2) Une offre multipliée

Durant les années 1930, on l’a vu, le nombre de fauteuils dans les salles de cinéma lyonnaises a augmenté de 50 %, passant de 20 000 à 30 000 places. Cette force hausse ne provient pas, ou si peu, de la conquête par le spectacle cinématographique de nouveaux territoires, mais propose aux Lyonnais dans leur ensemble une offre plus importante. A la multiplication des fauteuils s’ajoute celle des séances organisées. Les exploitants lyonnais, en effet, augmentent considérablement, dès les débuts du parlant, la périodicité de leurs représentations. Le cinéma parlant modifie profondément les politiques d’exploitation des directeurs de cinéma. La nécessité de rentabiliser la coûteuse installation sonore et sans doute aussi les obligations draconiennes des distributeurs les entraîne à multiplier le nombre de séances. Mais l’extension de l’offre correspond aussi très certainement à une évolution de la société, plus disponible – en tout cas dans les esprits – pour les loisirs. Cette évolution est notamment perceptible dans le développement au milieu des années 1930 des cinémas permanents.

Par un étonnant retour de balancier, les années 1930 voient en effet renaître de leurs cendres les cinémas permanents, disparus du paysage de l’exploitation lyonnaise depuis la fin de la première guerre mondiale. Cette évolution provient en grande partie de la modification des conditions de location des films. En 1929, ceux-ci étaient pour la plupart loués à la séance, avec un forfait habituel pour trois séances (les trois séances des salles de quartier). Avec l’apparition du parlant et la nécessité de rentabiliser plus rapidement les films, ces conditions évoluent vers la location hebdomadaire (quel que soit le nombre de séances) et la généralisation du système du pourcentage. Peu à peu, ce n’est plus le nombre de représentations qui conditionne le succès d’un film dans une salle mais le nombre de spectateurs qui s’y rendent, quelle que soit sa durée d’exploitation.

Les premières salles permanentes sont des créations, toutes situées au départ dans le centre de la ville. Elles sont quatre à ouvrir leurs portes à Lyon entre avril 1935 et juin 1936, comme si un nouveau créneau cinématographique venait d’être subitement découvert. Les programmes privilégiés sont les actualités et les courts dessins animés qui se prêtent particulièrement bien à l’exploitation permanente. Ainsi sont composés les programmes du Cinébref et du Cinéjournal dans le centre de la ville, puis du Cinémonde dans le quartier de la Guillotière. Mais l’exploitation permanente est aussi celle des films. Dans ce domaine, le cinéma Coucou, qui dès son ouverture propose des films en 1ère vision, est passé maître. Jusqu’en 1940, il est ouvert sans interruption de 14 heures à minuit et ne propose pas moins de six séances quotidiennes, trois fois plus en vérité que les autres salles du centre-ville. Les séances sont organisées toutes les deux heures (14h, 16h, 18h, 20h, 22h et minuit 1315  : la salle ferme donc ses portes à deux heures du matin), ce qui influe directement sur le spectacle : les films ont nécessairement une durée limitée (mais bien rares sont les films à dépasser les deux heures dans les années 1930 : sur les 144 films français de 1936, je n’en ai recensé qu’un seul 1316 ) et surtout, ce qui constitue une évolution importante, il n’y a pas de première partie. Le film est exploité seul, mais sur de nombreuses représentations. La Garçonne (J. de Limur, 1936), film avec lequel le Coucou fait son ouverture en mars 1936, reste cinq semaines à l’affiche et totalise à la fin de son exploitation en exclusivité 166 représentations, chiffre record salué à juste titre par la presse corporative 1317 .

L’exploitation permanente s’installe progressivement dans la ville, elle est adoptée par plusieurs salles du centre, notamment l’après-midi. C’est le cas du cinéma des Terreaux qui propose une permanence de 14 heures à 19 heures tout en conservant à sa soirée son caractère de représentation unique 1318 . Le cinéma Odéon, s’il n’est pas à proprement parler un cinéma permanent n’en propose pas moins en 1938 quatre séances quotidiennes 1319 . En mars 1938, le modeste cinéma Modern repousse un peu plus encore les temps de cinéma. Ouvert de 13 heures à minuit, il tente à titre expérimental une séance de minuit à deux heures du matin en janvier 1938 avant de la fixer définitivement en mars 1320 . Preuve qu’une partie suffisante du public est désormais prête à veiller dans les salles obscures.

Dans les quartiers, l’évolution du nombre de séances n’est pas moins considérable. A l’exception de trois au quatre salles de la rive gauche du Rhône (Lumina, Gloria, Comœdia) la plupart en 1929 encore ne fonctionnaient que deux ou trois jours par semaine, avec trois ou quatre séances. C’est encore le cas du reste en mai 1931. Le passage au parlant multiplie là aussi le nombre de représentations offertes au public, image de la transformation de certains quartiers en particulier et des temps de loisir en général.

Dans les quartiers de Vaise et de la Croix-Rousse, les séances de cinéma sont désormais quotidiennes avec l’ouverture des deux grands palaces que sont le Vox et le Chanteclair 1321 . Ailleurs, ce sont les salles déjà implantées qui ont augmenté la fréquence de leurs représentations. Je manque ici de sources pour les salles lyonnaises car elles ne donnent pas dans la presse leurs horaires de la semaine. On peut toutefois, grâce à l’exemple des salles de Villeurbanne appréhender précisément la multiplication de l’offre dans les salles de quartier en général :

Tableau 36. Nombre de séances hebdomadaire dans les salles de Villeurbanne entre 1929 et 1937 .
  1929 1931 1937
Casino 4 5 7
Fantasio 4 6 7
Family 4 4 6
Kursaal 3 3 5
Iris 4 4 5
Apollo 4 4 5
Variétés 4 4 5
Etoile 3 3 5
Comœdia 3 3 5
Eden 3 3 5
Impérial - 4 5
Régence - 3 3
Printania - 3 -
Total 36 49 63

Le nombre de séances hebdomadaire entre 1929 et 1937 a augmenté de 75 %, ce qui est considérable. Même en ne prenant en compte que les dix salles existant avant l’apparition du parlant, on constate une hausse de plus de 50 % du nombre de séances. En général, les salles qui fonctionnaient sur trois séances en ont rajouté deux (jeudi soir dans tous les cas et soit le vendredi, soit le mercredi) et celles qui en comptaient déjà quatre en ont rajouté de une à trois.

Il ne faut certes pas en conclure que les villeurbannais vont beaucoup plus au cinéma. Si hausse de la fréquentation il y a, elle n’est de toute façon pas proportionnelle à la multiplication du nombre de séances. Celle-ci correspond plutôt à une modification des pratiques du cinéma, à la segmentation des publics.

Les séances de semaine ne constituent d’ailleurs pas des séances de masse, et apparaissent assez peu rentables pour les exploitants de salles de quartier :

Tableau 37. Part des différentes séances dans les recettes hebdomadaires des cinémas Eden et Casino à Villeurbanne entre janvier et mars 1931 .
  Cinéma Eden Cinéma Casino
Mardi soir 5 % 1 %
Mercredi soir 4 % 4 %
Jeudi soir 7 % 6 %
Vendredi soir 4 % 5 %
Samedi soir 30,5 % 29 %
Dimanche matinée 36,5 % 28 %
Dimanche soirée 14 % 27 %
Total 100 % 100 %

Il s’agit ici de la fréquentation dans les deux premiers mois après l’installation du parlant qui, dans les deux salles, s’est faite à un jour d’intervalle (13 janvier à l’Eden, 14 janvier au Casino). Dans les deux cas, les trois séances du week-end concentrent plus de 80 % de la recette hebdomadaire et les séances de la semaine sont en moyenne quatre à six fois moins peuplées que celles du samedi soir. Au cinéma Casino, les séances des mardis, mercredis et vendredis réunissent une quarantaine de personnes, une soixantaine aux séances du jeudi contre 250 à celles du week-end.

Du reste, si multiplication des séances il y a pour l’ensemble de l’exploitation lyonnaise, les différences entre les salles sont toujours aussi marquées selon leur quartier d’implantation. Les salles du centre-ville organisent au minimum quatorze séances hebdomadaires, alors que la principale salle de Villeurbanne n’en compte que sept. Le cinéma Oasis dans le quartier Gerland, très populaire, ne fonctionne en 1941 que deux jours par semaine : deux séances le dimanche et celle du samedi soir. 1324 Bien peu de choses comparé aux quarante-deux séances hebdomadaires du Coucou. Les séances sont quotidiennes à Vaise dès 1930, à la Croix-Rousse en 1933, mais en 1937 aucune salle de Villeurbanne ne fonctionne le lundi. Ce soir-là, pour les inconditionnels, il faut se rendre à Lyon. Pas de séances non plus les après-midi à l’exception des séances organisées par l’ORCEL. Les enfants de Villeurbanne n’ont d’autres choix les jeudis après-midi que d’assister aux séances de patronage, qu’il soit laïc ou religieux, ou de se rendre encore une fois à Lyon.

La multiplication des séances de cinéma dans l’agglomération lyonnaise n’a donc pas entraîné une réelle uniformisation des politiques d’exploitation. Mais elle correspond sans nul doute à la hausse de la fréquentation.

Notes
1315.

Le Progrès, 14 mars 1936.

1316.

D’après le catalogue de CHIRAT Raymond, op. cit.

1317.

Le Cri de Lyon n° 824, 3 avril 1936.

1318.

Le Progrès, 29 janvier 1938.

1319.

Idem, 26 mars 1938.

1320.

Idem, 29 janvier et 12 mars 1938.

1321.

Idem, 23 avril 1938.

1322.

AMV : Dossiers des différentes salles de cinéma de la commune : les chiffres de 1929 sont connus grâce à une enquête faite dans chaque salle par les autorités municipales entre octobre et décembre (selon les salles) afin de fixer le montant de la taxe municipale ; ceux de 1931 ont été obtenus soit par déduction (lorsque le nombre de séances est modifié les années suivantes), soit par déclaration de l’exploitant après être passé au parlant (Dossiers des cinémas Casino et Fantasio). Enfin, les chiffres de 1937 proviennent des réponses des exploitants villeurbannais à une enquête de la mairie en novembre 1937 et qui, là encore se trouvent à l’intérieur des dossiers de chaque établissement.

1323.

AMV : Dossier des cinéma Eden et Casino, chiffres des recettes communiqués par les exploitants à la municipalité.

1324.

AML : 1179 WP 006 : Dossier du cinéma Oasis.