c) Les palaces de quartier

Si l’essor de la petite exploitation concerne avant tout la presqu’île et la rive gauche du Rhône, l’impressionnante croissance de la grande exploitation lyonnaise se produit essentiellement en dehors de la presqu’île. Elle s’exprime en premier lieu par l’agrandissement de cinémas déjà existants. Ce mouvement touche la plupart des quartiers : le cinéma de Jérôme Dulaar à la Croix-Rousse (de 400 à 600 places), le cinéma Montchat-Palace (de 450 à 560 places), le Cristal-palace dans le quartier de Monplaisir (de 520 à 670 places) ou même des petites salles comme le Palace-Perrache (de 250 à 360 places) ou le Kursaal de la route de Vienne (de 300 à 380 places) 1227 . Toutes ces modifications ont été réalisées entre 1931 et 1942, mais je n’ai aucune indication fiable sur la date précise et la nature des travaux qui ont été effectués. Il est probable que l’installation du cinéma parlant ait entraîné une réfection de ces établissements et une augmentation de leur capacité d’accueil, afin d’accueillir un public que l’on espère plus nombreux.

Toutefois, l’essor de la grande exploitation en dehors de la presqu’île lyonnaise est principalement le fait d’une nouvelle catégorie d’établissements cinématographiques : les palaces de quartier. Soit des cinémas construits sur le modèle des principaux établissements du centre-ville, confortables voire luxueux, d’une capacité d’accueil qui avoisine les 1 000 places et dont les séances sont quotidiennes. A Lyon, ce type d’établissement s’implante dans trois quartiers : la Guillotière, la Croix-Rousse et Vaise.

Dans le quartier de la Guillotière, la naissance de salles prestigieuses ne constitue pas vraiment une nouveauté. Depuis le milieu des années 1910, deux salles de plus de 800 places, le Gloria et l’Alhambra, y fonctionnaient régulièrement. La Guillotière, à première vue, ne se distinguait pas du reste de la Rive Gauche du Rhône où le Lumina aux Brotteaux et le Comœdia avenue Berthelot attirent les foules. Mais le Gloria et l’Alhambra, construits en 1915 et 1911, ne sont plus de la première fraîcheur et beaucoup moins prestigieux que les deux autres grandes salles de la rive gauche. La transformation du théâtre de l’Eldorado en salle de cinéma marque en ce sens une réelle rupture. D’une capacité de 1 400 places – plus grande salle de Lyon avant l’ouverture du Pathé-Place – et première salle de la ville à s’équiper d’une installation parlante fiable, l’Eldorado semble symboliser une décentralisation du spectacle cinématographique de prestige, amorcée en 1925 sur la rive gauche (hors le quartier des Brotteaux) par la complète réfection du Comœdia.

Dans les quartiers Croix-Rousse et Vaise, la rupture est encore plus nette. Jusqu’au début des années 1930, les établissements cinématographiques qui s’y étaient implantés ne dépassaient pas les 400 places. La création du cinéma Chanteclair à la Croix-Rousse en 1933 et du cinéma Vox à Vaise en 1937, tous les deux d’une capacité d’accueil qui dépasse les 900 places, introduit une exploitation de prestige dans ces deux quartiers. Le Chanteclair, par exemple, ne compte pas moins de cinq entrées sur le boulevard de la Croix-Rousse et un hall de cinq mètres de profondeur conduisant à un escalier monumental à double volée 1228 . La salle est par ailleurs présentée comme le premier cinéma réfrigéré de Lyon, innovation technologique digne des grands palaces du centre-ville (cf. illustration 20). Il n’est donc pas étonnant que le journal du Cri de Lyon salue l’ouverture du cinéma Chanteclair, « cette salle moderne où le public de la Croix-Rousse va trouver un reflet de ce qui se fait en plus luxueux et plus magnifique encore au Pathé-Natan. 1229  »

Eldorado, Chanteclair et Vox sont tous les trois fondés par des professionnels du cinéma ou du spectacle, qui pensent trouver dans les quartiers où ils s’implantent un public susceptible d’être attirés par le luxe et le confort. Un public qui, pour assister à une séance de cinéma , se rendait sans doute jusque là dans le centre de la ville :

‘« Le Régina vient de convier l’ensemble de la corporation du cinéma et tous ses amis de Vaise à admirer ses nouvelles installations. […] Avec le Vox, les habitants de ce quartier si peuplé ont maintenant deux cinémas chics et confortables. Dire que cela fait sourire les salles du centre serait exagéré. Désormais, les Vaisois et habitants des bourgs voisins ne seront plus tentés, s’ils veulent être dans un milieu agréable, de pousser jusqu’en ville, et dame, les salles de 1ère vision vont une fois de plus en sentir le contrecoup.  1230 »’

En effet, les nouvelles salles se hissent rapidement au niveau des grands établissements du centre-ville. Un classement des recettes des salles de cinéma en mai 1937 indique que le Chanteclair et l’Eldorado arrivent dans les trois premiers, loin derrière le Pathé-palace mais devant les salles prestigieuses de la presqu’île que sont le Royal ou le Tivoli 1231 .

Illustration 20. Plan du cinéma Chanteclair
Illustration 20. Plan du cinéma Chanteclair

(Source : Annuaire du Tout-Lyon, année 1936)

La naissance des palaces de quartier est symptomatique de la transformation de l’espace lyonnais. A la Guillotière, en 1930, le Gloria se transforme en salle de 1ère vision en servant d’exutoire à la firme Paramount, désormais orpheline du Tivoli. Le Cri de Lyon salue cette métamorphose, qui est aussi celle du quartier :

‘« Dans quelques semaines, les changements apportés seront tels que la Guillotière deviendra un centre nocturne où, au lieu d’agressions, les Lyonnais viendront chercher les plaisirs dont seuls les établissements du centre avaient jadis le monopole de vente. » 1232

Description réductrice, sans nul doute, mais révélatrice des transformations de l’espace urbain. Les quartiers de Vaise et de la Croix-Rousse suivent le même chemin, signe de leur relatif embourgeoisement : les catégories les plus populaires habitent désormais en dehors de la grande ville, dans les communes de la banlieue lyonnaise 1233 . D’ailleurs, si une salle de près de 800 places, le cinéma Impérial, ouvre ses portes à Villeurbanne dès 1930, elle reste plus proche du fonctionnement traditionnel des salles de quartier que des grands établissements qui s’implantent à la Croix-Rousse, à la Guillotière et à Vaise. Le cinéma Impérial ne donne en effet que cinq séances par semaine contre quatorze au Chanteclair ou au Vox.

La naissance des palaces de quartier est très certainement liée également à l’extension des temps de loisirs des classes ouvrières, symbolisée par la législation du Front Populaire, et à la place grandissante de la culture dans les domaines d’intervention de l’Etat et de ses représentants. Dès la fin des années 1920, les pouvoirs publics locaux redoublent d’efforts dans la diffusion de la culture, devançant en cela l’initiative privée, par la construction de salles des fêtes polyvalentes, dont l’histoire, à ma connaissance, reste encore à faire.

A Saint-Fons, une salle municipale d’une contenance de 500 places organise tous les samedis soirs une séance de cinéma pour les adultes en 1931 1234 . La Maison du peuple à Oullins, construite en 1925-1926, compte quant à elle 1 200 places et est également utilisée pour des séances cinématographiques, notamment celles organisées par l’ORCEL 1235 . A Villeurbanne, le théâtre municipal programme ponctuellement des grands films 1236 . A Lyon même, trois imposants bâtiments sont construits dans les années 1930 : la salle des fêtes de la Croix-Rousse, la salle des fêtes de Vaise et la Bourse du travail place Guichard, sur la rive gauche du Rhône. Trois quartiers qui, justement, sont distingués par l’ouverture de grands établissements cinématographiques.

Cela étant, les palaces de quartier ne s’imposent pas dans l’ensemble de l’agglomération lyonnaise. Les quartiers de Montchat, Monplaisir, Gerland, Perrache, Etats-Unis, l’ensemble en fait des quartiers de Lyon situés au delà de la voie ferrée sont toujours caractérisés par une petite exploitation de proximité. Dans la banlieue, il existe bien des salles de 600 à 800 places comme à Oullins, Vénissieux, Saint-Fons ou Vaulx-en-Velin, mais elles sont loin de fonctionner quotidiennement 1237 . Dans le reste de l’agglomération, à Caluire, Bron, Sainte-Foy-les-Lyon, Tassin ou Pierre-Bénite, les établissements cinématographiques ne dépassent pas les 400 places. Sur les treize salles que compte Villeurbanne, une seule dépasse les 600 places. En dépit des difficultés, la petite exploitation de quartier reste prédominante.

Notes
1227.

Par comparaison entre les chiffres de l’enquête préfectorale de 1931 (ADR 4 M 485) et les plans des salles de cinéma dressés en 1942 que l’on retrouvent dans chaque dossier de salles aux Archives Municipales de Lyon (carton 1179 WP 001 à 008).

1228.

Jaubert de Beaujeu Marie-Laure, « L’architecture des cinémas à Lyon », in Les Cinémas de Lyon, Lyon, Archives municipales de Lyon, 1995, page 77.

1229.

Le Cri de Lyon n° 664, 20 janvier 1933

1230.

Idem n° 894, 8 octobre 1937.

1231.

Idem n° 883, 25 juin 1937.

1232.

Le Cri de Lyon n° 505, 4 octobre 1930.

1233.

BAYARD Françoise et CAYEZ Pierre, op. cit., page 343.

1234.

ADR : 4 M485 : Enquête préfectorale, mai 1931.

1235.

AM Oullins : 2 R 2 : Comptes-rendus du Conseil d’administration du cinéma éducateur (1926-1934).

1236.

AMV : Lettre de la municipalité à Meunier, directeur du cinéma Family, 10 décembre 1937.

1237.

ADR : 4 M 485 : Enquête préfectorale, mai 1931.