La place qu’occupe le spectacle cinématographique dans l’agglomération lyonnaise au cours des années 1930 semble indiquer une conjoncture particulièrement favorable. Pourtant, la situation économique de l’industrie cinématographique française pendant les « 15 ans d’années trente 1325 », entre 1929 et 1944, est équivoque. L’installation du parlant, la crise économique, les faillites retentissantes de Pathé-Natan et de la Gaumont-Franco-Film-Aubert surtout dressent un portrait assez sombre 1326 . Mais l’exploitation française n’est pas soumise aux mêmes enjeux que les branches de la production et de la distribution, ne serait-ce que par son imperméabilité à la concurrence étrangère. Le rapport de l’inspecteur des finances Guy de Carmoy en 1936 souligne du reste le contraste entre la situation difficile de la production française et la meilleure santé financière de l’exploitation 1327 . Celle-ci est avant tout tributaire de l’évolution de la fréquentation. Or, les chiffres l’attestent sans détours: le cinéma attire de plus en plus de spectateurs. Les recettes totales des établissements cinématographiques en France sont de 600 millions de francs en 1929, 900 millions au début des années 1930, 1 300 millions en 1938 et plus de 2 milliards pour la saison 1941-1942 1328 . Ramenés en francs constants, ces chiffres montrent que les recettes des salles de cinéma ont doublé (+ 95 %) entre 1929 et 1942.
Mais le chemin parcouru durant ces quinze années n’a pas été linéaire. L’évolution de l’exploitation cinématographique entre 1929 et 1944 se décompose grossièrement en trois phases : augmentation des recettes consécutive à l’arrivée du cinéma parlant jusqu’en 1931, contrecoup de la crise économique entre 1932 et 1934-1935 puis reprise de la croissance, ininterrompue jusqu’en 1944.
Le début des années 1930 est essentiellement marqué par l’installation progressive du cinéma parlant à laquelle on attribue généralement la forte hausse de la fréquentation. A juste titre semble-t-il : les deux premières années du cinéma parlant voient les recettes des salles de cinéma augmenter de 60 %. Toutefois, le parlant n’explique pas tout. Après quelques années sans création de salles, l’année 1927 avait vu naître dans l’agglomération lyonnaise plusieurs exploitations cinématographiques. Entre 1925 et 1927, de nombreuses exploitations ont connu une rénovation importante (cf. supra, page 167), et la situation économique à la veille de l’apparition du parlant était au beau fixe. D’ailleurs, si Fabrice Montebello précise que les recettes des salles de cinéma parisiennes ont doublé entre 1926 et 1930 1329 , nul doute qu’avant l’arrivée du parlant en 1929, la moitié du chemin était déjà réalisée 1330 .
Après la croissance générale de l’exploitation des années 1926-1931, la crise économique entraîne un repli de la fréquentation et des recettes. En France, les résultats financiers des salles de cinéma passent de 938 millions de francs en 1931 à 832 millions en 1934 1331 ; durant les années 1933 et 1934, près de 200 exploitations françaises font faillite et 550 exploitants cèdent leur exploitation 1332 . Mais cela ne signifie pas que l’exploitation dans son ensemble soit touchée de manière significative. On l’a vu pour l’agglomération lyonnaise, la crise touche principalement les petites exploitations. Du reste, si la baisse des recettes est effective, elle reste relative : la chute des recettes entre 1931 et 1934 en France n’est après tout que de l’ordre de 10 %. La situation équivoque de l’exploitation lyonnaise pendant les années de crise est d’ailleurs perceptible dans les informations contradictoires imprimées dans Le Cri de Lyon. On passe ainsi d’une crise indéniable en avril 1932 à l’annonce d’une reprise six mois plus tard 1333 , et les « bonnes » semaines succèdent aux semaines « catastrophiques 1334 ».
À partir de 1935, les salles de cinéma renouent avec une croissance que la guerre ne freine qu’à peine. Si les recettes chutent à Paris de 20 % en 1939 et de près de 50 % en 1940 1335 , il faut préciser que la capitale en 1940 subit tour à tour l’exode de ses habitants et l’occupation allemande, qui ne touchent pas la capitale des Gaules. Je n’ai pour Lyon pas de chiffres d’ensemble, mais l’évolution des résultats financiers de quelques exploitations de la ville permet d’appréhender le poids de la guerre dans la fréquentation :
Dulaar | Novelty | Modern | Cristal | Victoria | |
1938 | 458 000 | 74 707 | - | - | - |
1939 | 443 000 | 124 895 | 651 057 | - | - |
1940 | 404 000 | 121 478 | 685 707 | 153 393 | 92 130 |
1941 | 597 000 | 232 383 | 1 314 720 | 389 032 | 233 491 |
1942 | 800 000 | - | 1 580 769 | 646 748 | 470 927 |
Il s’agit de données parcellaires, certes, mais suffisamment instructives car ces cinq établissements reflètent en partie le visage de l’exploitation lyonnaise: quatre salles de quartier (le cinéma Dulaar à la Croix-Rousse, le Cristal-Palace à Monplaisir, le Novelty à Montchat et le Victoria dans le quartier des Etats-Unis) et une salle du centre-ville (le cinéma Modern, 98 rue de l’Hôtel de ville). Je n’ai en revanche pas de chiffres sur la grande exploitation ; or, il est possible que le contexte très particulier des années 1940 entraîne un repli sur soi – et son quartier – de la population et que le centre-ville et ses palaces soient évités. Mais l’homogénéité des résultats financiers du Modern et des quatre salles de quartier indiquent plutôt une hausse générale de la fréquentation.
Au cinéma de Jérôme Dulaar que l’on peut suivre dès 1938, la guerre a eu un impact bien plus limité qu’en 1914 : 10 % de baisse en 1939, 10 % en 1940. Même constatation pour le cinéma Modern où la guerre éclair, l’armistice et la mise en place du régime de Vichy n’ont pas entraîné une réelle désaffection du public.
Les chiffres les plus impressionnants sont ceux de 1941 et 1942. Pour les cinq salles étudiées, on constate une augmentation impressionnante des recettes, comprise entre 50 et 150 % entre 1940 et 1941, et entre 20 et 100 % entre 1941 et 1942. En deux ans, les recettes des salles de cinéma ont donc au minimum doublé, malgré les restrictions de toutes sortes 1337 . Ramenée en francs constants, la hausse des recettes des salles lyonnaises est au minimum de 40 % entre 1940 et 1942. Un mouvement que confirme le prix de vente du cinéma Eden, rue d’Anvers : vendu 90 000 francs en 1939, il en vaut le double en décembre 1941 1338 . Cet incroyable engouement pour le cinéma durant les années sombres de Vichy et de l’occupation est du reste général en France, où les recettes des salles de cinéma restent « spectaculairement élevées 1339 » jusqu’à la Libération. Les raisons en sont multiples. Certains auteurs insistent sur l’interdiction des bals populaires, qui auraient drainé les foules vers les salles de cinéma 1340 ; s’il est indéniable que cette interdiction a favorisé les petites exploitations de quartier, les effets – limités à la période estivale – ont du être restreints. Pour le C.O.I.C., « l’exploitation des salles de cinéma est particulièrement favorisée par la réglementation actuelle de la circulation qui ne permet plus aux citadins de s’évader, notamment le samedi et le dimanche, ainsi qu’ils le faisaient autrefois. 1341 » Mais, certainement, les causes les plus déterminantes sont d’ordre psychologique : les salles obscures, où les spectateurs sont anonymes, et les films de fiction permettent à chacun de s’évader de la réalité.
D’après le titre de JEANCOLAS Jean-Pierre, op. cit.
Voir sur ce point l’ouvrage de COURTADE Francis, Les malédictions du cinéma français. Une histoire du cinéma français parlant (1928-1978), Paris, Alain Moreau éditeur, 1978, 410 pages.
GUILLAUME-GRIMAUD Geneviève, Le cinéma du Front Populaire, op. cit., page 37.
Les chiffres de 1929 à 1934 sont cités dans le rapport de la chambre des députés n° 5583, 28 juin 1935 : Archives du Ministère des Finances, carton B 58688. Le chiffre de 1938 est donné par Guillaume-Grimaud Geneviève, Le cinéma du Front populaire, page 37. Celui de la saison 1941-1942 par FOREST Claude, Les dernières séances, page 65.
MONTEBELLO Fabrice, Histoire du cinéma en France, op. cit., pages 10-11.
Cf.Forest Claude, op. cit., page 48, qui précise que les recettes des salles parisiennes ont certes augmenté du tiers entre 1929 et 1930, mais cela après cinq années successives de croissance de 12 à 15 % l’an.
AEF : B 58688 : Rapport de la chambre des députés n° 5583, séance du 28 juin 1935.
Ibidem
Le Cri de Lyon n° 625 et 656 des 17 avril et 27 novembre 1932.
Idem n° 667 et 668 des 3 et 10 février 1933.
AN : F42 122 : Contrôle des recettes brutes à Paris, 1941.
Les chiffres du cinéma de Jérôme Dulaar et du Novelty sont donnés par l’administrateur du COIC dans ses rapports dressés en 1941 et 1942: Cinéma Dulaar : Archives Nationales : AJ38/3337 : dossier n°64. Cinéma Novelty : Archives Nationales: AJ 38/3342. Les recettes des trois autres salles sont connues par les Actes des sociétés consultables aux Archives Départementales du Rhône: Société « Cristal Palace » constituée le 17 février 1943 ; Société « Cinéma Victoria », le 4 mars 1943 ; Société « Cinéma Modern’ 39 », le 19 mai 1943.
FOREST Claude, op. cit. page 66.
ADR : 4007 W 49 : Formation de la Société de l’Eden-cinéma (11 novembre 1943).
FOREST Claude, op. cit. page 66.
BAUJARD Carole, La vie cinématographique à Lyon 1939-1944, Lyon, Mémoire de maîtrise d’Histoire sous la direction de GARRIER M.G., Université Lyon II, 1980, page 54.
AN : AJ38/3337 : Rapport de l’administrateur provisoire du cinéma Dulaar, daté du 31 octobre 1941.