Les années 1930 consacrent le rôle prédominant du cinéma dans la société française. A Lyon, le spectacle cinématographique occupe une place quasiment exclusive et marginalise le music-hall. Plus d’une quinzaine de salles de cinéma, toujours plus imposantes, ouvrent leurs portes, le nombre de séances proposées au public se multiplie et les spectateurs sont toujours plus nombreux. Spectacle de masse, le cinéma véhicule également une culture fédératrice. Le renouvellement de l’exploitation conditionne en effet une circulation des films plus homogène, plus rapide aussi, que dans les années 1920. L’avènement du parlant, qui entraîne la disparition de l’accompagnement musical uniformise de fait le spectacle. Surtout, des films, des acteurs, principalement français, s’invitent dans l’ensemble ou presque des quartiers de la ville et contribuent à une certaine uniformisation culturelle de la société urbaine.
Toutefois, cette culture cinématographique de masse ne constitue que la partie émergée de l’iceberg. Les règles qui régissent l’industrie cinématographique et la diversification des salles de cinéma entraînent de fait une segmentation complexe des publics.
Comme dans les années 1920, ceux-ci se différencient selon qu’ils se rendent dans le centre de la ville ou dans leur quartier, dans un grand établissement ou dans une petite salle de proximité. La circulation des films, plus rapide, certes, reste en effet strictement hiérarchisée. Le centre-ville monopolise les films à leur sortie dans l’agglomération lyonnaise, et seuls certains quartiers – ceux qui comptent une salle d’envergure : Brotteaux, Guillotière, Croix-Rousse et Vaise – parviennent à obtenir les films assez rapidement. Dans le reste de la ville, le public des petites salles de quartier patientent toujours plusieurs mois avant de voir les films sortis dans les salles du centre-ville.
Les salles de quartier se distinguent également des grands établissements par leur programmation. Toutes, ou presque, proposent non pas un mais deux films à chaque séance. Dans la banlieue et les quartiers les plus populaires – Villeurbanne, Gerland, Perrache – les films de série B prennent le pas sur les grands films, ce qui relativise assurément le rôle acculturant du cinéma.
Sur cette distinction géographique des publics lyonnais, déjà observée au temps du muet, se superpose une distinction culturelle avec l’émergence des salles spécialisées. Salles paroissiales, salles d’actualités, studios : ces établissements attirent par leur programmation un public spécifique. Aller au cinéma, c’est désormais choisir le lieu et la salle où l’on se rend, mais également la catégorie de film que l’on va voir.
La circulation des films et la programmation des salles lyonnaises ont pu être étudiées grâce aux insertions des programmes dans la presse locale ou corporative 1293 . L’ensemble ou presque des établissements de Lyon et la moitié des salles de Villeurbanne ont pu être analysés entre janvier 1936 et juin 1938, soit deux ans et demi. Cette période n’est pas représentative de l’ensemble des années 1930 : les années 1929-1932 sont caractérisées par le chassé-croisé entre films muets et parlants, et les années 1940-1944 par la censure du régime de Vichy, la baisse du nombre de copies 1294 et, finalement, l’occupation allemande. Les années 1936-1938 constituent en fait une période « normale » où les règles de circulation des films fonctionnent à plein et que l’on peut comparer à la situation qui prévalait dix ans auparavant.
A partir des programmes parus dans Le Progrès de Lyon entre janvier 1936 et juin 1938. Programme des salles de Lyon : Alhambra, Artistic, Athénée, Bellecour, Bocage, Chanteclair, Cinébref, Terreaux, Cité, Comœdia, Coucou, Cristal, Dulaar, Eden (ex-Envers), Eldorado, Elysée, Empire, Etoile, Familia, Gerland, Gloria, Grolée, Jacobins, Kursaal, Lumina, Majestic, Melkior, Modern, Montchat-palace, Moulin-rouge, Odéon, Palace-Perrache, Pathé-palace, Paul-bert, Paris, Régina, Rexy (ex-Femina), Rialto, Royal, Scala, Splendid, Splendor, Studio-Fourmi, Studio-83, Tivoli, Venise (puis Caméo), Victoria, Variétés, Vox. Programmes des salles de Villeurbanne : Casino, Etoile, Family, Fantasio, Iris et Impérial. Dans Le Film à Lyon se trouve le détail des sorties en exclusivité à Lyon entre avril et décembre 1935. Enfin, les programmes de la salle paroissiale Saint-Denis apparaissent mensuellement dans le Bulletin paroissial de Saint-Denis, conservé aux Archives du Diocèse de Lyon.
FOREST Claude, op. cit., page 66.