b) L’Office Régional du Cinéma Educateur en repli

L’avènement du parlant est un véritable coup dur pour le cinéma éducateur. La Ville de Lyon puis L’ORCEL avaient patiemment constitué dans les années 1920 un immense catalogue pour ne pas être dépendant des maisons commerciales. Un catalogue de films muets qui se trouve donc caduc au début des années 1930.

L’ORCEL et les municipalités qui la soutiennent n’ont guère les moyens d’acheter des films parlants. Jusqu’en 1934, de fait, aucune séance de cinéma parlant n’est organisée lors des garderies du jeudi. En 1935, on en compte 416 sur 3746, soit un peu plus de 10 %. Mais aucune n’a été organisée dans l’agglomération lyonnaise : dans le Rhône, seul Tarare et Thizy sont concernées.

Le développement du cinéma éducateur dans les années 1920, ainsi que les ambitions de ses promoteurs, pouvaient laisser penser qu’à l’instar des salles paroissiales, il allait s’ériger comme un concurrent direct au cinéma commercial. Mais l’arrivée du parlant a brisé cette ambition. Le cinéma éducateur continue à se développer, ou plutôt à se maintenir, dans les années 1930, mais il reste circonscrit au domaine éducatif. De 1928 à 1931, le nombre de séances organisées avait quasiment doublé, passant de 6 786 à 10 076. A partir de 1931, on constate un fléchissement de l’extension de l’activité, causée principalement par l’avènement du parlant :

Tableau 35. Nombre et typologie des séances organisées par l’ORCEL (1931-1935)
  1931 1932 1933 1934 1935
Programmes d’enseignement 3500 3650 3710 3555 3268
Cours d’adultes 340 375 342 366 312
Conférences agricoles 512 560 575 515 486
Orientation professionnelle 184 178 174 160 122
Enseignement technique 422 435 417 372 328
Hygiène sociale 375 390 415 386 340
Séances publiques 2363 2112 1860 1968 1937
Garderies du jeudi 2400 2560 2876 3225 3746
Total 10 076 10 260 10 369 10547 10709

L’évolution générale dessine une stabilisation de l’activité du cinéma éducateur, qui organise à peu de choses près le même nombre de séances en 1931 et en 1935. Les séances récréatives du jeudi données aux enfants des garderies municipales sont en revanche en augmentation constante (plus de 50 % entre 1931 et 1935) et constituent progressivement l’activité principale, aux côtés des programmes spécifiquement scolaires, de l’ORCEL.

Au milieu des années 1930, on compte trente séances récréatives hebdomadaires dans la seule ville de Lyon ce qui, d’octobre à mai, donne environ 900 séances par an, le quart des séances du jeudi organisées par l’ORCEL. Dans les autres communes de l’agglomération, ces séances sont également bien présentes : on en compte six chaque semaine à Villeurbanne, trois à Vaulx-en-velin et Vénissieux et une à Bron, Caluire, Tassin, La Mulatière, Oullins, Pierre Bénite et Saint-Fons. Le cinéma éducateur contribue pleinement à unifier la ville. Au total, ce sont quarante-neuf séances hebdomadaires qui sont données dans l’agglomération lyonnaise, 1500 séances par an, soit plus de 40 % des séances récréatives de l’ORCEL. L’Office a conservé, malgré son action sur une vingtaine de départements, son ancrage lyonnais.

Les séances récréatives du jeudi ont augmenté, mais ce ne sont plus les mêmes, en tout cas à Lyon. Jusqu’au début des années 1930, la plupart des enfants des écoles publiques étaient conduits les jeudi après-midi dans la salle de cinéma de leur quartier où étaient diffusés les programmes du cinéma éducateur. Avec le passage des établissements commerciaux au cinéma parlant, les films de l’Office deviennent indésirables. Le cinéma de la rue Ravier, à Gerland, refuse ainsi de passer les films muets ordinaires, souvent usagés 1280 , après sa transformation en parlant en mai 1932. Même problème en janvier 1932 à la Croix-Rousse où les enfants sont privés de cinéma en raison de la transformation des appareils des salles du quartier 1281 .

Certains enseignants ont décidé de traiter directement avec les salles de cinéma commerciales, sans passer par l’ORCEL. Cette décision est très certainement motivée par la volonté de montrer aux enfants des programmes parlants. En avril 1932, on apprend que les écoliers de l’école rue de l’Université, dans le quartier de la Guillotière, se rendent au cinéma de la rue d’Anvers, moyennant 75 centimes par enfant. Ceux des deux écoles de la Grande rue de la Guillotière se rendent pour la même somme aux séances du cinéma Alhambra et ceux de l’école de l’avenue Berthelot au cinéma Comœdia pour la somme d’un franc. Ces tarifs, loin de ceux pratiqués pour les séances normales de ces établissements, sont néanmoins loin d’être symboliques. Au cinéma de Gerland, où se rendent les enfants du quartier, on ne demande que 25 centimes : la salle, qui n’est pas équipée encore pour le parlant, reçoit les films de l’Office. A la Bourse du Travail, salle municipale qui fonctionne bien évidemment avec l’ORCEL, les enfants ne doivent payer que 20 centimes 1282 .

En novembre 1932, le directeur de l’école de l’avenue Berthelot, dont les écoliers se rendent toujours pour 1 franc aux séances du cinéma Comœdia, milite en faveur d’une suppression du droit d’entrée aux séances : 

‘« C’est un peu cher par ces temps de crise. C’est aussi à mon avis une solution paresseuse qui a de nombreux inconvénients. Les enfants des chômeurs, des familles nombreuses, tous les nécessiteux sont dans la rue ou vont aux patronages d’en face qui non seulement ne leur demandent rien, mais leur donnent une miche et un chocolat. 1283  »’

Sans compter que ces patronages, catholiques bien sûr, s’équipent bientôt d’une installation de cinéma parlant. En novembre 1934, « nos garderies sont déjà en état d’infériorité par rapport aux patronages confessionnels, pourvus du cinéma sonore 1284 » La municipalité lyonnaise finit par supprimer le droit d’entrée aux séances du cinéma éducateur et d’interdire par là-même les instituteurs à emmener les écoliers aux séances des cinémas commerciaux. Demeure la question des locaux.

En vérité, la ville de Lyon a voté en 1929 le principe d’un vaste plan d’installation du cinéma dans les groupes scolaires. En avril 1929, cinq cabines cinématographiques sont déjà en place, puis neuf en juin 1930 1285 . Elles sont alors inégalement réparties sur le territoire : sur les neuf cabines de projection, sept se trouvent dans les 3ème et 5ème arrondissements. La place du 5ème s’explique par l’absence de salles de cinéma commerciales dans le quartier. La décision d’équiper toute la ville est confirmée au début des années 1930 mais les autorités municipales sont confrontées à un choix cornélien : faut-il équiper les groupes scolaires d’une véritable cabine de projection ou acheter un des appareils de format réduit mis au point dans les années 1920 ? Le prix va du simple (2 550 francs) au septuple (15 000 francs) 1286 . Il semble qu’aucune décision ne soit réellement prise et que la ville équipe les écoles au cas par cas, avec toutefois une nette préférence pour les formats réduits dans les groupes scolaires où aucune installation n’avait encore été réalisée.

En 1935, vingt-deux des vingt-quatre séances du cinéma éducateur organisées à Lyon se font dans les groupes scolaires de la ville 1287 , les deux autres étant assurées par une salle de cinéma commerciale (le Cristal-Palace) et par la salle des fêtes de la Croix-Rousse. A Villeurbanne, qui n’a pas pris de telles mesures, les six séances du cinéma éducateur sont organisées dans les salles de cinéma commerciales de la commune 1288 . Les projections du cinéma éducateur ont donc changé de nature dans la capitale des Gaules. On emmène plus réellement les enfants au cinéma puisque le cinéma se trouve à l’intérieur même de l’école. De fait, la prédominance du cinéma muet et la scolarisation du cinéma éducateur éloignent les séances récréatives du jeudi des représentations habituelles des salles de cinéma commerciales. Un mouvement inverse à celui que les salles paroissiales ont impulsé.

Le cinéma éducateur est mis en sommeil pendant la guerre, puis volontairement ignoré des pouvoirs publics sous Vichy. Lorsque l’ORCEL réclame sa subvention à la ville de Lyon en 1940, on lui rétorque que les garderies du jeudi ont cessé de fonctionner et qu’aucun crédit n’est prévu pour l’année suivante. Les Offices sont en effet bien éloignés de l’idéologie du nouveau régime : dans une note confidentielle émanant du bureau de la propagande, il est précisé que « le cinéma éducatifs était, avant la guerre, entre les mains de la Ligue de l’enseignement (francs-maçons et communistes)  1289 ». Néanmoins, ils ne sont pas supprimés et restent en sommeil. Julien Jenger, chargé du cinéma éducatif à la Direction du cinéma du régime propose de remettre en activité les Offices sur le modèle de leur fonctionnement avant-guerre. Ancien directeur de l’Office du Var, il est considéré lui aussi comme franc-maçon, et donc évidemment «douteux » sa proposition est rejetée mais pas l’idée du cinéma d’enseignement, qui, à la réflexion, constitue une véritable aubaine pour diffuser la propagande du régime dans les jeunes têtes blondes. Entre mai 1942 et janvier 1943 un chassé-croisé aboutit à une refonte des Offices dans une nouvelle organisation, et à la mise sous séquestre du cinéma éducateur lyonnais 1290 .

L’oubli est la nature des régimes réactionnaires. Dans un article de janvier 1943, qui fait suite au vote du budget, on peut lire : « Au seuil de la présente guerre, les pouvoirs publics n’avaient rien tenté pour adapter le cinéma à la pédagogie. 1291 » Vichy a enterré les Offices et récupéré à son profit le travail colossal réalisé en 20 ans. Pour bien peu de temps. A la fin des années 1940, les Offices renaissent de leurs cendres 1292 .

La rationalisation de l’exploitation et l’affirmation des salles spécialisées sont les deux traits majeurs de l’évolution du spectacle cinématographique dans l’agglomération lyonnaise au cours des années 1930. L’uniformisation apparente de l’industrie cinématographique s’accompagne en effet d’un éclatement en profondeur de l’offre de cinéma. Aux publics des palaces et des salles de quartier, qui coexistent toujours, se superposent les publics des salles spécialisées. Des salles distinctes cohabitent désormais au sein même des différents espaces de la ville, accentuant un peu plus les clivages entre les publics, ce que soulignent la circulation des films et la programmation des établissements.

Notes
1279.

AMV : 0206 WP 002 : Rapport sur l’activité du cinéma éducateur, 29 mai 1934, pour les chiffres des années 1931-1933, La revue du cinéma éducateur, n°3, juillet-septembre 1935, pour ceux de 1934, et la brochure Le Cinéma Educateur, rédigée par Cauvin Gustave en 1936 et conservée aux A.D.R. (1 T 2181) pour les chiffres de 1935.

1280.

AML 0151 WP 004 : Lettre du directeur de l’école 181 chemin des Culattes à la municipalité, 20 mai 1932

1281.

Idem, compte-rendu de la réunion de la commission municipale du cinéma scolaire, 9 janvier 1932.

1282.

AML : 0206 WP 002 : Rapport de l’inspecteur primaire de Lyon 3 au maire, 12 avril 1932.

1283.

AML : 0151 WP 004 : Lettre du 30 novembre 1932.

1284.

AML : 0151 WP 004 : Lettre de Petit, inspecteur primaire chargé des garderies du jeudi à la municipalité, 7 novembre 1934.

1285.

Idem : Rapport de l’Inspection primaire, 23 juin 1930.

1286.

Idem : Rapport de l’architecte en chef de la ville, daté du 31 octobre 1930.

1287.

AML : 1271 WP 021 : Article du 30 janvier 1935.

1288.

Ibidem.

1289.

F17 13378 : Note confidentielle du bureau de la propagande au cabinet du ministre du secrétariat à l’éducation nationale, 26 mai 1942.

1290.

ADR : 182 W 249 : Cabinet du préfet pendant la guerre, lettre de l'inspecteur d'académie du Rhône au préfet, mars 1943.

1291.

F17 13378 : Article de l’Illustration, janvier 1943

1292.

BORDE Raymond et PERRIN Charles, op. cit., pages 113-115.