1) Les salles commerciales

a) L’évolution de l’exploitation

Entre 1929 et 1944, vingt-neuf salles de cinéma commerciales ouvrent leurs portes dans l’agglomération lyonnaise. En prenant en compte les rares disparitions et les salles éphémères – quatre des vingt-neuf exploitations – le nombre d’écrans dans l’agglomération augmente de plus du quart (28 %), passant de soixante-huit à quatre-vingt-sept. A vrai dire, cette augmentation est bien moins importante que celle qu’a connu l’agglomération lyonnaise entre 1921 et 1929, mais l’essor de l’exploitation cinématographique au cours des années 1930 est très différent de celui de la décennie précédente.

Dans les années 1920, le développement du cinéma s’était produit essentiellement dans les quartiers lyonnais et dans les communes de l’agglomération jusque là orphelins d’établissements cinématographiques. A la fin de la décennie, le cinéma est implanté à peu près partout. Les nouvelles salles qui ouvrent leurs portes entre 1929 et 1944 ne participent donc pas à la conquête de nouveaux publics, de nouveaux territoires. Leur existence est en revanche le signe évident d’une demande accrue de cinéma de la part de la population urbaine.

Carte 5. Les salles de cinéma commerciales dans l’agglomération lyonnaise en 1942.
Carte 5. Les salles de cinéma commerciales dans l’agglomération lyonnaise en 1942.

Ce phénomène est particulièrement sensible au centre de la ville où, depuis 1920 et l’ouverture du Tivoli, aucune exploitation cinématographique ne s’était implantée. L’ouverture en février 1933 du Pathé-Natan met donc fin à une période de treize années pendant lesquelles l’offre de cinéma dans la presqu’île lyonnaise était restée stable. A sa suite, cinq nouvelles salles de cinéma s’ouvrent autour de la place Bellecour entre 1935 et 1939 dont trois la seule année 1936.

On constate le même développement dans différents quartiers de la ville qui, ne gagnant pas de nouveaux habitants 1219 voient pourtant s’ériger sur leur sol une nouvelle exploitation cinématographique, comme c’est le cas à la Croix-Rousse en 1933, à Vaise en 1938. Du reste, l’augmentation du nombre d’écrans est uniforme dans l’agglomération lyonnaise : de l’ordre de 27 % à Lyon même (de quarante-sept à soixante établissements), elle est sensiblement équivalente à Villeurbanne (qui passe de dix à treize établissements), tout comme dans les autres communes de l’agglomération lyonnaise ( où le nombre de salles de cinéma passe de onze à quatorze 1220 ).

Encore ces chiffres rendent-ils imparfaitement compte de l’essor de l’exploitation cinématographique au cours des années 1930. Ils omettent de fait les salles de cinéma paroissiales qui fleurissent à partir de 1936 et qui, surtout, s’érigent comme de véritables concurrentes aux salles commerciales. L’absence de données sur les salles catholiques de la banlieue lyonnaise, Villeurbanne comprise, interdit malheureusement de dénombrer le nombre réel de salles de cinéma dans l’agglomération lyonnaise.

Toutefois, l’exemple de Lyon, mieux connu, permet d’appréhender plus exactement l’importance du développement de l’exploitation cinématographique au cours des années 1930 :

Tableau 31. Evolution du nombre de salles à Lyon (1929-1944)
  Salles commerciales Salles paroissiales Total
1929 47 - -
1933 52 - -
1935 51 - -
1936 54 6 60
1938 58 8 66
1939 60 9 69
1942 60 14 74
1944 60 14 74

On le voit, la multiplication des salles de cinéma dans la ville est bien plus importante que ne le laisserait supposer la seule évolution des salles commerciales : de quarante-sept établissements en 1929, Lyon passe à soixante-quatorze en 1944, soit une augmentation du nombre d’écrans de près de 60 %. La chronologie de cette augmentation est intéressante : l’essentiel des ouvertures se produit en effet dans la deuxième moitié de la période et non suite à l’avènement du cinéma parlant. A ce titre, l’année 1936, avec l’ouverture de huit salles de cinéma (quatre salles commerciales, quatre salles paroissiales), marque une réelle rupture : entre 1929 et 1935, le nombre d’établissements cinématographiques à Lyon reste finalement relativement stable, augmentant d’à peine 10 %, tandis qu’à partir de 1936 la hausse est continue et soutenue (+ 43 % entre 1935 et 1939). La chronologie des ouvertures ne fait que refléter le contexte économique.

Il faut noter que ni la guerre ni la période sombre du régime de Vichy n’ont empêché l’industrie cinématographique de se développer, même au ralenti. Le cinéma Ecran à Villeurbanne ouvre ainsi ses portes en pleine guerre, en février 1940 1222 . Entre juin 1940 et septembre 1944, pas moins de cinq salles de cinéma sont créées à Lyon ; mais la plupart, il est vrai, sont des cinémas paroissiaux.

Dix-huit nouvelles salles de cinéma commerciales ouvrent leur portes à Lyon entre 1929 et 1942. Ces ouvertures ne modifient pas en profondeur la carte du spectacle cinématographique dans la capitale des Gaules : la structure géographique de l’exploitation reste même étonnamment stable. En 1942 comme en 1924, la presqu’île concentre le tiers, la rive gauche du Rhône le quart et les autres parties de la ville 40 % des établissements cinématographiques. En termes de capacité d’accueil, les variations sont plus sensibles mais guère plus significatives :

Tableau 32. Evolution du nombre de places proposées au public dans les salles commerciales à Lyon.
  Nombre de places en 1924 Nombre de places en 1942 % 1924 % 1942
Cinémas de la Presqu’île 6 642 9 543 32,5 % 30,5 %
Cinémas de la Rive gauche 7 252 10 406 35,5 % 33,5 %
Cinémas de Quartiers 6 613 11 338 32 % 36 %
Total 20 507 31 287 100 % 100 %

On constate un léger glissement des centres (presqu’île et rive gauche) vers la périphérie de la ville, où le nombre de places assises augmente de 71 %, contre 43 % dans les centres. Toutefois, en 1924 comme en 1942, chacun des trois secteurs concentre grosso modo un tiers des places de cinéma. Il semble donc qu’il n’y ait pas eu de bouleversements dans les pratiques du public lyonnais, en tout cas au niveau géographique : les spectateurs des années 1930 se rendent dans les salles du centre ville ou dans les salles de quartier dans les mêmes proportions que dans les années 1920.

L’évolution de l’exploitation cinématographique lyonnaise est aussi qualitative, marquée par l’essor de la grande exploitation. En effet, si le nombre de salles commerciales à Lyon augmente du quart, le nombre de places assises qu’elles représentent augmente lui de 50 %. On passe ainsi de 20 547 places de cinéma en 1924 à 31 287 en 1942. Sans prendre en considération les salles paroissiales, on compte désormais une place de cinéma pour quinze habitants à Lyon, et une place pour treize habitants à Villeurbanne (5 987 places pour 80 000 habitants environ), un taux qui, comme le nombre de salles, n’évoluera guère durant les années 1950 1223 .

La multiplication des places assises s’explique par l’ouverture de vastes salles de cinéma, symboles vivants et visibles de l’essor du spectacle cinématographique dans la société, et dont le Rex à Paris, qui ouvre en 1932, constitue l’exemple le plus connu. On recense à Lyon même l’ouverture de huit établissements de plus de 700 places entre 1929 et 1939. Le nombre des exploitations de cette ampleur, qui n’étaient que sept en 1928, double donc en une décennie. Le cinéma conforte son caractère de spectacle de masse.

Carte 6. Les salles de cinéma à Lyon en 1942.
Carte 6. Les salles de cinéma à Lyon en 1942.

A l’échelle de la ville, l’évolution de la structure de l’exploitation révèle de fait de véritables ruptures dans les pratiques culturelles :

Tableau 33. Evolution de la structure de l'exploitation lyonnaise entre 1924 et 1942
Catégorie des salles En 1924 En 1942
Moins de 300 places 11 24 % 17 28 %
De 300 à 499 places 23 51 % 18 30 %
De 500 à 699 places 4 9 % 12 20 %
Plus de 700 places 7 16 % 13 22 %
Total 45 100 % 60 100 %

Ce qui saute d’emblée aux yeux, c’est la croissance impressionnante de la grande exploitation. Les salles de plus de 500 places passent de onze à vingt-cinq, soit une augmentation supérieure à 100 %. En 1924, les salles de cinéma de plus de 500 places ne constituaient que le quart de l’ensemble des établissements cinématographiques de la ville. En 1942, elles en représentent près de la moitié. Les salles de plus de 500 places concentrent les deux tiers des places proposées au public lyonnais, et les salles de plus de 700 places à elles seules près de la moitié (14 449 places sur 31 287, soit 46 %). Sur le papier, la moitié des billets vendus le sont donc dans des établissements de masse alors que dans les années 1920, plus de la moitié des places de la ville se trouvaient dans des salles de moins de 500 places.

L’essor de la grande exploitation a comme corollaire la baisse du nombre de salles de taille moyenne (entre 300 et 499 places), mais pas de celui des petites exploitations. Les salles de cinéma de moins de 300 places sont en effet plus nombreuses en 1942 qu’en 1924 (dix-sept contre onze), et constituent plus du quart des salles de cinéma de la ville. Cette progression de la petite exploitation caractérise essentiellement le centre de la ville, bouleversé par la vague de création d’établissements cinématographiques des années 1930.

Notes
1219.

D’après les chiffres des recensements de 1926 à 1936 qui, pourtant, gonflent allègrement les chiffres.

1220.

En recoupant les données de l’enquête préfectorale de 1931 (ADR 4 M 485) et la liste des cinémas dans chaque commune dans l’Indicateur commercial Henri des années 1931-1944.

1221.

Il est malaisé avant 1936 de considérer les salles de cinéma paroissiales sur le même plan que les salles commerciales, ce qui explique l’absence de données pour les années 1929-1935.

1222.

ADR : 4007 W 21 : Formation de la société L’Ecran (18 décembre 1941)

1223.

On compte en 1951 74 cinémas – commerciaux et paroissiaux – à Lyon et 14 à Villeurbanne, et une place assise pour 11 à 12 habitants dans les deux communes : Annuaire du C.N.C. : Liste des salles autorisées à fonctionner en format standard au 15 septembre 1951.