c) La concentration des établissements

La fin des années 1920 et le début des années 1930 constituent une période de recomposition du paysage de la grande exploitation lyonnaise La plupart des grands établissements de la ville est en effet peu à peu rattachée à un circuit national ou local, et exploitée par des sociétés qui occupent bien souvent toutes les branches de l’industrie cinématographique.

La disparition de Cinéma-monopole, la vitrine officieuse de Pathé en décembre 1928, signe la fin d’une époque. L’ancienne société concessionnaire de Pathé est rachetée par la société Franco-film 1193 , qui exploite dans un premier temps les cinémas Grolée et Alhambra avant de s’en défausser en 1930. La société Paramount abandonne également l’exploitation du cinéma Tivoli en 1930, la firme Gaumont, propriétaire des murs, n’ayant pas renouvelé le bail du cinéma Tivoli, qu’elle récupère d’ailleurs à son profit 1194 . La firme américaine se recentre à Lyon sur ses activité de distribution.

La place vide est très rapidement occupée par les deux principales sociétés nationales, Pathé-Natan et la Gaumont-Franco-Film-Aubert (GFFA). En septembre 1929 se forme en effet une véritable holding regroupant les sociétés de Léon Gaumont et de Louis Aubert ainsi que la Franco-Film 1195 . La GFFA se retrouve alors à la tête d’un puissant réseau de salles lyonnaises, réunissant l’Aubert-palace (qui retrouve son ancien nom, le Royal), le Lumina-Gaumont (qui devient le Lumina) et les deux salles anciennes salles de Cinéma-monopole. Ces deux dernières sont vendues en 1930, au moment même où la GFFA décide de reprendre l’exploitation du cinéma Tivoli dont elle est propriétaire. A la fin de l’année 1930, la holding contrôle donc les deux salles de 1ère vision que sont le Royal et le Tivoli, et le cinéma Lumina aux Brotteaux. La société Pathé-Natan, quant à elle, rachète la salle du Casino-Kursaal en 1931 et y construit en lieu et place la plus grande salle de l’agglomération lyonnaise, le Pathé-Natan (qui deviendra le Pathé-palace) d’une contenance de 1 560 places. La principale conséquence de la redistribution des salles est le renforcement du poids des sociétés nationales sur la sortie des films. Dans leurs établissements, Pathé et la GFFA assurent à elles deux près de 60 % des exclusivités françaises de l’année 1936.

La seule salle d’exclusivité restée totalement indépendante, la Scala, fait faillite en 1933 1196 et est reprise en 1935 par la Société d’exploitation théâtrale 1197 . Le cinéma est finalement abandonné à la rentrée 1937 et remplacé par des représentations de music-hall 1198 , très certainement face à la multiplication des salles d’exclusivité et aux difficultés à surnager parmi les grands groupes nationaux. En 1938, la Scala est acquise par la société des cinémas de l’Est dirigée par Louis Siritzky qui possède un circuit de plusieurs salles dans le pays 1199 . A la fin des années 1930, quatre des six salles d’exclusivité sont entre les mains de sociétés nationales.

Toutefois, l’exploitation lyonnaise est également caractérisée par l’essor des circuits locaux et en premier lieu le plus ancien, celui de Jean Boulin. Ce dernier, déjà propriétaire de trois salles sur la rue de la République, constitue en 1927 une société, les Cinés-spectacles lyonnais Boulin & Cie, au capital conséquent de 600 000 francs 1200 . Ayant réussi à imposer le cinéma Majestic comme l’une des principales salles de 1ère vision de la ville, il réussit sans heurts à passer le cap du parlant, transformant avec intelligence ses salles les unes après les autres. En 1930, il est en mesure de racheter à la Franco-film le cinéma Alhambra, grande rue de la Guillotière 1201 , délocalisant ainsi ses activités sur la rive gauche du Rhône. Jean Boulin est par ailleurs toujours à la tête de sa société de distribution de films, la société Selecta 1202 .

Une autre société locale étend ses activités, la société catholique Etoile. Celle-ci commence à produire des films en 1928, puis met au point un appareil de projection parlant, ce qui lui permet de traverser le cap sans encombres. La société Etoile renforce ses positions dans le catholique quartier d’Ainay en fondant en 1931 le cinéma Empire, qui compte un peu plus de 500 places 1203 .

Deux circuits, enfin, sont formés par des nouveaux venus. J’ai déjà parlé de celui de Daniel Rodanski, qui se trouve à la tête de trois salles de cinéma en 1937. Ce dernier cède l’exploitation du Chanteclair dès l’année suivante à Charles Palmade et Gaston Bertholet qui, avec Charles Espouiller et Paul Barbe, vont peu à peu véritablement truster les principales salles secondaires de la ville.

Charles Palmade co-dirige à la fin des années 1920 une société d’achats de fonds de commerce 1204 . Il exploite ensuite le cinéma Variétés pendant 6 mois, puis le cinéma du Grand Trou jusqu’en 1931 1205 . Il abandonne alors l’exploitation pour la distribution en octobre 1932 1206 , une activité qu’il continue jusque dans les années 1950. Paul Barbe exploite quant à lui depuis 1931 le cinéma Athénée, au n° 6 du cours Vitton. Je n’ai en revanche aucun élément de biographie pour Gaston Bertholet, ni pour Charles Espouiller qui apparaissent comme dans les sources comme « gérants de société  1207 ». Ces quatre individus vont, par étapes, acquérir plusieurs établissements cinématographiques de la ville.

Le 6 février 1937, Paul Barbe rachète la moitié des parts de la société exploitant le cinéma Eldorado 1208  ; il en devient, avec Charles Espouiller, le co-propriétaire. Un an plus tard, Gaston Bertholet et Charles Palmade reprennent l’exploitation du Chanteclair 1209 . Ces quatre hommes créent ensemble le 5 juin 1939 la société Gloria-cinéma pour l’exploitation du cinéma du même nom 1210 . La guerre ne freine pas leur activité : au début de l’année 1941, les quatre entrepreneurs forment une nouvelle société pour exploiter le Lumina-Gaumont, qu’ils viennent d’acquérir de la GFFA et de rebaptiser en cinéma Astoria. 1211

En 1941, les trois associés exploitent donc quatre des principales salles de 2ème vision de Lyon. Avec les quatre salles exploitées par Jean Boulin et les autres salles appartenant à des circuits nationaux, c’est l’essentiel de la grande exploitation lyonnaise qui est ainsi concentrée en peu de mains. Sur les douze salles de plus de 800 places de la ville, seules trois sont encore indépendantes (Vox, Comœdia et Cigale) et une seule directement exploitée par son propriétaire (le Comœdia, par Rémy Lapouble).

Cette concentration détermine des accords entre les circuits sur l’obtention des 2èmes visions, et plus généralement sur la circulation des films dans la ville. Une situation qui inquiète en 1942 Mayoux, le représentant du COIC à Lyon :

‘« Actuellement les plus importantes [salles de 2ème et 3ème vision] sont regroupées en un véritable trust qui leur permet d’accaparer les meilleurs films à des conditions particulièrement avantageuses et cela au détriment des autres propriétaires de salles et de l’industrie cinématographique en général. Il est à noter que les personnes qui ont pris, depuis plus de deux années déjà, l’initiative de cet accaparement qui tend à se poursuivre à l’heure actuelle, exercent par elles-mêmes, par ailleurs, la profession de loueurs de films, et qu’ainsi l’extension de ce trust mettra entre les mains de quelques personnes seulement une fraction très importante de l’exploitation cinématographique à Lyon. 1212  »’

Dans cette diatribe sont visés au premier chef Barbe, Palmade et Bertholet. Ceux-ci ne sont pas cités, mais leurs noms apparaissent dans une note contemporaine quoique non datée (et pour cause) où l’on apprend que l’ « on » avait prévenu Mayoux de se méfier du circuit Palmade 1213 . Paranoïa du régime de Vichy ? Le portrait dressé par l’administrateur du COIC est peut-être exagéré, il n’en reste pas moins révélateur des transformations qui se sont opérées depuis cinq ans au sein de la grande exploitation lyonnaise, sans d’ailleurs que la guerre puis la disparition de la République n’aient changé quoi que ce soit.

La concentration des salles de cinéma concerne aussi, dans une moindre mesure certes, les exploitations de quartier. Dans les années 1930, et particulièrement après 1934, plusieurs petits exploitants étendent leur activité en rachetant une deuxième salle de cinéma et s’imposent dans le monde de l’exploitation de quartier. A Villeurbanne, par exemple, trois exploitants reprennent l’une des salles de la commune en 1935 ; pendant quelques mois, six des treize salles villeurbannaises sont exploitées conjointement à un autre établissement. Si cette situation est éphémère, elle réapparaît à la toute fin des années 1930 : le propriétaire du cinéma Kursaal, A. Boyer, reprend l’exploitation du cinéma Eden en 1938 1214 , tandis que l’exploitant du cinéma Fantasio, André Bodin, rachète le Casino en 1937 1215 . Ce dernier dirige ainsi pendant toutes les années de guerre les deux principaux établissements de Villeurbanne, acquérant une stature confortable (« C’était le roi sur Villeurbanne 1216  ») parmi ses confrères, ce qui lui permet de négocier aisément les conditions d’obtention des films sur la commune.

A Lyon même, certains directeurs de salles de quartier parviennent à racheter, ou ouvrir, une deuxième salle de cinéma, en général dans le voisinage. Joseph Tournier, le fondateur du cinéma Victoria en 1924, s’approprie ainsi la salle la plus proche de chez lui, le Moulin rouge, à la fin des années 1930 1217 . Le directeur du Cristal-palace, dans le quartier de Monplaisir rachète en 1934 la deuxième salle de Monplaisir, le cinéma Bijou 1218 , qu’il maintient fermé. Enfin, le fondateur du cinéma Bocage, Georges Bériel, crée deux ans après une nouvelle salle de cinéma à Gerland, à quelques encablures de son premier établissement. Toutefois, la grande majorité des salles de quartier et de la banlieue lyonnaise sont toujours exploitées seules par leur propriétaire.

En 1942, vingt-sept des cinquante-neuf salles commerciales lyonnaise, près de la moitié (46 %), sont exploitées en duo, trio ou quatuor, ou au sein d’un circuit national. La figure du petit exploitant indépendant, celle de près de 80 % des exploitants à la fin des années 1920, perd du terrain.

Toutefois, il n’existe pas de circuit d’ensemble. La concentration de l’exploitation lyonnaise est en effet horizontale : les circuits de salles qui se constituent dans les années 1930 regroupent le plus souvent des établissements de même catégorie ou des salles de 1ère et 2ème vision. De même, un exploitant de quartier qui étend son activité rachète-t-il le plus souvent une autre salle de quartier. Quant aux grandes sociétés, nationales ou locales, elles se désintéressent complètement de l’exploitation de quartier, certainement trop peu rentable. Grandes et petites salles de cinéma sont donc toujours exploitées par des personnes différentes, réalité qui symbolise la pluralité de l’exploitation dans l’agglomération lyonnaise.

Notes
1193.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du cinéma Alhambra, lettre de la société Franco-Film datée du 5 juillet 1929.

1194.

Le Cri de Lyon, daté du 28 juin 1930.

1195.

JEANCOLAS Jean-Pierre, 15 ans d’années 30..., op. cit., pages 30-31.

1196.

ADR : 6 up 1/2884 : Faillite de Louis Froissart, déclaration de faillite et bilan (9 janvier 1934).

1197.

AML : 1179 WP 007 : Dossier du cinéma de la Scala, lettre datée d’août 1935.

1198.

Le Progrès, programmes des spectacles de septembre à décembre 1937.

1199.

AML : 1179 WP 007 : Dossier du cinéma Scala, lettre de la Société des cinémas de l’est, datée du 19 janvier 1938 et GUILLAUME-GRIMAUD Geneviève, Le cinéma du Front populaire, op. cit., page 38.

1200.

ADR : Inscription au registre du commerce, volume B 8, n° 6712, 22 juin 1927.

1201.

AML : 1271 WP 021 : Fiche du cinéma Alhambra.

1202.

Indicateur commercial Henri, années 1934-1939.

1203.

AML : 1121 WP 003 : Dossier du cinéma Empire.

1204.

ADR : 6 up 1/481 : Dissolution de la société Lugdunum (3 décembre 1928).

1205.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du cinéma du Grand Trou.

1206.

Le Cri de Lyon n° 652, 28 octobre 1932.

1207.

ADR : 4007 W 4 : Formation de la société Astoria-cinéma (5 février 1941).

1208.

ADR: 4007 W 52 : Prolongation de la société Barbe, Palmade & Bertholet (26 février 1944).

1209.

ADR :6 up 1/629 : Formation de la Société d’exploitation du cinéma Chanteclair (1er mars 1938). 

1210.

ADR : 4007 W 52 : Modification de la société Gloria-cinéma (12 février 1944).

1211.

ADR : 4007 W 4 : Formation de la société Astoria-cinéma (5 février 1941).

1212.

AN : AJ38 3337 : Rapport de Mayoux, représentant du COIC à Lyon au Commissariat aux questions juives, le 22 janvier 1942.

1213.

Idem, note non datée.

1214.

AMV : Dossier du cinéma Eden, note de la municipalité datée du 22 décembre 1938.

1215.

AMV : Dossier du cinéma Casino, lettre de Agniel, encore exploitant, datée du 30 décembre 1937.

1216.

Selon l’ancienne propriétaire du cinéma Family, citée par VIDELIER Philippe, Cinépolis, op. cit., page 22.

1217.

Indicateur commercial Henri, années 1936-1942.

1218.

ADR : 4007 W 39 : Formation de la société Cristal-palace (17 février 1943).