2) Le cinéma d’institution

a) Les salles paroissiales, véritables concurrentes aux salles commerciales

Jusqu’au début des années 1930, les salles paroissiales ne fonctionnaient au mieux qu’une seule fois par semaine, le dimanche. Il existait également des séances le jeudi après-midi pour les enfants, comme le prouvent les nombreuses lettres d’instituteurs dénonçant l’emprise des patronages catholiques. En 1931, si douze paroisses lyonnaises déclarent organiser des séances cinématographiques, elles ne sont réellement que deux à fonctionner régulièrement chaque semaine. Dans le reste de l’agglomération, des cinémas paroissiaux existent à Oullins, Sainte Foy les Lyon, Caluire, La Mulatière et Saint Rambert, ainsi qu’à Villeurbanne. Mais là aussi, on ne compte au mieux que deux séances de cinéma par mois 1254 . La période des années 1930 va de fait marquer une véritable rupture non seulement du nombre de salles paroissiales mais aussi de leur fonctionnement.

Les cinémas catholiques se sont d’une part adaptés très rapidement à la nouvelle donne technologique que constitue la sonorisation des films. La salle catholique de l’Etoile, située au n° 12 de la rue Sainte-Hélène, est équipée en parlant dès novembre 1930, bien avant la plupart des salles commerciales de la ville, et en même temps que l’imposant cinéma Tivoli 1255 . Les curés ou les associations paroissiales n’ont bien sûr pas les moyens de la société Etoile-Film, qui exploite toujours une salle de cinéma dans le quartier d’Ainay, mais ils parviennent néanmoins à acheter une installation de cinéma parlant relativement rapidement. Le cinéma de la paroisse Saint-Denis, à la Croix-Rousse, est ainsi équipé en parlant en janvier 1933 1256 , en même temps que certaines salles commerciales de quartier.

Les cinémas paroissiaux peuvent compter sur la société catholique Etoile-film qui se développe considérablement au début des années 1930. Avec l’ouverture du Cinéma Empire et l’acquisition du cinéma Saint-Clair à Caluire 1257 , la société est en 1931 une des principales actrices de l’exploitation lyonnaise. Bien plus, Etoile-Film fabrique ses propres appareils et sort de ses ateliers de Montchat un modèle d’appareil de projection de films parlants, que se procurent de nombreuses salles commerciales du département 1258 . Dans un article publié en 1930, le chanoine Reymond remarquait que la société Etoile-Film accordait des facilités de paiement aux salles d’œuvres 1259  : les paroisses lyonnaises ont donc à portée de main un fournisseur privilégié et sans doute compréhensif.

Ces dernières ne sont néanmoins pas plus nombreuses que dans les années 1920. C’est le pape Pie XI lui-même qui, en 1936, va véritablement faire exploser le cinéma paroissial avec la publication de l’encyclique Vigilanti Cura :

‘« D’autre part, les bons films peuvent, au contraire, exercer une influence profondément moralisatrice sur ceux qui les voient. Non seulement ils sont une distraction, mais ils peuvent susciter de nobles idéals de vie, donner des notions précieuses, fournir de plus amples connaissances sur l’histoire et les beautés du pays, présenter la vérité et la vertu sous une forme attrayante, créer ou – pour le moins – favoriser une compréhension entre les races, promouvoir la cause de la justice, éveiller l’attrait de la vertu et contribuer par une aide positive, à la construction d’un ordre social plus juste dans le monde. 1260  »’

C’est un véritable panégyrique du cinéma, présenté comme une arme absolue pour la propagation de l’ensemble des idéaux chrétiens. Le but recherché est plus absolu, plus positif désormais que la seule concurrence à l’influence pernicieuse des cinémas commerciaux : il s’agit de développer le cinéma pour œuvrer pour le bien et la morale. Cela explique par exemple que la paroisse lyonnaise Saint Jean, dont les ouailles, en l’absence de toute exploitation cinématographique dans le quartier, ne sont pas directement en danger, choisit d’installer un cinéma en 1942.

De fait, les exploitations paroissiales se multiplient. Quatre paroisses lyonnaises sollicitent une autorisation d’exploiter auprès de la municipalité entre septembre et décembre 1936. Celles-ci sont situées majoritairement dans les quartiers plutôt résidentiels : aux Brotteaux (Saint-Nom de Jésus), à Montchat (Notre-dame du bon secours) et à Ainay (Sainte-Croix) 1261 . Mais on retrouve également une paroisse située derrière le quartier de la Part-Dieu, la paroisse Sainte-Anne 1262 . Entre 1937 et 1939, trois nouvelles paroisses – Saint-André, Notre-dame de Bellecombe et Saint-Irénée 1263 – se lancent dans l’aventure. Si l’on y ajoute les paroisses Saint-Denis et Saint-Pothin, qui fonctionnent depuis les années 1920 et la paroisse Saint-Bruno, à la Croix-Rousse, qui a entamé ses projections en 1935 1264 , ce ne sont pas moins de dix salles de cinéma paroissiales qui fonctionnent régulièrement à la veille de la seconde guerre mondiale.

De plus, les cinémas catholiques développent une politique d’exploitation calquée sur celle qui prévaut dans les salles commerciales. La paroisse Saint-Denis adopte ainsi une séance le samedi soir à la rentrée 1936 ce qui constitue une évolution essentielle puisque la séance du samedi soir est la plus fréquentée dans les salles de quartier. Le cinéma Familial de la rue de Condé est quant à lui autorisé à fonctionner quatre jours par semaine, du jeudi au dimanche, en octobre 1938 1265 , soit cinq séances par semaine, c’est à dire autant que la plupart des salles de quartier. Toutes les demandes d’autorisation d’exploiter à partir de cette date le sont au minimum pour trois séances par semaine. Enfin, les salles paroissiales commencent, auprès des autres salles de cinéma, à faire paraître leur programme dans la presse locale. La première est le cinéma Bellecombe en novembre 1941 1266 , bientôt suivie par d’autres. Les salles paroissiales s’affirment donc comme de véritables concurrentes aux salles de cinéma commerciales, et notamment aux salles de quartier. Une concurrence qui n’est pas dédaignée : en décembre 1936, le propriétaire du cinéma villeurbannais des Variétés se plaint de la concurrence de la salle paroissiale toute proche, qui pratique des tarifs descendant jusqu’à 1 franc 1267 (le tarif le plus bas aux Variétés est de 2,50 francs). Car, bien évidemment, les salles paroissiales peuvent proposer des tarifs très bas, n’ayant à leurs charges aucun salaire et ne cherchant pas (ou peu) à gagner de l’argent. Toutefois, certaines d’entre elles proposent des tarifs qui équivalent ceux des salles commerciales les plus modestes. Les tarifs du cinéma de la paroisse Notre-Dame Saint-Vincent vont par exemple de 2,50 à 5 francs en 1940 1268 . Les salles de cinéma paroissiales sont désormais des cinémas comme les autres.

Les salles catholiques bénéficient par ailleurs de la constitution le 12 novembre 1935, d’une association qui cherche à les fédérer, celle du Groupement des Salles Familiales de l’agence de Lyon 1269 , et plus précisément celles fonctionnant au cinéma standard parlant, soit en 35 mm. Le siège social de l’association se trouve à Besançon, d’où est partie l’impulsion, mais les réunions se déroulent à Lyon, dans la salle Sainte Croix, rue de Condé à partir de 1936. L’association regroupe l’ensemble des salles « familiales », donc paroissiales qui prennent leurs films chez les distributeurs basés à Lyon. Les conditions d’admission sont draconiennes : les paroisses doivent fournir un compte-rendu mensuel de l’activité de la salle et des films passés, et sont interdites de louer des films sans l’accord de l’association.

Le développement de l’association est considérable, au diapason du développement des salles paroissiales. On compte quarante-cinq membres en 1935, le double (quatre-vingt-quinze) en 1936, et 166 en 1939 1270 . 166 membres signifiant 166 salles de cinéma, le Groupement des Salles Familiales constitue finalement, et de loin, le plus grand circuit d’exploitation de la région, sinon du pays.

Les buts de l’association sont ambitieux « d’une manière générale, l’amélioration du cinéma ». Et même plus loin : « Enfin chaque adhérent s’engage par tous les moyens dont il dispose, d’agir sur l’opinion publique, dans sa localité et dans sa région, en faveur du cinéma moralisateur et éducateur ». Les adhérents ont pour cela déjà des moyens à leur disposition. Le journal « Choisir », en 1936, propose des tableaux d’affichage ou les paroisses peuvent inscrire les films qui passent dans les salles de quartier accompagnés de la cotation du Comité Catholique du Cinéma 1271 . Le Comité édite par ailleurs des catalogues des films à voir, ou ne pas voir.

L’association entend fournir aux salles paroissiales la documentation nécessaire au choix des films, dans le cadre de liens commerciaux avec les maisons de distribution, mais aussi « d’obtenir pour elles des films répondant à leurs exigences », et donc se substituer aux distributeurs privés. D’ailleurs la nouvelle association ne perd pas de temps puisque le soir même de sa première assemblée est prévue une réunion dans la salle de l’Etoile avec les principales maisons de distribution lyonnaises.

Un an plus tard, le responsable du service location du Groupement peut se targuer d’obtenir désormais des tarifs raisonnables, les films ne se payent plus au prix fort, ce qui semble une évidence. Un distributeur qui loue un film au groupement, qui compte alors une centaine de membres, est assuré de placer son film pendant plusieurs semaines, si ce n’est plusieurs mois. Mais le Groupement ne cherche pas qu’à économiser quelques sous :

‘« Il paraît incontestable que, la discipline jouant, la force de location représentée par l’ensemble des salles puisse agir sur les producteurs, qui, tenant compte d’un manque à gagner, se décideront certainement à améliorer un certain nombre de films, et à leur assurer ainsi un meilleur rendement commercial 1272 . »’

C’est le modèle américain, encensé par le pape dans sa lettre encyclique Vigilanti Cura. Le quotidien Le Nouvelliste, en refusant de nommer les films jugés immoraux, constitue déjà une arme susceptible d’influer sur la carrière des films à scandale 1273 . Dès 1936, l’assemblée déclare que l’influence des « gros contrats de location » passés par le groupement se fait déjà sentir sur la production cinématographique française :

‘« Déjà d’importantes firmes, avant de les arrêter définitivement, soumettent à l’examen du programmateur [du groupement] les scénarios et le découpage de leurs films en voie de réalisation, et elles acceptent de faire les corrections demandées 1274 . »’

En 1937, une nouvelle étape est franchie dans les ambitions du groupement : il s’agit maintenant d’intervenir directement sur l’exploitation cinématographique :

‘« Or, cette force, il convient, semble-t-il, de l’accroître en sortant du domaine des salles du type œuvres et en intéressant des laïcs, hommes d’affaires, à la location et au rachat […] de grandes salles d’exploitation, dans les villes les plus importantes. Il faut à la fois des salles familiales et des salles clefs, sur le terrain du cinéma, comme, dans le domaine de la Presse, il faut des bulletins paroissiaux, de modestes journaux, et de grands quotidiens. Pourquoi les catholiques au courant des affaires, industriels et commerçants, capitalistes, ne prendraient-ils pas l’initiative, un peu partout, de financer ces salles clefs, et d’en assurer la bonne exploitation. Ce serait à la fois un apostolat nouveau et un placement avantageux. Que souhaiter de plus ? 1275  »’

A Lyon, la firme Etoile, avec ses deux salles de cinéma du quartier Ainay, remplit déjà ces attributions. Il ne semble pas, à ma connaissance, que ces déclarations aient provoqué dans l’agglomération une grande vague de rachat des salles par des catholiques, mais il est difficile de juger de la confession d’un exploitant.

Les cinémas catholiques continuent de se développer sous le régime de Vichy. Entre 1940 et 1944, pas moins de six paroisses ouvrent un cinéma à Lyon, dont certains dans des quartiers – la vieille ville, Saint-Just – jusque là vierges d’établissements cinématographiques. Les salles paroissiales participent donc pleinement à la diffusion du spectacle cinématographique dans la ville. La période est également marquée par l’activité inlassable de l’Abbé Chassagne, qui multiplie les projets d’un organisme de cinéma catholique. Fondé en 1942 par ses soins, l’Office Familial de Documentation Artistique (OFDA) propose aux catholiques des fiches documentées sur les films et une bibliothèque du cinéma 1276 .

On aurait tort néanmoins de croire que le cinéma catholique bénéficie d’un traitement de faveur du nouveau régime. Car si Vichy se réclame de l’Eglise, l’Eglise n’est pas nécessairement acquise à Vichy. Les autorités ecclésiastiques ne sont dans leur ensemble pas dupes de la propagande sinon de l’idéologie qui prévaut. Une note confidentielle condamne ainsi la main-mise du cinéma allemand sur le cinéma français et, en 1941, le Juif Süss est jugé « tendancieux » 1277 par les services catholiques. En ce qui concerne les cinémas, les contradictions du régime de Vichy apparaissent en plein jour. La constitution du COIC et l’organisation de l’industrie cinématographique (texte du 26 octobre 1940) ne privilégie pas les salles paroissiales. En fait, elles sont totalement ignorées, très certainement parce que très discrètes sous les derniers feux de la IIIème République. Pendant une année, les salles paroissiales se trouvent dans une situation inconfortable, n’ayant pas d’existence légale. L’oubli est réparé en mai 1941, pour les salles standard comme celles fonctionnant en 16 mm 1278 . Désormais, aucune paroisse ne peut organiser des séances sans en référer au COIC, comme du reste l’ensemble des salles de cinéma. Après la guerre, les salles de cinéma paroissiales continueront à se développer pour atteindre leur âge d’or au milieu des années 1950.

Notes
1254.

ADR : 4 M 485 : Enquête préfectorale, mai 1931.

1255.

AML : 1271 WP 021 : Fiche du cinéma Etoile.

1256.

Archives du diocèse de Lyon : Bulletin paroissial Saint-Denis de la Croix-Rousse, janvier 1933.

1257.

Indicateur commercial Henri, années 1931-1932.

1258.

Le Cri de Lyon n° 5496 et 616, des 30 juillet 1931 et 12 février 1932.

1259.

BNF-Arsenal : Fond Auguste Rondel : RK 978 (Société de production Etoile-Film) : Dossiers du cinéma, n° hors série, 1930, page 1.

1260.

PIE XI, Encyclique Vigilanti Cura.

1261.

AML : 1179 WP 004 (Cinéma Foyer, paroisse Notre-dame du Bon secours), 1179 WP 005 (Cinéma Lacordaire, paroisse Saint-Nom de Jésus) et 1179 WP 008 (Cinéma Sainte-Croix).

1262.

AML : 1179 WP 009 : Lettre de l’association La Renaissance Sainte-Anne datée du 12 août 1936.

1263.

AML : 1179 WP 005 (Notre-dame de Bellecombe), 1179 WP 008 (Saint-André) et 1179 WP 009 (cinéma le Foyer, Saint-Irénée).

1264.

AML : 1179 WP 009 : Rapport des Sapeurs-Pompiers daté du mois d’avril 1935.

1265.

AML : 1179 WP 008 : Dossier du cinéma Sainte-Croix, lettre du 21 septembre 1940.

1266.

Le Progrès, 1er novembre 1941.

1267.

AMV : Dossier du cinéma Kursaal, lettre de l’exploitant datée du 21 décembre 1936.

1268.

AML : 1111 WP 006 : Lettre de l’Association d’éducation populaire Notre-Dame Saint-Vincent datée du 26 novembre 1940.

1269.

Groupement des Salles Familiales : Cahier des séances de l’association, séance constitutive du 12 novembre 1935.

1270.

Groupement des Salles Familiales : Assemblées générales des 15 novembre 1936 et 3 juillet 1939.

1271.

Archives du diocèse : 11/II 193 : Réclame de la C.C.C., vers 1938.

1272.

Groupement des Salles Familiales : Assemblée générale du 15 novembre 1936.

1273.

Archives du diocèse : 11/II 193 : Dossier sur la presse catholique et le cinéma, réalisé par Le Nouvelliste de Lyon, 1936.

1274.

Groupement des Salles Familiales : Assemblée générale du 15 novembre 1936.

1275.

Idem, 8 novembre 1937.

1276.

Archives du diocèse : 11/II 193 : Correspondance de l’abbé Chassagne avec l’archevêché, 1941-1942.

1277.

Archives du diocèse : 11/II 193 : Circulaire non signée, 1942.

1278.

Idem : Lettre de la Centrale Catholique du Cinéma et de la Radio, 18 mai 1941.