e) Les tarifs

L’évolution des tarifs des salles de cinéma dans les années 1930 est au diapason de la transformation de l’exploitation. Les différences entre les établissements sont toujours importantes, mais moins marquées géographiquement. De fait, c’est désormais l’identité de la salle et la nature de sa programmation, plus que sa localisation, qui conditionnent les prix qui y sont pratiqués. Et l’on constate tout de même une certaine uniformisation des tarifs, avec une moyenne générale de 4 francs la place.

Dans le centre de la ville, les établissements les plus importants conservent des tarifs élitistes. Que cela soit au Pathé-palace en 1937 ou à la Scala en 1938, le prix moyen des fauteuils atteint 10 à 12 francs 1244 . Il existe donc toujours une exploitation de prestige pour un public assez aisé. Mais dans le centre-ville, on trouve désormais des cinémas permanents, dont les tarifs sont bien plus bas. Ils vont généralement de trois à cinq francs 1245 , équivalents à ceux pratiqués dans la petite salle du quartier Perrache et moins chers, par exemple, que ceux du cinéma Régina, à Vaise 1246 .

Sur la rive gauche du Rhône, le quartier des Brotteaux continue à se démarquer par des tarifs plutôt élevés. Les tarifs du cinéma de la Cigale, en 1936, vont de cinq à huit francs 1247 alors toutes les autres salles de la rive gauche dont je connais les prix proposent des tarifs planchers à trois ou quatre francs. Dans les années 1920, le Lumina-Gaumont, situé au cœur du quartier des Brotteaux, pratiquait déjà des tarifs élevés, plus élevés en tout cas que ceux des grandes salles de la Guillotière. La particularité du quartier des Brotteaux, que l’on a pu observer depuis la fin du XIXe siècle ne se dément pas. D’ailleurs, dans la salle que la société Gaumont escompte ouvrir à la toute fin des années 1930 aux Brotteaux, les tarifs sont déjà fixés autour de 10 francs 1248 , au niveau donc des grandes salles de 1ère vision du centre-ville.

Les tarifs du cinéma de l’Eldorado, à la Guillotière, vont de 3,50 à 10 francs en 1936 et sont bien plus bas que le prix des représentations de music-hall organisées dans l’établissement (qui vont de 5 à 18 francs) 1249 . Le cinéma, sans conteste, est toujours un spectacle populaire. Par l’échelle de ses tarifs, le principal établissement de la Guillotière peut donc attirer tout autant le public populaire que des spectateurs prêts à payer plus de deux fois le tarif plancher pour se démarquer. Une partie de la clientèle de l’établissement se rend d’ailleurs au spectacle en voiture, comme le semble le démontrer les récriminations du directeur de l’Eldorado lorsque la municipalité décide d’interdire le stationnement des véhicules devant les salles de spectacle 1250 . Il est difficile en fait de faire la part des choses. J’ignore totalement si les places à 3,50 francs de l’Eldorado sont nombreuses ou marginales. Car si l’établissement pratique un tarif plancher plus accessible qu’au Comœdia ou même au modeste cinéma des Variétés de l’avenue Berthelot 1251 , il reste bien plus cher qu’une salle comme le petit cinéma Anvers, situé à quelques centaines de mètres, dont les tarifs à la même période vont de deux à quatre francs 1252 .

Je manque malheureusement d’informations plus fines sur Lyon, notamment pour comparer les différentes salles d’un même quartier comme à Vaise ou à la Croix-Rousse. Mais l’exemple de Villeurbanne – dont tous les directeurs de cinéma communiquent le détail de leurs tarifs à la municipalité en 1937 – permet d’appréhender précisément les différences entre les établissements d’un même secteur géographique et d’avoir une idée plus nette de la segmentation des publics :

Tableau 34. Nombre de places par tarif (en francs) dans les salles de Villeurbanne en 1937
Tarifs 2 2,50 3 3,50 4 4,50 5 5,50 6 6,50 7 Total
Casino - - - - 72 210 - 109 - 67 - 458
Fantasio - - - - 75 75 - 230 - 80 - 460
Family - - 150 - 126 111 123 - - - - 510
Eden - - 148 - 176 - 118 - 30 - - 472
Régence - - 64 - 170 - 162 - - - - 396
Kursaal - - 94 - 285 - 110 - - - - 489
Imperial - - 296 - 260 - 240 - - - - 796
Iris - - 160 - 215 - 110 - - - - 485
Apollo - 80 - 270 - - 190 - - - 20 560
Variétés - 160 - 250 - 60 - 30 - - - 500
Etoile - 70 212 - 167 - - - - - - 449
Comœdia 101 68 - 93 89 - - - - - - 351
Total 101 378 1124 613 1635 456 1053 369 30 147 20 5 926

Le prix moyen des 5 926 places de cinéma que compte Villeurbanne est très exactement de 4 francs et 2 centimes. Le tarif de 4 francs est du reste le plus courant (27,6 % des places, plus du quart). L’offre de cinéma dans la commune est constituée de onze tarifs différents, qui vont de 2 à 7 francs soit du simple au triple. Mais il s’agit ici de marges minoritaires dans l’absolu, même si ces tarifs sont importants dans certaines salles. Les tarifs compris entre 3 et 5 francs constituent plus de 80 % des places proposées au public de Villeurbanne.

Les places à 2 et 2,50 francs ne constituent que 8 % des places proposées, et seul le tiers des salles (quatre sur douze) les proposent. Mais dans ces salles, les tarifs les moins chers occupent une place non négligeable : Comœdia (46,8 %, près de la moitié), Etoile (15,6%), Variétés (32 %) et Apollo (14,8 %). Les places au delà de 5 francs ne constituent quant à elles que 9,5 % de l’offre, et cinq salles sur douze proposent de tels tarifs. Mais elles constituent plus des deux tiers des places au cinéma Fantasio (67 %) et plus du tiers de celles du Casino (36%). Par contre, les places les plus chères sont quantité négligeable dans les trois autres salles qui les proposent (Eden : 6% ; Apollo : 3,5 % et Variétés : 6 %).

Au final, on trouve deux salles – Fantasio et Casino – qui visent une clientèle assez aisée (pas de tarifs à moins de quatre francs, une proportion de places chères importante, surtout au cinéma Fantasio), six salles qui ont une politique d’exploitation identique (tarifs de 3 à 5 francs) et deux salles qui visent une clientèle plutôt populaire (pas de tarifs au delà de 4 francs, tarifs planchers à deux ou deux francs cinquante). Enfin, deux salles ont un spectre de tarifs très élargi. Il s’agit surtout du cinéma Apollo, dont les tarifs vont de 2,50 à sept francs (soit une différence du simple au triple, quasiment). Bien sûr, le nombre de places disponibles par catégorie révèle que les tarifs extrêmes ne concernent qu’une minorité des places (respectivement 15 et 3 %). On constate, pour le cinéma des Variétés, un plus fort ancrage dans les catégories plus modestes (les places les moins chères constituent le tiers des places alors que places les plus chères que 6 %).

La différence de clientèle entre salles les moins chères et les salles les plus chères est assez importante : le cinéma Fantasio, au vu de la composition de la salle selon les différents tarifs, s’attend à ce que ses clients déboursent en moyenne 5 francs et 25 centimes pour assister à la séance et le cinéma Casino près de cinq francs. Dans les établissements Comœdia et Etoile, les propriétaires n’escomptent qu’une moyenne de trois francs par place vendue. Entre la salle la plus chère et la salle la moins chère, l’écart atteint donc 75 %. Le plus étonnant étant que ces quatre établissements se situent tous les uns à côté des autres, dans le quartier des Charpennes. La segmentation des publics des salles de cinéma commerciales s’opère également à l’échelle du quartier.

Notes
1244.

Le Cri de Lyon n° 882 et 911 des 18 juin 1937 et 4 février 1938.

1245.

Le Progrès, 2 avril 1937.

1246.

Idem, 27 mars et 30 octobre 1937.

1247.

Idem, 19 septembre 1936.

1248.

Le Cri de Lyon, n° 904, 17 décembre 1937.

1249.

Idem, n° 819, 28 février 1936.

1250.

AML : 1127 WP 060 : Lettre du directeur de l’Eldorado à la municipalité, octobre 1934.

1251.

Le Progrès, 9 janvier et 10 mai 1937.

1252.

Idem, 4 janvier 1936.

1253.

AMV : Dossiers des différents établissements de la commune, réponses des exploitants à une enquête de la mairie, novembre 1937.