Au milieu des années 1920, trois établissements du centre-ville (Scala, Tivoli et Aubert-palace) s’étaient imposés comme les seules véritables salles d’exclusivité de l’agglomération lyonnaise. Mais ce monopole n’était pas exclusif, de grandes salles de quartier comme le Lumina-Gaumont aux Brotteaux ou le Gloria à la Guillotière absorbaient le surplus de la production et proposaient à leur public plusieurs films en exclusivité. Dix ans plus tard, le paysage s’est considérablement modifié.
La création de salles d’envergure en dehors du centre-ville semblait devoir entraîner un mouvement de décentralisation des exclusivités. Le cinéma Chanteclair à la Croix-Rousse ou le Vox à Vaise sont de taille en effet à concurrencer les grannds établissements de la rive gauche, sinon du centre. Dans le quartier de la Guillotière, le cinéma Gloria profite des remous de l’avènement du parlant pour amorcer dès octobre 1930 sa transformation en établissement de première vision 1355 . Cette transformation est éphémère mais le monumental cinéma Eldorado, qui ouvre ses portes à quelques encablures, succède au cinéma Gloria dans la programmation, rive gauche, de films en exclusivité.
Toutefois, c’est au centre de la ville que les modifications du paysage de l’exploitation cinématographique sont les plus profondes. Si les trois principales salles de 1ère vision des années 1920 conservent leur rang, elles sont rejointes par plusieurs établissements. Le cinéma Majestic, d’abord, qui apparaissait déjà à la fin des années 1920 comme une salle susceptible de concurrencer les salles d’exclusivité et qui, dans les années 1930, passe majoritairement des 1ères visions, malgré sa faible capacité d’accueil. Le cinéma Pathé-Natan (qui devient Pathé-palace suite aux déboires de Bernard Natan) ensuite, qui ouvre ses portes en 1933. Il s’impose dès son ouverture comme un concurrent sérieux, sinon comme le principal établissement de Lyon, fort de ses 1560 places. Enfin, l’ouverture du cinéma Coucou, au début de l’année 1936, complète la nouvelle donne de l’exploitation en centre-ville. Il existe alors autour de la place Bellecour deux fois plus de salles de 1ère vision qu’à la fin des années 1920, sans pour autant d’ailleurs que le nombre de films sortis à Lyon n’ait augmenté. D’une part parce que ces salles ne programment pas toutes exclusivement des 1ères visions : le cinéma Tivoli, qui fait désormais partie du circuit GFFA reprend parfois les grands films sortis au cinéma Royal (ex-Aubert-palace) et le cinéma Majestic choisit pour certains films sortis dans les salles concurrentes de monopoliser la 2ème vision. D’autre part, le maintien des films à l’affiche lors de leur sortie (cf. infra, page 438) a pour corollaire un amoindrissement de l’offre de films. Le cinéma Royal, qui maintient une partie importante de sa programmation deux semaines à l’affiche sinon plus, ne propose en 1936 que trente et un films sur quarante-cinq semaines d’exploitation, et vingt-trois films sur quarante-huit semaines en 1937. La multiplication des salles de 1ère vision n’a donc pas entraîné une multiplication de l’offre de films.
Les nouvelles salles d’envergure dans le centre et plusieurs quartiers de la ville ont-elles bouleversé le fonctionnement des sorties qui prévalait dans les années 1920 ? En fait, la concentration des 1ères visions est aussi accentuée, sinon plus, que dix ans auparavant. C’est particulièrement vrai pour la production française. En 1936, 144 films ont été produits en France 1356 ; 133, soit plus de 90 %, sont sortis dans l’agglomération lyonnaise en 1936 et 1937 : les films français bénéficient toujours d’une diffusion à l’échelle nationale. Or, ces 133 films sont programmés en 1ère vision dans un nombre de salles très limité :
Nombre de films | Pourcentage | |
Pathé-palace (Bellecour) | 35 | 26,5 % |
Tivoli (Bellecour) | 30 | 22,5 % |
Scala (Bellecour) | 25 | 19 % |
Royal (Bellecour) | 13 | 9,5 % |
Majestic (Bellecour) | 13 | 9,5 % |
Grolée (Bellecour) | 5 | 4 % |
Coucou (Bellecour) | 2 | 1,5 % |
Autres salles (5) | 10 | 7,5 % |
Total | 133 | 100 % |
Près de 90 % des films français sont monopolisés à leur sortie par cinq établissements lyonnais, qui ne constituent ensemble que 8 % des écrans de l’agglomération lyonnaise et un peu plus de 15 % des places. Si la hiérarchie entre les salles s’est modifiée depuis la fin des années 1920, elle est toujours aussi accentuée. On constate que, malgré leurs difficultés financières, les deux principales sociétés françaises, Pathé (cinéma Pathé-palace) et la Gaumont-Franco-Film-Aubert (cinémas Tivoli et Royal), assurent à elles seules plus de la moitié (58,5 %) des exclusivités. La sortie des films français dans l’agglomération lyonnaise est donc pour une bonne partie prévue et organisée à Paris. Dans les années 1930, les logiques nationales de circulation prévalent.
La prépondérance du centre-ville saute aux yeux. Assurant la sortie de 92 % des films français, les salles situées autour de la place Bellecour ne laissent que des miettes à leurs concurrentes plus excentrées. Les rares films qui sont sortis en dehors de la presqu’île sont très certainement ceux dont les établissements du centre n’ont pas voulu car ils n’étaient pas assez attractifs. C’est du moins ce que leur carrière dans l’agglomération laisse apparaître. La Rose effeuillée (G. Pallu, 1936), sortie au cinéma Chanteclair à la Croix-Rousse, n’est ainsi repris que par trois salles de cinéma (dont celui de la paroisse Saint-Denis). Quatre films sortis en dehors du centre n’ont pas même été repris par une deuxième salle, et trois autres ne l’ont été que par deux ou trois salles, ce qui, pour des films français, est signe patent d’échec (cf. infra, page 446). Seule La mystérieuse lady (R. Péguy, 1936) sorti au cinéma de l’Eldorado bénéficie d’un succès d’estime (huit salles le reprennent). Il est notable qu’un film français, Jacques et Jacotte (R. Péguy, 1936), sorte directement dans une petite salle de quartier, le cinéma Palace-Perrache dans le quartier du même nom. A l’affiche de la salle lyonnaise le 18 décembre 1937, il a mis presque deux ans pour venir de la capitale. Comme dans les années 1920, on constate que des films dont les grandes salles ne veulent pas atterrissent dans les petits établissements de quartier, sans que ceux-ci n’aient forcément conscience qu’ils programment un film inédit.
La carrière des films étrangers, plus difficile à cerner, apparaît sensiblement différente. Certains, en effet, sortent exclusivement en version originale ce qui peut rebuter les grands établissements du centre-ville. D’autres, principalement américains, appartiennent à des genres spécifiquement populaires (westerns, policiers, films d’horreur) que l’on peut regrouper sous l’appellation de séries B. En tant que tels, ils ne bénéficient souvent pas d’une sortie en exclusivité. Malgré tout, les films étrangers les plus prestigieux sont monopolisés par les grandes salles du centre-ville.
Prenons l’exemple des vingt-neuf films étrangers sortis à Paris entre octobre et décembre 1935 listés par Le Film à Lyon 1357 . Seul le tiers (neuf) de ces films est programmé en 1ère vision sur l’écran de l’une ou l’autre des salles d’exclusivité situées autour de la place Bellecour. Il s’agit le plus souvent de ceux susceptibles d’attirer les foules, tel Stradivarius (Idem, A. Valentin, 1935), repris ensuite par dix-huit salles de l’agglomération. Quatre de ces films sont sortis sur l’écran du cinéma Eldorado. La salle de la Guillotière est donc spécifiquement spécialisée dans la sortie des films étrangers, et non français, dont certains connaissent une carrière honorable, tel Sequoia (Idem, C.M. Franklin et E.L. Marin, 1934), repris par dix salles de cinéma). La sortie de huit de ces films, plus du quart, est assuré par les petites salles de la presqu’île : Terreaux, Artistic, Empire et Jacobins. Il s’agit principalement de films en version originale ou de films dits « spéciaux », tel Le Corbeau (The Raven, L. Friedlander, 1935), qui réunit les deux grandes stars du cinéma d’horreur, Bela Lugosi et Boris Karloff, et qui sort en 1ère vision sur l’écran du cinéma des Jacobins le 10 mars 1936. Les petites salles du centre-ville sont caractérisées en partie par la programmation de films spécialisés, un moyen comme un autre pour se démarquer de leurs imposants voisins. Dans le même ordre d’idée, trois films sortent sur l’écran du Studio Fourmi, salle spécialisée depuis 1935 dans la projection des versions originales.
Enfin, les cinq films restant sont sortis en 1ère vision, si l’on peut dire, dans une salle de cinéma de quartier. Deux d’entre eux sont programmés au cinéma Chanteclair à la Croix-Rousse. Le propriétaire de l’établissement profite certainement de l’indifférence des salles du centre pour attirer parfois un public extérieur au quartier. Le pragmatisme règne. On ne comprendrait pas sinon pourquoi le film Les cent jours (Campo di maggio, G. Forzano, 1935), qui est tiré d’une pièce de Mussolini, passe en 1ère vision sur le plateau de la Croix-Rousse : le quartier n’est pas vraiment caractérisé par l’admiration du fascisme. C’est d’autant plus étonnant que le film italien n’est programmé dans aucun autre quartier de la ville : il ne circule que dans le centre (au cinéma Empire) et dans les petites salles spécialisées de la rive gauche (Elysée, Studio-Fourmi). Le propriétaire du Chanteclair, sans doute, n’a fait que réaliser un coup commercial, et non politique.
Deux films étrangers sont sortis directement dans une petite salle de quartier. Il s’agit du Crime du grand hôtel , sorti au cinéma Kursaal et que l’on ne retrouve qu’à l’écran du cinéma Bellecour, et du Sphinx, programmé avec deux ans de retard sur la sortie parisienne au cinéma Etoile à Villeurbanne. Ce film n’est repris que sur l’écran du cinéma Oasis, à Gerland. Comme dans les années 1920, la sortie des films dans l’agglomération, puis leur circulation, est conditionnée par leur genre. Si l’immense majorité des grands films sort dans les grands établissements du centre-ville, il existe une production plus populaire programmée en 1ère vision par des salles de moindre envergure sinon de petites salles de quartier. Il est notable que les grands établissements de la rive gauche, à l’exception du cinéma Eldorado, ne programment quasiment jamais de 1ères visions, contrairement à la période des années 1920. Le cinéma Lumina-Gaumont, aux Brotteaux, appartient désormais au circuit GFFA et ne programme que des films en 2ème vision. Les cinémas Gloria, Alhambra, Comœdia ou Cigale, malgré leur envergure, passent finalement moins de films en 1ère vision que les petits établissements spécialisés de la rive gauche. Ces salles imposantes apparaissent donc avant tout comme des salles de quartier.
Les années qui suivent accentue la prédominance du centre-ville dans le passage des grands films en 1ère vision. En effet, le cinéma Eldorado abandonne les 1ères visions en janvier 1937 et « ne passera plus que des grands films français choisis parmi ceux qui auront fait leurs preuves dans les établissements du centre 1358 ». L’exclusivité des sorties par les salles du centre est définitivement entérinée. D’ailleurs, lorsque le cinéma de la Scala abandonne le cinéma en septembre 1937, c’est un établissement du centre, le cinéma Grolée, qui absorbe une partie des 1ères visions françaises et étrangères : du 4 septembre au 31 décembre 1937, le cinéma Grolée ne programme que des 1ères visions.
Les 101 films français produits en 1937 qui sortent à Lyon entre 1937 et juin 1938 sont donc exclusivement programmés en 1ère vision autour de la place Bellecour. Une seule exception, le film Ramuntcho (R. Barberis, 1937) qui sort conjointement sur les écrans du Chanteclair et de l’Eldorado. Les 100 autres, soit 99 % des films, sortent au Pathé-palace (33 % des films), au Royal et au Tivoli (29 % des films), au Majestic (18 %) ou sur l’écran de la Scala, du Coucou ou du Grolée (19 % des films). Dans un article de janvier 1936, un chroniqueur de l’Ecran lyonnais regrettait déjà cette concentration des exclusivités dans le centre de la ville (« comme si passés le Rhône et la Saône, le reste de la ville ne faisait plus partie de Lyon ») et militait pour la transformation des grands établissements de la rive gauche en salles de 1ère vision 1359 . Mais à la fin des années 1930, comme durant l’occupation, la sortie des films est assurée exclusivement par les salles du quartier Bellecour. L’ouverture en 1939 du cinéma ABC, près du théâtre des Célestins, et la transformation la même année du cinéma Modern (devenu le Modern’39) 1360 confortent cette situation.
Le Cri de Lyon n° 513, 29 novembre 1930.
D’après le catalogue de Chirat Raymond, op. cit.
Le Film à Lyon n° 7, 8 et 9 des 15 octobre, 1er novembre et 25 décembre 1935.
Le Cri de Lyon n° 861, 22 janvier 1937.
L’Ecran lyonnais, 1er février 1936
Le Film à Lyon, 17 juin 1939 et 1er janvier 1940.