant est finalement assez courte : la capitale des Gaules s’équipe en moyenne deux fois plus vite que le pays dans son ensemble :

Tableau 29. Evolution de la proportion de cinémas équipés en parlant .
  Lyon France
Au 31/12 1930 27 % 12 %
Au 31/12 1931 50 % 24 %
En 1934 90 % 66 %

La rapidité de l’installation du cinéma parlant est générale dans l’agglomération lyonnaise où le tiers des salles (vingt-cinq salles sur soixante-quinze 1124 ) est équipé en mai 1931. Ces chiffres ne doivent toutefois pas masquer les profondes disparités qui existent au sein de l’exploitation lyonnaise entre petits et grands établissements.

Le premier programme de cinéma parlant est à Lyon diffusé au cinéma Aubert-palace, place Bellecour, le 15 mars 1929 1125 . Il s’agit de L’eau du Nil (M. Vandal, 1928), film musical et non parlant, dont la synchronisation est due au procédé GPP (Gaumont-Petersen-Paulsen). La critique est dithyrambique et le public répond présent : L’eau du Nil tient deux semaines à l’affiche. De nouveaux programmes sonores lui succèdent jusqu’au milieu du mois d’avril 1126 . Mais ces projections sont ponctuelles et en quelque sorte expérimentales : la salle n’est pas équipée d’une installation permanente , ce qui explique la sonorité « bizarre » 1127 des films.

En juin 1929, un nouveau procédé de cinéma parlant, le Melovox, « appareil de synchronisation » apparaît à la Scala pendant une semaine 1128 . Un autre appareil, dont le nom est inconnu, aurait été présenté à la même période au Majestic 1129 . Il en existe peut-être d’autres encore dont je n’aurais pas retrouvé la trace. En effet, les projections spéciales dans les grandes salles de cinéma lyonnaises sont un moyen pour les constructeurs, et ils commencent à se multiplier, de présenter aux professionnels leur matériel. A la concurrence entre les principaux établissements de la ville désireux de profiter de l’engouement que le parlant suscite se mêle donc celle entre les différents procédés de cinéma parlant. Cela explique que les projections sonores restent ponctuelles et les installations provisoires, les salles ne voulant ou ne pouvant pas encore faire le tri entre les différents systèmes. Jusqu’en décembre 1929, aucune salle n’est équipée d’une installation de cinéma parlant permanente. Pas même le cinéma Aubert-palace qui, définitivement à la pointe, présente au mois d’octobre 1929 Le Chanteur de Jazz.

Le premier établissement à acquérir une installation définitive est le théâtre de l’Eldorado à la Guillotière, qui rouvre comme cinéma à la Noël 1929 avec la reprise du Chanteur de Jazz 1130 . Dès lors, les grandes exploitations lyonnaises se bousculent pour s’équiper. En 1930, la plupart des grandes exploitations du centre (Scala, Tivoli, Majestic, Terreaux et l’Aubert-Palace, qui a repris son ancien nom de Royal) et de la rive gauche (Gloria, Alhambra, Lumina-Gaumont et Comœdia) projettent des films parlants 1131 , malgré les difficultés inhérentes à la nouveauté. Au cinéma Alhambra, l’installation tombe ainsi en panne dès la première projection 1132 .

Néanmoins, la grande exploitation lyonnaise franchit sans trop d’encombres le cap du parlant. On voit même s’échafauder de subtiles stratégies : la compagnie G.F.F.A. transforme par exemple le cinéma Royal de la place Bellecour et le Lumina des Brotteaux le même jour, le 16 juin 1930 1133 , en laissant le Tivoli exploiter les films muets pendant six mois encore. Nul besoin pour le moment de deux salles parlantes au cœur du centre-ville : il reste des films muets à exploiter et un public potentiel à attirer. A moins qu’il ne s’agisse d’échelonner les dépenses. Jean Boulin adopte la même stratégie pour son circuit de salles : le cinéma Alhambra dans le quartier de la Guillotière et le cinéma Majestic 1134 , sa principale salle dans le centre-ville, sont toutes deux équipées au printemps 1930, tandis que le cinéma Bellecour reste en muet jusqu’en novembre 1931 1135 . L’importance de la fréquentation dans le centre de la ville permet également aux petites exploitations de se démarquer en continuant à programmer du muet. C’est le cas du cinéma Grolée, « refuge des belles productions muettes 1136  », et des petites salles des Jacobins (ex-Palace) et du Modern qui n’installent le parlant qu’à la fin de l’année 1932 1137 .

Pour les petites exploitations de quartier, l’avènement du parlant est un coup dur. L’acquisition d’une installation sonore représente en effet un coût important. D’une part parce qu’elle implique, avec la pose de haut-parleurs, une refonte partielle de la salle, et d’autre part en raison du prix exorbitant de l’appareil de projection. Claude Forest précise qu’une installation sonore coûte la première année de 180 000 à 480 000 francs 1138 . Il est bien évidemment impossible aux exploitations de quartier de s’équiper à ce moment là, leur recette annuelle n’atteignant pas la moitié de cette somme. A partir de 1931, les prix des installations commencent à baisser de manière significative ; la firme Nicea-films sort un appareil sonore pour les petites exploitations au prix de 70 000 francs en mars 1931 1139 . Un an plus tard, les prix ont à nouveau chuté de moitié : Etoile-film propose en décembre 1932 un appareil pour la somme de 35 000 francs 1140 . Mais même après ces réductions successives, le cinéma parlant constitue véritablement un gouffre financier pour les exploitations les plus modestes : la somme de 35 000 francs correspond ainsi exactement à la recette annuelle du cinéma Iris, à Villeurbanne 1141 .

Autre complication : le choix de l’appareil. Roger Icart recense ainsi cinq grands types de procédés, souvent incompatibles 1142 . En fait, le véritable risque est de se décider entre le procédé de « son sur disque » (technique ancienne, celle du chronophone Gaumont) et celui du « son sur pellicule » (mise au point en 1921). Le premier disparaît rapidement, entraînant avec lui les exploitants qui ont fait le mauvais choix, et qui doivent donc – quand ils n’ont pas été contraints de se retirer – payer deux fois leur installation. Il semble que cela soit le cas des cinémas Montchat, Cristal-Palace et de la Cigale qui, dotés d’une installation sonore en 1931 n’en sont pas moins forcés de transformer leur cabine six mois plus tard pour accueillir un nouvel appareil 1143 . C’est le cas en tout cas du cinéma Odéon entre mars 1931 et février 1932. Lorsque l’exploitant en a les moyens, le moins risqué et le plus rentable pour accueillir tous les films est encore d’adopter les deux systèmes de concert, comme c’est le cas au cinéma Bellecour en octobre 1931 1144 .

Au problème de l’équipement se superpose celui de l’obtention des films. A partir de 1930, ce sont les films parlants les plus attractifs et ceux pour lesquels la publicité est intensive. Or, les salles non équipées ne peuvent les accueillir. Par ailleurs, les films parlants sont encore rares, ce qui permet aux distributeurs une plus grande marge de manœuvre. Leurs exigences rajoutent aux exploitants des frais supplémentaires, comme en témoigne l’un d’eux :

‘« La pénurie de films parlants rendent les maisons d’édition très exigeantes et par le jeu de la concurrence obtiennent de nous des prix de location exorbitants, qui mettent en péril nos exploitations 1145  »’

Du reste, ce sont tout autant les desiderata du public que la raréfaction des films muets qui obligent les exploitants à s’équiper. En janvier 1932, il est devenu difficile de se procurer des programmes muets 1146 . Si les petites salles du centre-ville peuvent s’accommoder de programmer du muet et espérer attirer les nostalgiques, ce n’est pas le cas des salles de quartier, surtout lorsque leurs concurrents immédiats proposent au public du quartier des films parlants.

A Villeurbanne, les difficultés économiques des petites exploitations sont en effet presque systématiquement mises en corrélation avec l’implantation du parlant à leurs portes. Le 20 janvier 1931, le directeur du cinéma Family attribue les difficultés qu’il rencontre à l’installation parlante de ses concurrents. Neuf jours, plus tard, c’est au tour de l’exploitant du cinéma Iris d’interpeller la municipalité :

‘« J’ai l’honneur de présenter une requête concernant les [..] taxes pour 1931. En 1930, au moment du contrôle, je ne prévoyais pas de concurrences très sérieuses sauf le stade municipal qui pouvait m’enlever une partie de la jeunesse. Mais, depuis l’Eden-ciné s’est équipé en parlant, le Kursaal cinéma va suivre sous peu et de plus, un nouveau cinéma de 1 200 places finit de se construire près de moi. Le bruit court qu’il sera équipé en parlant. Quant à moi, mes recettes ne me permettent pas de payer les prix élevés d’une installation sonore. Devant ces concurrences redoutables qui m’enlèveront une partie de ma clientèle, je sollicite de votre bienveillance la diminution de mes taxes.  1147 »’

Cela contribue à expliquer pourquoi, en mai 1931, les deux salles du quartier de Vaise proposent toutes deux des films parlants à leur clientèle, alors qu’à cette date, seules les grandes exploitations du centre-ville et de la rive gauche sont équipées. Lorsque le propriétaire du Régina décide de s’équiper, il oblige très certainement son concurrent direct à faire de même. On retrouve cette situation route de Vienne, dans le quartier de Gerland, où les deux salles qui y sont implantées s’équipent à six jours d’intervalle, les 16 et 23 novembre 1931 1148 . Mais l’avènement du parlant est funeste pour ceux qui n’ont pas les moyens de répondre à la concurrence de leurs voisins.

La période est donc particulièrement néfaste aux exploitants. Certains démissionnent avant de se confronter à un problème technique qu’ils craignent ne pas savoir surmonter, d’autres sont peut-être hostiles à l’idée même de cinéma parlant. La plupart en tout cas ont bien conscience que leurs recettes ne leur permettent pas sans risque un tel investissement. Le petit cinéma Family à la Croix-Rousse ferme ainsi ses portes en 1931 sans avoir été transformé et cela jusqu’en octobre 1935, date à laquelle son repreneur trouve enfin les ressources nécessaires pour l’équiper en parlant 1149 .

Il n’est pas étonnant alors que plus du tiers des exploitants lyonnais, les plus modestes en général vendent leur exploitation au cours de la saison 1930-1931. L’instabilité est particulièrement criante dans les salles qui s’équipent tardivement, après la grande vague d’installation du parlant de septembre-décembre 1931, où quatorze salles de quartier adoptent le parlant. En janvier 1932, neuf salles de quartier fonctionnent encore en muet et ne s’équiperont qu’au cours de l’année. Or, ces établissements ont déjà connu un (Cinéma Venise, Cinéma Perrache-Palace, cinéma Magic), deux (Cinéma Gerland, Cinéma Diderot, Cinéma Paul-Bert) sinon trois (Cinéma Variété, Cinéma Familia) propriétaires successifs depuis 1930. Les recettes de ces exploitations ne permettaient sans doute pas à leur propriétaire de payer une installation sonore car toutes ces salles sont revendues moins d’un an après leur transformation en cinéma parlant 1150 . C’est aussi le cas du propriétaire du cinéma Printania, à Villeurbanne, contraint de fermer ses portes en décembre 1931 après deux semaines seulement d’exploitation en parlant. Il vend le mois suivant son exploitation 1151 , ne parvenant plus à joindre les deux bouts. La crise économique commence à produire ses effets.

Notes
1122.

ICART Roger, La révolution du parlant vue par la presse française, Paris, Institut Jean Vigo, 1988, pages 180-184.

1123.

Les chiffres nationaux de 1930 et 1931 sont issus de Forest Claude, op. cit. page 46, et ceux de 1934 par Montebello Fabrice, Histoire du cinéma en France, op. cit. Ceux de Lyon par le croisement des cartons 1121 WP 001 à 007 (AML), du registre 1271 WP 021 (Idem) et par l’enquête préfectorale de mai 1931 (ADR : 4 M 485).

1124.

ADR : 4 M 485 : Enquête préfectorale, mai 1931.

1125.

Le Cri de Lyon n° 429, 16 mars 1929

1126.

Idem n° 431, 30 mars 1929

1127.

Idem n° 432, 6 avril 1929.

1128.

Idem, n° 444, 29 juin 1929

1129.

Idem, n° 445, 6 juillet 1929

1130.

Idem n° 466, 28 décembre 1929.

1131.

AML : 1271 WP 021 : Fiches des cinémas Scala, Tivoli, Majestic, Terreaux, Royal, Gloria, Alhambra, Lumina et Comœdia.

1132.

Le Cri de Lyon n° 486, 17 mai 1930.

1133.

AML : 1271 WP 021 : Fiches des cinémas Lumina, Royal et Tivoli.

1134.

Idem : Fiches des cinéma Majestic et Alhambra.

1135.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du cinéma Bellecour, lettre des Ets J. Boulin, 30 octobre 1931.

1136.

Le Cri de Lyon n° 504, 27 septembre 1930.

1137.

AML : 1271 WP 021 : Fiches des cinémas Modern et Palace.

1138.

FOREST Claude, op. cit., page 45.

1139.

Le Cri de Lyon n° 523, 31 janvier 1931.

1140.

Idem n° 657, 2 décembre 1932.

1141.

AMV : Dossier du cinéma Iris, déclaration des recettes de l’année 1929-1930 à la municipalité.

1142.

ICART Roger, op. cit., pages 21-26.

1143.

En comparant l’enquête préfectorale de 1931 (ADR 4 M 485) et les fiches des Sapeurs-Pompiers (AML : 1271 WP 021).

1144.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du cinéma Bellecour, lettre des Ets Jean Boulin, 30 octobre 1931.

1145.

AMV : Dossier du cinéma Kursaal, lettre du directeur au maire de Villeurbanne, 14 mars 1931.

1146.

Le Cri de Lyon n° 612, 15 janvier 1932.

1147.

AMV: Dossier du cinéma Iris, lettre du propriétaire à la municipalité datée du 29 janvier 1931.

1148.

AML : 1271 WP 021 : Fiches des cinémas Splendid et Grand Trou.

1149.

Idem : Fiche du cinéma Rialto.

1150.

Indicateur commercial Henri, années 1929-1934 : liste des propriétaires successifs des cinémas.

1151.

AMV : Dossier du cinéma Printania, lettre du propriétaire, Jorio, à la municipalité datée du 8 janvier 1932 et lettre du nouveau propriétaire, Pascal, à la municipalité datée du 2 février 1932.