Dans les années 1920, les films étaient loués aux grands établissements en échange d’une partie de la recette tandis que les petites salles, qui n’obtenaient les films qu’avec un retard prononcé, ne payaient qu’une somme forfaitaire, dégressive selon la fraîcheur du film. Il semble qu’au cours des années 1930 le système de location au pourcentage se substitue entièrement à la location au forfait. En 1941, le COIC interdit définitivement aux distributeurs de louer leurs films contre une somme forfaitaire et généralise de fait le système de la location au pourcentage 1342 . Il est possible que cette décision n’intervienne que pour institutionnaliser une pratique déjà généralisée mais il est tout aussi possible que la location au forfait soit encore répandue à cette date. Dans les deux cas, la hiérarchie entre les établissements cinématographiques demeure.
En effet, la location au pourcentage de la recette ne modifie pas en profondeur les rapports entre exploitants et maisons de location. Si les copies d’un même film semblent plus nombreuses que dans les années 1920, elles ne suffisent pas à satisfaire l’ensemble des salles lyonnaises, ni même l’ensemble des quartiers. Un film est tiré en moyenne à soixante copies – parfois quatre-vingt – pour l’ensemble du pays 1343 , ce qui signifie que l’agglomération lyonnaise ne peut espérer n’en obtenir plus de trois ou quatre. Les films circulent donc toujours de salle en salle, selon l’ampleur des moyens financiers des exploitants. Deux raisons à cela.
D’une part, un film est, dans ses premières semaines d’exploitation, loué contre la moitié – sinon plus – de la recette tandis qu’au bout de quelques mois, cette proportion baisse de façon conséquente. Le COIC, en 1942, est amené à exiger un taux plancher de 20 % de la recette, signe que les films se louaient alors parfois moins chers. Les différents taux de location, comme les tarifs dégressifs dans les année 1920, conditionnent donc une stricte hiérarchie des exploitations.
D’autre part, les distributeurs sont maîtres des films qu’ils louent. Or, pour une meilleure rentabilité, ceux-ci attribuent leurs films dans leurs premières semaines d’exploitation aux établissements susceptibles de leur ramener la meilleure recette, donc les plus importantes. Il serait contre-productif de faire partir un film à succès tant qu’on en parle encore en ville dans une petite salle du quartier des Etats-Unis lorsque celui-ci n’est pas encore passé aux Brotteaux. La publicité et la notoriété d’un film sont éphémères et mieux vaut perdre le public d’une petite salle de quartier que celui d’un grand établissement.
Il va de soi que les différences entre les exploitations cinématographiques sont toujours aussi marquées : l’avènement du parlant n’a pas entraîné une uniformisation des salles. A la Fédération des directeurs de spectacles de Lyon et Sud-est, qui se transforme en septembre 1936 en « Union Syndicale des directeurs de spectacle (cinémas-théâtres-music-hall) de Lyon et du sud-est », le montant de l’adhésion comporte cinq catégories, de 75 à 600 francs, distinguées par l’importance de la fréquentation hebdomadaire des établissements. Les propriétaires des salles attirant moins de 2 000 spectateurs par semaine payent 60 francs et ceux dont les salles concentrent 25 000 entrées par semaine 600 francs 1344 . Les différences de fréquentation vont donc au minimum de un à dix et jouent à plein sur l’accessibilité des films.
Du reste, la hiérarchie entre les établissements est institutionnalisée au cours des années 1930. Après les bouleversements dûs à l’avènement du parlant, les conditions de location des films sont remises à plat, ce qui aboutit, en 1935, à l’adoption d’un règlement uniforme. Exclusivité et priorité sur les films sont, comme dans les années 1920, spécifiquement prévues, la nouveauté réside dans la possibilité d’obtenir en 2ème ou 3ème position la priorité d’un film sur une zone déterminée. Aux salles d’exclusivité et de 1ère vision succèdent donc désormais officiellement les salles de 2ème ou 3ème vision, repoussant d’autant la circulation des films dans les salles qui n’ont pas les moyens de se positionner. En 1941, le COIC entérine définitivement le système hiérarchisé de la circulation des films en fixant des tarifs différents dans les salles de « 1 ère exclusivité », « 2 ème exclusivité », « 3 ème vision » et « visions ultérieures ». A Lyon (« catégorie 2 : villes clés et faubourgs dans un rayon de cinq kilomètres »), le droit d’entrée entre les premières et les dernières va du simple au double 1345 . Ce fonctionnement n’est d’ailleurs pas propre à la France. Le système d’exclusivité et la distinction entre salles de premières visions et salles de quartier – avec les différences de tarif que cela implique – existe également aux Etats-Unis 1346 . Dans les plus grandes villes d’outre-atlantique, on compte parfois jusqu’à onze passages réservés avant que le film ne circule librement dans les petits établissements.
La hiérarchie de la circulation des films est en outre toujours appliquée à l’échelle du pays. Les productions sortent en effet à Lyon avec un décalage sur leur sortie parisienne. Le Film à Lyon cite par exemple dix-neuf films français et étrangers sortis dans la capitale en décembre 1935 1347 : tous ont mis entre un et dix mois pour parvenir dans l’agglomération lyonnaise. Les écarts peuvent être conséquents Les Horizons perdus (Lost Horizon, F. Capra, 1937) sorti le 15 avril 1937 à Paris n’est ainsi programmé à Lyon qu’un an plus tard. Il ne sort en effet que le 9 avril 1938 sur l’écran du Majestic. C’est aussi le cas du Voile des Illusions (The Painted veil, R. Bolesławsky, 1934), avec Greta Garbo, sorti en mai 1935 à Paris, en mai 1936 à Lyon. A contrario, un film comme les Temps modernes (Modern Times, C. Chaplin, 1936) ne met qu’un peu plus d’un mois pour parvenir à Lyon, tout comme César (M. Pagnol, 1936), le 3ème opus de la trilogie de Marcel Pagnol 1348 . Une différence de traitement sans doute liée au nombre de copies disponibles et au succès des films à Paris. Quoiqu’il en soit, les décalages de sortie entre la capitale et la province sont toujours d’actualité et le resteront d’ailleurs jusque dans les années 1970.
Dans l’agglomération lyonnaise, le marché du film a fortement évolué. Le nombre de distributeurs a doublé par rapport aux années 1920, passant de quinze en 1928 à vingt-huit en 1935 1349 . Les exploitants ont donc logiquement un choix bien plus élargi. Les propriétaires du cinéma Familial à Vénissieux sont ainsi endettés auprès de douze distributeurs différents pour des sommes allant de 100 francs (Warner) à près de 5 800 francs (Pathé-Natan) 1350 . Au cinéma Studio-Fourmi, en 1938, on apprend que des « traités cinématographiques » ont été signés avec onze distributeurs différents 1351 . Mais depuis l’avènement du parlant, les contrats sont draconiens et les exploitants apparaissent plus entravés que réellement maîtres du jeu. Les contrats de location, en effet, ne portent pas que sur un seul film et ils lient l’exploitant sur une période plus ou moins longue. La dame Chaboud est ainsi obligée de décliner officiellement toute responsabilité quant aux contrats de location qu’ont signés ses prédécesseurs à la tête du cinéma du Grand Trou 1352 .
La situation des petites exploitations de quartier n’est donc guère plus enviable que dans les années 1920. La programmation est pourtant l’enjeu principal de l’exploitation d’une salle de cinéma, comme le montre le témoignage du propriétaire du cinéma Kursaal à Villeurbanne en 1934 :
‘« Pendant le mois de janvier, je n’ai fait que 6.000 francs de recettes. Devant ces recettes désastreuses dont la cause provenait pour beaucoup de la concurrence des cinémas passant de très gros morceaux avec des vedettes aimées, j’ai dû, pour éviter la fermeture à brève échéance, réagir et par les films et par la publicité. […] Malheureusement, cet effort publicitaire et spectaculaire, je ne puis pas le continuer. D’abord je n’ai pas une programmation assez importante, car je suis lié par d’anciens contrats et ne puis pas prendre tous les films que je voudrais ; de plus, ne faisant pas les recettes suffisantes je ne puis pas les payer le prix ; c’est donc mes collègues qui traitent ces gros films. Comme la clientèle est réduite, c’est celui qui passe le plus beau film qui fait la recette et au détriment des voisins. Quant à continuer l’effort publicitaire que j’ai fait, je ne pourrais que si j’avais les films en rapport. Et je ne les ai pas et ne pourrai pas les avoir avant un an, à cause de l’avance prise par mes collègues et l’obligation de tenir mes engagements. 1353 »’Pas de recettes, pas de films, pas de films, pas de recettes. C’est un véritable cercle vicieux. Le système de circulation des films fige de fait la hiérarchie des salles qui, à moins d’un repreneur particulièrement audacieux, ne peuvent changer de catégorie. Le propriétaire du cinéma Kursaal doit jongler avec les contrats de location qu’il a signés et l’obligation de programmer des films attractifs, pour tenir la concurrence. Car, ne pouvant lutter avec les grandes salles lyonnaises, les salles de quartier et de la banlieue luttent désormais entre elles. La circulation des films est aussi régie à l’échelle du quartier, où un établissement peut obtenir la priorité sur ses voisins. On apprend dans les colonnes de l’Ecran lyonnais que Georges Bériel, lors de l’ouverture du cinéma qu’il a créé rue du Bachut (Cinéma du Bocage) demande aux distributeurs l’exclusivité des films face aux autres salles du secteur, lesquelles font à leur tour la tournée des maisons de distribution pour contrecarrer l’ambition de leur nouveau voisin concurrent 1354 . Il est précisé que le nombre de salles fonctionnant dans le « secteur » est de huit, ce qui signifie qu’il s’étend du quartier de Gerland à celui de Monplaisir. J’ignore quel est le découpage dans les autres quartiers de la ville, mais il semble avéré que les maisons de distribution sectorisent l’agglomération lyonnaise pour la circulation de leurs films. Ils peuvent donc eux-mêmes fixer la hiérarchie entre les différentes partie de l’agglomération.
Garçon François, La distribution cinématographique..., op. cit., page 163.
FOREST Claude, op. cit., page 66.
ADR : 10 M 323 : Modification des statuts de la Fédération des directeurs de spectacles de Lyon et du sud-est, septembre 1936.
AN : F42 122 : Administration du COIC, 1941.
BORDAT Francis, « De la crise à la guerre : le spectacle cinématographique à l’âge d’or des studios », BORDAT Francis et ETCHEVERRY Michel, Cent ans d’aller au cinéma. Le spectacle cinématographique aux Etats-Unis, 1896-1995, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « Le Spectaculaire », 1995, page 73.
Le Film à Lyon n° 9, 25 décembre 1935.
Par comparaison entre les dates de sortie à Lyon (Le Progrès) et celles des sorties parisiennes (Pour Vous).
Le Film à Lyon n° 1, 1er juin 1935.
ADR : 6 up 1/2906 : Faillite de la société Rhône-cinéma, inventaire (19 janvier 1935).
ADR : 6 up 1/635 : Formation de la Société Lyonnaise d’Exploitation Cinématographique (6 octobre 1938).
Le Cri de Lyon n° 629, 13 mai 1932.
AMV : Dossier du cinéma Kursaal, lettre de l’exploitant, Charles Pons, datée du 15 février 1934.
L’Ecran lyonnais, 1er février 1936.