b) Des exploitants plus expérimentés

L’une des principales évolutions de l’exploitation durant les années 1930 est la disparition de l’incessant turn-over au sein des établissements cinématographiques. Les directeurs de salles de cinéma connaissent en effet une activité bien plus longue que leurs prédécesseurs, comme en témoigne le graphique ci-dessous :

Graphique 4. Nombre de cessions de salles de cinéma à Lyon et Villeurbanne
Graphique 4. Nombre de cessions de salles de cinéma à Lyon et Villeurbanne (1929-1939)

Après le fort renouvellement – près de 40 % – des exploitants suite à l’implantation du parlant entre 1929 et 1931, la crise des années 1933-1935 n’apparaît que comme une légère réplique. Encore les salles vendues durant cette période sont-elles majoritairement les mêmes : sont en effet concernés quatorze établissements lyonnais (27 % des salles de la ville), dont douze avaient déjà changé de propriétaire entre 1930 et 1932, et six établissements de Villeurbanne (45 % des salles de la commune). Les effets de la crise économique dans les quartiers les plus populaires se font durement sentir. Mais la fin des années 1930 est extrêmement stable : à Lyon, seules quatre salles (7 % du parc de la ville) changent de mains entre 1936 et 1939.

Cela n’est pas uniquement dû à la reprise économique : il existe aussi des raisons purement locales. Le cinéma Lafayette, rue Pierre Corneille est depuis sa création en 1914 soumis à un renouvellement incessant de ses propriétaires. Renouvellement qui trouve son paroxysme entre 1930 et 1934, avec cinq directeurs successifs. Or, il est repris en 1934 par les époux Moutoz et transformé au cours de l’année 1935 en cinéma spécialisé dans les films en version originale : une spécialisation qui sort la salle de l’instabilité.

La stabilité des exploitants de cinéma n’est guère remise en cause par la guerre ou l’Occupation. En revanche la main-mise de Vichy – via le COIC – sur l’exploitation, conduit à la vente forcée de trois salles de cinéma lyonnaises. Dans le cours normal des échanges (si tant est que l’idée de normalité soit compatible avec cette période), on recense quatorze ventes de cinémas entre 1940 et 1944, soit un peu plus d’un établissement sur cinq en quatre années. Les 4/5e des exploitations cinématographiques traversent donc les années de guerre et d’occupation sans changer de propriétaire.

Le ralentissement des ventes de fonds de cinéma a une conséquence directe sur l’expérience des exploitants. Plus on avance dans la période et plus le groupe des exploitants lyonnais apparaît expérimenté : en 1942, trente-deux salles de cinéma sont exploitées en circuit ou par des gérants de société. Reste vingt-sept établissements exploités seuls directement par leur propriétaire. Parmi ces vingt-sept exploitants et si l’on considère que Jérôme Dulaar est toujours en droit propriétaire de son établissement, neuf, soit le tiers, sont à la tête de leur salle depuis au moins dix ans. Seules dix-huit salles de cinéma (30 % des établissements lyonnais) sont donc exploitées par des indépendants qui n’ont que quelques années d’expérience.

Il faut faire une place à ces exploitants, peu nombreux mais bien là, qui sont de véritables mémoires vivantes du cinéma. Jérôme Dulaar, Eugène Kalbfeïs ou Jean Boulin ont en effet commencé leur carrière cinématographique dans les années 1900-1910, et sont donc passés par toutes les étapes de l’évolution du cinéma. Pendant près de quarante ans, de 1909 à 1945, Jean Boulin est resté l’un des principaux entrepreneurs du cinéma lyonnais et a su intelligemment s’adapter au rallongement des séances dans les années 1910 comme à l’implantation du parlant dans les années 1930. Il est vrai qu’exploiter trois puis quatre salles de cinéma lui a permis de diversifier ses activités. Jérôme Dulaar et Eugène Kalbfeïs se sont quant à eux particulièrement bien intégrés dans leur quartier d’élection. D’ailleurs, la Croix-Rousse compte une rue Jérôme Dulaar depuis la mort de l’exploitant, survenue en 1946. On peut également citer le cas d’Alfred Bilher, directeur de la Scala depuis 1914 et toujours actif dans les années 1930. Il est en effet engagé pour diriger le cinéma de la Cigale au milieu des années 1930, puis se retrouve à la tête du cinéma Chanteclair en 1938, après le rachat de l’établissement par le circuit Palmade 1179 .

Une grosse génération s’est écoulée depuis les premiers pas du spectacle cinématographique dans l’agglomération lyonnaise. Est-ce alors étonnant de retrouver parmi les exploitants lyonnais des années 1930 les fils d’anciens exploitants ? De fait, trois d’entre eux, Fleury Pupier, Jean Pinard et Henri Lextrat, ont adopté le (ou l’un des) métier(s) de leur père. Sans doute ont-ils été marqués dans leur jeunesse par l’ambiance des salles obscures : si Henri Lextrat prend la suite de ses parents à la tête du cinéma des Terreaux, Jean Pinard et Fleury Pupier n’avaient pas de patrimoine cinématographique à reprendre.

Si les exploitants sont plus expérimentés, ils sont également plus souvent issus de l’industrie cinématographique ou du monde du spectacle. C’est particulièrement le cas des fondateurs d’établissements cinématographiques : des dix-huit exploitations pérennes créées à Lyon entre 1929 et 1942, douze le sont par des professionnels de l’exploitation cinématographique ou du spectacle. Il s’agit en premier lieu de sociétés d’exploitation internationales comme Cinébref, qui a son siège à Zurich et qui ouvre une salle du même nom dans le centre de la ville, nationales, comme Pathé-Natan, ou locales (le cinéma Empire, ouvert par la société Etoile). On retrouve également trois entrepreneurs de spectacles qui ont transformé leur établissement (les cinémas Cigale, Paris et Eldorado) en salle de cinéma, deux exploitants lyonnais, Georges Bideau et Henri Lextrat, qui ouvrent tous deux une salle de cinéma spécialisée dans le centre de la ville, et le propriétaire du cinéma Bocage, à l’origine de l’ouverture du cinéma Oasis.

Un individu, nouveau venu dans l’exploitation lyonnaise, symbolise à lui seul le nouveau visage de l’exploitation cinématographique : Daniel Rodanski. Né à Varsovie en 1871, il est arrivé à Lyon en 1882 avec sa famille. En 1897, il devient associé dans une société (Glucksman et Cie) d’exportation de soieries et de dorures qui a dû rapidement prendre une certaine ampleur puisque d’après Daniel Rodanski, « nous étions les représentants de diverses maisons de New York ». En 1930, basé à Caluire, il se lance dans des tournées cinématographiques de films parlants dont il fait sa principale activité à partir de 1931 1180 . Les affaires fonctionnent certainement très bien puisqu’en 1932, Daniel Rodanski se rend acquéreur de la vieille brasserie Dupuis, boulevard de la Croix-Rousse, qu’il transforme en établissement cinématographique prestigieux de 900 places. Solidement installé au sein de l’exploitation lyonnaise, il multiplie les initiatives. Cofondateur de la Compagnie Lyonnaise du Cinéma (CLC) en 1936 1181 dont il est le principal administrateur, il ouvre une salle sur la prestigieuse rue de la République, puis installe un nouveau palace dans le quartier de Vaise 1182 en 1937. En cinq années, Daniel Rodanski a ouvert trois salles de cinéma à Lyon.

Il convient de comprendre quelles sont les raisons de la modification du recrutement des exploitants de salles de cinéma. Le temps, sans doute, fait quelque chose à l’affaire. Dans les années 1930, le spectacle cinématographique a une génération d’âge : les hommes et femmes de 20 à 40 ans ont grandi ou peu s’en faut avec le cinéma et possèdent certainement une connaissance inductive des films et du spectacle.

Mais la raison principale demeure sans conteste l’implantation du parlant qui a éloigné des guichets de caisse la foule de petits boutiquiers venus s’enrichir. Le parlant constitue un défi technique, une nouveauté technologique qu’il faut pouvoir maîtriser. On se retrouve en fait dans la même situation qu’au début du siècle, quand le cinématographe était une nouveauté. Surtout, le cinéma parlant a considérablement augmenté les coûts d’installation et de rachat. A la fin des années 1920, un cinéma modeste coûtait entre 35 000 et 50 000 francs ; en 1932, le petit cinéma Splendid est vendu 350 000 francs 1183 . Et il ne constitue pas une exception. Les prix sont surestimés, sans aucun doute, mais ils ne bougeront pas jusqu’au milieu des années 1930 : le cinéma Apollo à Oullins est ainsi vendu 300 000 francs en 1934 1184 . Dans les années 1930, on n’ouvre plus un cinéma comme une épicerie.

Cela étant, tous les exploitants ne sont pas des professionnels aguerris. Certaines salles de quartier, moins nombreuses qu’auparavant toutefois, connaissent toujours une succession de propriétaires issus des professions les plus variées, et aux ressources financières limitées. Il est vrai qu’après l’effervescence de l’implantation du parlant, le prix des salles de cinéma les plus modestes est devenu plus accessible. Le petit cinéma de Gerland, rue Ravier, est ainsi vendu 105 000 francs en 1942 et celui de la rue d’Anvers 90 000 francs en 1939.

Les petits commerçants sont toujours présents : Madame Mazalon, séparée de son mari avec qui elle exploitait jusque là un bazar situé dans le centre-ville lyonnais, se rend ainsi acquéreur du Studio Fourmi, le 10 septembre 1941. Elle a pu racheter la salle avec son frère et sa sœur grâce à l’héritage de leur mère, elle-même commerçante et propriétaire pour moitié d’un café 1185 .

Francis Dubost, négociant en vins a, d’après ses dires, racheté le cinéma Saint-Clair à Caluire au cours de l’année 1939 pour la simple raison que ses ventes de spiritueux avaient baissé des trois quarts. Il avait donc besoin d’une deuxième activité, et le cinéma constituait après tout une profession comme une autre. En 1942, il compte désormais le revendre pour en acheter un plus important, ce pour quoi il se porte acquéreur du cinéma de la Perle, confisqué à Jérôme Dulaar 1186 .

La liste des candidats à la reprise du cinéma de la Croix-Rousse est d’ailleurs intéressante : elle reflète parfaitement l’évolution du profil des exploitants. On y retrouve en effet autant de professionnels de l’exploitation que de commerçants prêts à changer d’activité. Vingt-cinq dossiers de repreneurs potentiels sont constitués par le COIC. Un peu plus de la moitié (treize) sont ceux d’exploitants ou d’anciens exploitants du département. Les douze autres appartiennent principalement aux professions indépendantes, qu’ils viennent du commerce (bijouterie, boucherie), de l’artisanat (coiffeur), de l’industrie (papier, pâtes alimentaires) ou qu’ils occupent une profession libérale (docteur en droit). On y retrouve aussi des employés et un rentier 1187 . Bref, la direction d’un cinéma attire toujours une population très hétéroclite, majoritairement indépendante, mais la place des professionnels est devenue néanmoins prépondérante.

L’évolution de l’exploitation se lit également dans les actes de sociétés. Jusque dans les années 1930, la direction d’une salle de cinéma de proximité était assurée individuellement, dans un cadre familial ou au mieux par deux associés. Entre 1940 et 1945, quinze sociétés se constituent pour l’exploitation d’une salle de cinéma de quartier ou de la banlieue lyonnaise. Or, grande nouveauté, quatre d’entre elles réunissent plusieurs actionnaires, comme c’est le cas, par exemple, de la société du cinéma Lux, où cinq personnes aux professions très diverses (un menuisier, un mécanicien, une hôtelière, un inspecteur commercial et un agent de change) s’investissent dans l’exploitation du cinéma Lux, à Vénissieux 1188 . La direction d’un cinéma de quartier peut désormais être collective.

Toutefois, quatre de ces sociétés ne mettent en relation que deux associés et les sept autres surtout, sont créées dans un cadre strictement familial. On retrouve, dans l’exploitation des petits établissements un père et un fils (cinéma Victoria, cinémas Variétés et Magic 1189 ), un couple (cinéma Ecran, à Villeurbanne 1190 ), un frère et une sœur (cinéma Athénée 1191 ) ou deux frères (cinéma Rialto, Cristal-Palace, cinémas Casino et Fantasio à Villeurbanne 1192 ). Si l’exploitation individuelle ou familiale d’un cinéma n’est plus majoritaire dans l’agglomération lyonnaise, elle est encore bien présente.

Notes
1179.

Le Cri de Lyon n° 888 et 935, des 3 septembre 1937 et 19 août 1938.

1180.

AN : AJ38 3623 : Comité d’Organisation Professionnelle du Cinéma, lettre de Daniel Rodanski, vers 1941.

1181.

ADR : 6 up 1/607 : Formation de la Compagnie Lyonnaise du Cinéma (30 mai 1936). 

1182.

ADR : 6 up 1/617 : Formation de la société Vox (2 février 1937).

1183.

Le Cri de Lyon n° 626, 22 avril 1932.

1184.

ADR : 6 up 1/2893 : Faillite d’Aimé Perroud, jugement déclaratif (11 juin 1934).

1185.

AN : AJ 38 3623 : Comité d’Organisation Professionnelle du Cinéma, rapport de l’administrateur, 1943.

1186.

AN : AJ38 3337 : Dossier n° 64 (cinéma la Perle), dossier des différents acquéreurs, 24 avril 1942.

1187.

Ibidem.

1188.

ADR : 4007 W 33 : Formation de la société du Cinéma Lux (17 août 1942).

1189.

ADR : 4007 W 31 : Formation de la société Cinéma Variétés (8 juin 1942) et de la société Cinéma Magic (8 juin 1942) et 4007 W 40 : Formation de la société Cinéma Victoria ( 4 mars 1943).

1190.

ADR : 4007 W 21 : Formation de la société L’écran (18 décembre 1941).

1191.

ADR : 4007 W 55 : Formation de la Société Lyonnaise d’Exploitation Cinématographique (31 mai 1944).

1192.

ADR : 4007 W 32 : Formation de la société Rialto-cinéma (16 juillet 1942), 4007 W 37 : Formation de la Société du Cinéma casino de Villeurbanne (2 décembre 1942) et de la Société d’Exploitation du Fantasio-Théâtre (10 décembre 1942) et 4007 W 39 : Formation de la société Cristal-palace (17 février 1943).