b) « Et la nourriture pourtant ! Il faut bien manger 1152 » : Les difficultés de la petite exploitation face à la crise économique

Lorsque le cinéma parlant fait son apparition et commence à se développer, la France est en situation de plein emploi et les indicateurs économiques sont, aux yeux des contemporains, au beau fixe 1153 . Mais à la fin de l’année 1930, la récession mondiale commence à se faire sentir et le chômage à se développer, entraînant une baisse générale du pouvoir d’achat des salariés. Or, lorsque l’argent vient à manquer, ce sont les dépenses « superflues » – et le spectacle ne remplit assurément pas les estomacs – qui sont généralement les premières à être abandonnées. Les petites exploitations cinématographiques situées dans les quartiers les plus ouvriers sont donc frappées de plein fouet par cette crise économique qui touche directement leur clientèle, leur gagne-pain, et dont les effets perdurent jusqu’au milieu des années 1930.

Les petits cinémas de quartier sont en effet toujours autant dépendants de leur environnement immédiat. Leur situation économique est indissociable de la vie du quartier, le fonctionnement d’une salle de cinéma ne tient parfois qu’à la situation d’une seule entreprise :

‘« Par suite de l’absence de clientèle dans mon établissement, ceci en raison de la chaleur, et surtout de la grève des usines Gillet, j’ai été obligé de fermer le cinéma le 30 mai, c’est à dire un mois plus tôt que la date prévue. » 1154

Le chômage qui s’abat sur la population ouvrière au début des années 1930 est donc directement ressenti par les propriétaires de cinémas. Dans les quartiers majoritairement ouvriers – Perrache, Gerland, les communes de la banlieue lyonnaise – la situation est particulièrement difficile. Le désarroi des exploitants transpire dans les nombreuses lettres qu’ils écrivent aux autorités municipales pour bénéficier d’un allègement des taxes, qu’on leur accorde d’ailleurs rarement. Ils y décrivent des situations précaires, parfois intenables :

‘« Je me permet de solliciter de votre bienveillance un abaissement du droit des pauvres et autres taxes. Je me trouve dans une situation terrible et suis sur le point de faire faillite, à cause du chômage. Ayant acheté cette salle au mois de décembre 1930, le chômage ayant commencé au mois de janvier, j’ai vu mes recettes dégringolées de jour en jour. De plus, j’ai perdu ma place dans la soierie déjà en mars 1931, j’ai été 5 mois sans travail vivant d’emprunt et à présent j’ai une petite représentation qui me rapporte 400 francs par mois pour ma femme et moi. Nous faisions en 1931 4 représentations par semaine au prix de 4-3.50-2.50 maintenant nous n’en faisons plus que 3 au prix de 3-2.50-2 et nos frais sont restés les mêmes qu’en 1931. Je suis en retard de deux mois de location, 3 mois d’auteurs, 2 mois de droit des pauvres, 1200 francs de contributions, 1200 francs de films et sans espoir de pouvoir me relever même en nous privant de tout même du nécessaire 1155 »’

Ce témoignage désespéré appelle plusieurs commentaires. Sur la situation des exploitants d’abord : on remarque ici que le propriétaire du cinéma de Perrache a nécessairement besoin d’un travail salarié, les recettes de sa salle n’étant apparemment pas suffisantes pour vivre. Pour les exploitants les plus modestes, ceux dont la situation économique est la plus précaire, le chômage est d’abord un problème personnel. Mais le chômage touche aussi les habitants du quartier, ceux qui d’habitude fréquentent la salle de cinéma, entraînant un manque à gagner important. Face à la désaffection du public, le propriétaire du cinéma de Perrache est contraint de baisser le prix des places de 20 à 25 % et de diminuer ses frais en supprimant une séance, très certainement celle du jeudi soir. Ces deux mesures entraînant de facto une baisse significative des recettes.

Mais une autre raison, incontournable à vrai dire, permet d’expliquer la désaffection du public et les difficultés financières de l’exploitant : le cinéma Eden, lorsque son propriétaire écrit en février 1932, n’est pas encore équipé d’une installation de cinéma parlant 1156 . Or, à cette date, les films muets sont désormais denrée rare et le parlant est devenu incontournable. C’est assez dire toutes les difficultés de la petite exploitation qui, obligée d’investir dans une installation coûteuse alors que la crise économique grève leurs recettes, tombe de Charybde en Scylla. Une impasse évitée par la plupart des grandes exploitations lyonnaises, équipées en parlant avant que les premiers effets de la crise ne se fassent sentir.

A dire vrai, les tourments ne sont pas l’apanage des exploitants qui ont tardé à s’équiper. Pour la majorité des salles de cinéma de la ville qui sont parvenues à acquérir une installation de cinéma parlant en 1931, la crise économique entraîne des problèmes différents :

‘ « J’exploite le cinéma Venise, 83 rue Richerand. Dans notre quartier ouvrier, la crise s’accentue de jour en jour, et malgré cela, au risque de perdre le peu de ce qui nous reste de clientèle, nous avons dû installer le parlant d’où augmentation de frais, et les recettes ne correspondent pas 1157 »’

Le propriétaire du cinéma Venise vend son exploitation quelques mois après cette lettre, contraint sans doute par ses difficultés financières. L’inadéquation entre les recettes de sa salle et l’investissement qu’il a du effectuer s’explique sans doute par la baisse de la fréquentation, comme le déclare l’exploitant lui-même, mais aussi peut-être par l’échelle des tarifs pratiqués.

En effet, les exploitants sont confrontés au début des années 1930 à l’épineux problème de la fixation de leurs tarifs. La forte dépense que constitue l’installation sonore entraîne tout naturellement les propriétaires de cinémas à augmenter leurs tarifs, augmentation qui peut se justifier dans les premiers mois par la nouveauté que constitue le film parlant et par le besoin qu’ont les exploitants de rentrer dans leurs frais. Mais si les spectateurs sont prêts à débourser un peu plus que d’habitude pour assister au nouveau spectacle dans les premiers temps, le caractère exceptionnel des projections sonores s’émousse peu à peu. Avec la crise économique et le chômage, cette lassitude du public prend une acuité toute particulière. Les exploitants, face à la désaffection du public, ne trouvent qu’une solution : baisser leurs tarifs, comme on peut le constater à Villeurbanne :

Tableau 30. Evolution des tarifs pratiqués au cinéma Casino, à Villeurbanne (1930-1937)
  Secondes Premières Fauteuils Réservées
1930 (muet) 3,50 4 4,50 -
1931 (parlant) 5 6 7 8
1934 4 5 6 7
1935 3 4 5 6
1937 4 4,50 5,50 6,50

L’augmentation importante (entre 40 et 55 %) des tarifs après l’installation du parlant est remise en question trois ans plus tard. L’exploitant du Casino baisse ses tarifs uniformément d’un franc, ce qui semble montrer que la désaffection est générale (il aurait pu ne baisser que les tarifs les plus bas). Cette baisse de 12 à 20 % n’a pas dû avoir l’effet escompté car les tarifs sont à nouveau abaissés d’un franc à peine un an plus tard. En deux ans, la baisse des tarifs oscille entre 25 et 40 %. Ramenée aux différentes catégories de places de l’établissement, la baisse effective est de 31 % par rapport aux prix envisagés au début du parlant. Cette évolution des tarifs est commune à l’ensemble des salles de Villeurbanne. Au cinéma Kursaal, plus modeste, la baisse est encore plus importante. Les tarifs qui vont de 8 à 5 francs au moment où la salle ouvre en parlant en 1931, passent de 6 à 3,50 francs dix-huit mois plus tard puis de 5 à 3 francs en 1935, soit une baisse générale de l’ordre de 60 % 1159 .

En perdant ainsi une part significative de leur recette, les exploitants se mettent dans une position difficile et risquent de ne pouvoir faire face à leurs engagements. C’est l’histoire malheureuse des époux Rivoire, les exploitants du cinéma Paul-Bert, que les difficultés économiques acculent au suicide durant l’automne 1932. Le Cri de Lyon attribue leur ruine « aux contrats de location [des films] signés à l’époque de la prospérité », mais également aux conditions d’acquisition des cinémas 1160 .

En effet, le problème des cessions de commerces cinématographiques défraye la chronique en ce début des années 1930. Les salles sont alors vendues très cher et les mensualités exigées par le vendeur sont trop importantes pour permettre au nouvel exploitant d’équilibrer son budget et de rembourser sa dette. Certains vendeurs finissent d’ailleurs par récupérer leur exploitation au bout d’une année ou deux. C’est le cas d’une dame Chaboud, ancienne propriétaire du cinéma du Grand Trou, 106 route de Vienne, qu’elle a acquit en 1930, vendu en 1931 et finalement récupéré en 1932 1161 .

En outre, cette période de forte spéculation favorise les profiteurs. Certains exploitants malhonnêtes n’hésitent en effet pas à abuser celui qui cherche à reprendre leur exploitation, le condamnant à une déconfiture certaine :

‘« M. Auran, vendeur, a pendant cette période [d’étude avant rachat] fait de gros efforts : publicité intense, location de films très chers : pour faire mousser l’affaire, même sans en tirer de bénéfices, l’établissement n’étant pas viable avec de tels frais. Je me suis rendu compte de cet état de choses trop tard, c’est à dire après la signature de l’acte d’achat. 1162  »’

Le nouveau propriétaire du cinéma Apollo, Jacques Penet, qui s’exprime ici est contraint de contracter un emprunt pour faire face à ses frais généraux et pour éviter une fermeture définitive 1163 . S’il parvient à équiper sa salle d’une installation de cinéma parlant dès le mois de septembre 1931, la crise économique l’oblige à baisser ses tarifs dès l’année suivante et finalement à abandonner son établissement en 1934 1164 .

Mais tous les exploitants endettés ne parviennent pas à se rétablir en vendant leur établissement. Entre 1931 et 1935, onze salles de cinéma de l’agglomération lyonnaise font faillite ou déposent leur bilan 1165 . La géographie de ces salles est éclairante : quatre seulement sont lyonnaises, les sept autres sont implantées dans des communes de banlieue, communes plutôt ouvrières : Villeurbanne, Oullins, Vénissieux, Pierre-Bénite. A Oullins, cas unique, les trois salles commerciales de la ville font faillite entre juin 1934 et octobre 1935. Dans les raisons invoquées par les exploitants pour expliquer leur banqueroute, la crise économique et le chômage reviennent constamment :

‘« Je soussigné Aimé Perroud, propriétaire du cinéma Apollo à Oullins […] J'ai acheté le fonds en question il y a quatorze mois. Son état général laissait un peu à désirer, de sorte que, pour en rehausser son prestige et essayer d'y attirer une large clientèle, j'ai dû effectuer de nombreuses réparations et aménagements. Je ne croyais pas que la crise allait continuer et à sévir davantage, et je nourrissais le ferme espoir et de faire des affaires et de payer tout le monde. Les pouvoirs d'achat et de consommation des familles ouvrières (clientes de mon établissement) s'étant réduit par un chômage partiel, mon entreprise en a reçu le contre-coup. 1166  »’

Aimé Perroud avait acheté le cinéma Apollo en avril 1933, et contracté un emprunt important – près de 180 000 francs – pour l’aménager. Lors de sa déclaration, son passif s’élève à près de 400 000 francs. Propriétaire d’une automobile Citroën 1167 , Aimé Perroud apparaît pourtant plus comme un entrepreneur que comme un petit commerçant sans ressources : dans les quartiers ouvriers, les ressources financières ne suffisent pas pour faire face à la crise du chômage et à la chute de la fréquentation.

C’est également la crise économique qui est en toile de fond de la faillite du cinéma Familial de Vénissieux :

‘« Depuis 3 ans et demi, nous exploitons le cinéma Familial, sis rue Gaspard Picard, à Vénissieux. La baisse considérable des recettes due à la crise qui est particulièrement aiguë dans cette partie de la banlieue lyonnaise et l'impossibilité d'obtenir des loueurs de films des réductions raisonnables aux prix portés sur les contrats déjà souscrits sont les deux principales raisons qui ne nous permettent plus de faire face à nos engagements.  1168 »’

On retrouve à nouveau les contrats de location de films mis en cause dans les difficultés que traversent les exploitants. Ces contrats ont été signés alors que la crise ne sévissait pas encore, et calculés certainement à partir des tarifs mis en place lors de l’installation du parlant. Avec la baisse des tarifs et la désaffection du public, les exploitants ne parviennent plus à honorer leurs engagements.

Les difficultés rencontrées par la petite exploitation au début des années 1930 sont multiples et s’enchevêtrent. Toutes ces épreuves entraînent la disparition des exploitants les plus fragiles, mais non des exploitations elles-mêmes. Les petits cinémas de quartier survivent en effet à la crise économique.

Notes
1152.

AMV : Dossier du cinéma Eden, lettre du directeur du cinéma, 14 décembre 1933.

1153.

BERNSTEIN Serge, La France des années 30, Paris, Armand Colin, 2002, pages 25-26.

1154.

AMV : Dossier du cinéma Iris, lettre du directeur à la mairie, datée du 7 juin 1937.

1155.

AML : 0008 WP 030 : Lettre de Graillat, directeur du cinéma Eden, 44 cours Suchet, datée du 29 février 1932 (reproduite telle quelle).

1156.

AML : 1271 WP 021 : Fiche du cinéma Eden.

1157.

AML : 0008 WP 031 : Lettre de P. Noilly, directeur du cinéma Venise, 5 janvier 1933.

1158.

AMV : Dossier du cinéma Casino, contrôles effectués par la municipalité en décembre 1929 et décembre 1930, lettres du directeur du cinéma Casino datées des 20 décembre 1935 et 29 octobre 1937.

1159.

AMV : Dossier du cinéma Kursaal, bordereaux des séances des 25 et 27 février 1931, rapport du Bureau de bienfaisance du 19 novembre 1932 et bordereaux des séances du 11 au 25 décembre 1935.

1160.

Le Cri de Lyon n° 650, 14 octobre 1932.

1161.

Le Cri de Lyon n° 629, 13 mai 1932

1162.

AMV : Dossier du cinéma Apollo, lettre du nouveau propriétaire, Jacques Penet, à la municipalité villeurbannaise, datée du 20 janvier 1931.

1163.

Idem : Lettre de Penet à la municipalité datée du 18 mai 1931.

1164.

Idem : Lettres des 29 mai 1932 et 20 août 1934.

1165.

ADR : 6 up 1/2631 à 6 up 1/2926 : Jugements déclaratifs de faillite des 20 mai 1931 (Fradet, cinéma Familia à Lyon), 11 avril 1932 (Jorio, cinéma Pintania à Villeurbanne), 23 mars 1933 (Guidu, cinéma Palace à Pierre-Bénite), 11 août 1933 (Laurier, cinéma 68 rue Pierre-Corneille à Lyon), 9 janvier 1934 (Froissart, cinéma Scala à Lyon), 1er mars 1934 (Morel, cinéma-dancing à Tassin), 17 avril 1934 (Bazin, cinéma Eden à Lyon), 11 juin 1934 (Perroud, cinéma Apollo à Oullins), 8 octobre 1934 (S.A. Rhône-Cinéma, cinéma 1 rue Gaspard Picard à Vénissieux), 2 novembre 1934 (Bouton, cinéma Marivaux à Oullins), 24 janvier 1935 (Moderne et Hidbert, cinéma Saint-Clair à Caluire), 6 février 1935 (Pommateau, cinéma Splendid à Lyon), 1er octobre 1935 (Vallet, cinéma Eden à Oullins).

1166.

ADR : 6 up 1/2893 : Jugement déclaratif de faillite d’Aimé Perroud (11 juin 1934).

1167.

ADR : 6 up 1/2896 : Faillite d’Aimé Perroud, bilan provisoire (22 août 1934).

1168.

ADR : 6 up 1/2899 : Jugement déclaratif de faillite de la société Rhône-cinéma (2 octobre 1934).