2) Une exploitation moins artisanale

a) L’encadrement de l’Etat : des atermoiements républicains à l’application antisémite du régime de Vichy.

Jusqu’à la fin des années 1920, la taxe nationale sur les spectacles constituait le seul lien qu’entretenait l’Etat avec les salles de cinéma, sinon avec l’ensemble de l’industrie cinématographique. Il faut attendre les années 1927-1928 pour voir l’Etat intervenir progressivement dans le domaine cinématographique, que cela soit pour défendre l’industrie nationale (lois de contingentement des films étrangers) ou contrôler la diffusion des films (rétablissement de la censure) 1169 .

Mais se dessine également un désir de contrôler l’évolution de l’industrie cinématographique sur le sol national, exploitations comprises. C’est le sens du décret du 18 février 1928, dont le premier article stipule que les individus créant ou reprenant une salle de cinéma sont désormais tenus d’en informer la préfecture en même temps que leur municipalité 1170 . Informer, et non pas solliciter : le maire reste toujours la seule autorité compétente à autoriser ou non l’ouverture d’un cinéma. Mais le représentant de l’Etat est prévenu et a la possibilité, le cas échéant, d’intervenir. Ce décret n’a donc pas d’incidence réelle sur le quotidien des exploitants – aucune intervention de la préfecture rhodanienne sur les salles de cinéma recensée avant 1945 – mais témoigne du souci de la République de connaître dans le détail la situation de l’exploitation cinématographique.

Trois ans plus tard, une vaste enquête nationale est menée sur la situation des salles de cinéma. Par lettre circulaire du 17 avril 1931 1171 , le ministère des Beaux-Arts demande aux préfets de dresser l’inventaire des établissements cinématographiques de leur département, ce qui ne constitue pas une nouveauté : pareil recensement avait été réalisé en 1916 et en 1921. Mais outre le fait qu’une décennie s’était écoulée depuis le dernier recensement, l’enquête de 1931 innove à plus d’un titre. Jusque là, on ne s’informait réellement que sur le nombre de salles commerciales. Or, le questionnaire fourni aux préfets en 1931 distingue salles commerciales (établissements de catégorie A) et salles associatives (établissements de catégorie B), ces dernières étant pour la première fois recensées. On trouve aussi des questions sur les politiques d’exploitation (nombre de séances hebdomadaires) et l’identité des exploitants (propriétaires ou gérants). Surtout, et c’est peut-être le but principal de l’enquête, il s’agit de dénombrer les cinémas possédant une installation de cinéma parlant. L’Etat se donne les moyens de comprendre la situation générale de l’exploitation et, partant, d’intervenir avec efficacité.

Car le contrôle n’est qu’un pas vers l’encadrement. En 1932, l’idée de créer un centre national du cinéma surgit pour la première fois, et revient périodiquement dans les débats à la Chambre sous la forme d’interventions, de rapports ou de commissions parlementaires 1172 , sans que cela débouche sur quelque chose de concret. Après la victoire du Front Populaire, une ambitieuse commission parlementaire dirigée par Jean-Michel Renaitour réunit tous les professionnels de l’industrie cinématographique, y compris les exploitants représentés par le président de leur syndicat national, Raymond Lussiez. Celui-ci fustige bien évidemment l’imposition et en général toutes les (rares) obligations auxquelles sont contraints les exploitants. En revanche, par de fréquentes allusions à la réorganisation de l’industrie cinématographique allemande, il invite implicitement l’Etat à intervenir plus étroitement sur les règles du jeu. S’opposant par exemple à la multiplication des salles – ce qui est évident de la part d’un exploitant – il rappelle à la commission que Goebbels en Allemagne l’a interdite 1173 .

Les conclusions de la commission Renaitour n’entraînent néanmoins aucune décision, et l’Etat, en dépit de son désir évident et l’invitation implicite des professionnels, reste en dehors du jeu. La seule avancée, indirecte, du Front Populaire est la signature en août 1936 de conventions collectives encadrant les relations professionnelles des exploitants avec leurs employés 1174 . En 1937 et 1938, l’idée d’un statut du cinéma continue à faire son chemin et aboutit, le 29 juillet 1939, à un décret de la Présidence de la République portant sur le contrôle des recettes des salles de cinéma 1175 . Ce décret, qui jugule les rapports entre exploitants et distributeurs, constitue la première étape de l’établissement d’un office national du cinéma. Le déclenchement de la guerre avec l’Allemagne nazie quelques semaines plus tard interrompt brutalement les efforts d’encadrement de la République, qui disparaît avant d’avoir pu mener à bien son projet.

Il revient au régime de Vichy de terminer ce que la République avait déjà bien avancé. Le 2 novembre 1940 est créé le Comité d’Organisation de l’Industrie Cinématographique (COIC), conçu sur la base des conclusions du rapport (rédigé en 1936) de Guy de Carmoy, qui d’ailleurs prend la direction de la nouvelle organisation. Le COIC contrôle rapidement tous les rouages de l’industrie cinématographique et intervient sur les multiples facettes du spectacle : interdiction de nombreux films 1176 , suppression du double programme, limitation de la durée des séances etc.

L’exploitation est elle-même strictement encadrée que cela soit, par exemple, par la fixation des salaires des employés ou des tarifs des salles de cinéma. Ces derniers évoluent désormais sous la seule influence de l’Etat qui décide de leur augmentation (1942, 1943). Bref, un contrôle de l’ensemble de l’industrie cinématographique que les professionnels appelaient de leurs vœux. Le maintien de l’essentiel des lois et du fonctionnement du COIC à la Libération, qui aboutit à la création de l’OPC puis du CNC entre 1945 et 1947, permet de juger de son efficacité. Mais à quel prix !

En effet, les pouvoirs étendus de coercition du COIC en font un relais privilégié du caractère liberticide et antisémite de l’Etat vichyste. La mise en place de la carte professionnelle obligatoire pour l’ensemble des professionnels de l’industrie cinématographique est aussi un moyen d’écarter les individus d’origine juive du monde du cinéma. A Lyon, plusieurs personnes sont inquiétées, et trois exploitants se voient confisquer leur établissement par le COIC 1177  : Jérôme Dulaar à la Croix-Rousse, Louis Michel, le propriétaire du cinéma Novelty à Montchat et le couple Marly qui dirige le cinéma du même nom dans le bas des pentes de la Croix-Rousse. Sombre parenthèse, mais parenthèse tout de même : les trois propriétaires spoliés retrouvent leur salle à la Libération et leur place au syndicat des exploitants qui renaît en octobre 1944 1178 . De nombreux autres n’ont, en France, pas eu cette chance...

Notes
1169.

GAUTHIER Christophe, PERRON Tangui et VEZYROGLOU Dimitri, « Histoire et cinéma : 1928, année politique », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine n° 48-4, octobre-décembre 2001, pages 190-208.

1170.

AN : F21 4692 : Ministère des Beaux-Arts, décret du Président de la République du 28 février 1928.

1171.

ADR : 4 M 485 : Enquête préfectorale, mai 1931.

1172.

JEANCOLAS Jean-Pierre, 15 ans d’années 30, op. cit. , pages 38-39.

1173.

Renaitour Jean-Michel, Où va le cinéma français ?, Paris, Editions Baudinière, 1937, page 271.

1174.

Le Cri de Lyon n° 841, 21 août 1936

1175.

AN : F42 122 : Administration du cinéma, décret du Président de la République du 29 juillet 1939.

1176.

BERTIN-MAGHIT Jean-Pierre, Le cinéma français sous l’occupation, op. cit. , pages 356-357.

1177.

Voir sur le sujet l’excellent mémoire de maîtrise de HUGLO Geneviève, La spoliation des biens juifs à Lyon et dans sa périphérie pendant l’Occupation : l’exemple des cinémas, Université Lyon II, Mémoire de maîtrise sous la direction de DOUZOU Laurent et FOUILLOUX Etienne, 2000, 154 pages.

1178.

ADR : 10 M 323 : Statuts de l’Union des directeurs de spectacles de Lyon, 10 octobre 1944.