c) Les salles de 2ème et 3ème vision

L’ouverture, par des professionnels du spectacle, de nouvelles salles de cinéma d’envergure sur la rive gauche du Rhône (cinémas Eldorado et Cigale) ou dans les quartiers plus excentrés (le Chanteclair à la Croix-Rousse, le Vox à Vaise) bouleverse la hiérarchie des établissements pour l’obtention des films. Les grandes salles qui monopolisaient les 2èmes visions dans les années 1920 (le Grolée au centre-ville, les cinémas Lumina, Gloria et Comœdia sur la rive gauche) fonctionnent toujours mais doivent désormais compter avec une nouvelle concurrence. Et la multiplication des établissements de grande taille a pour conséquence de bloquer non seulement la 2ème vision des films, mais également les 3ème et 4ème vision.

La circulation des films en 1936 laisse apparaître une hiérarchie des salles tout aussi marquée que dans les années 1920, même si elle est moins ancrée géographiquement :

Tableau 40. Les salles programmant en 2ème vision les films sortis à Lyon en 1936 .
Salle (quartier) Nombre de films Proportion
Lumina (Brotteaux) 39 21 %
Chanteclair (Croix-Rousse) 27 14,5 %
Comœdia (Guillotière) 24 13 %
Grolée (Bellecour) 24 13 %
Gloria (Guillotière) 13 7 %
Autres salles de la presqu’île 32 17 %
Autres salles de quartier 27 14,5 %
Total 186 100 %

La moitié des films qui sortent en exclusivité dans les grands palaces du centre ville sont repris en 2ème vision au cœur de la presqu’île ou dans le quartier des Brotteaux. Le cinéma Lumina aux Brotteaux récupère de fait la majorité des films sortis au Royal et au Tivoli, qui font partie du même groupe. Sur les cinquante-huit films sortis dans les deux salles de 1ère vision en 1936, plus de la moitié (trente) sont repris en 2ème vision par l’établissement des Brotteaux. Toutefois, la prépondérance des Brotteaux et du centre de la ville est moindre que dans les années 1920. En effet, on note un véritable changement par rapport à la décennie précédente avec la part plus importante du quartier de la Guillotière dans l’obtention des films en 2ème vision (20 % des copies de film) et surtout du quartier de la Croix-Rousse avec le cinéma Chanteclair. Dans les années 1920, le plateau de la Croix-Rousse ne se démarquait pas des autres quartiers excentrés de la ville. Avec l’érection du Chanteclair, il fait désormais partie de l’itinéraire des copies, et occupe une position privilégiée. Mais si la circulation des films s’est sensiblement décentralisée, elle reste fortement concentrée. Quatre établissements monopolisent en effet plus de 60 % des films en 2ème vision.

La concentration des 2èmes visions est encore plus accentuée pour les films à succès. En 1936, trente et une productions (cf. infra, tableau 50) sorties à Lyon ont été programmées par un minimum de quinze salles de la ville, ce qui semble démontrer leur attractivité. Or, vingt-quatre de ces films, soit plus de 75 %, ont été repris exclusivement en 2ème vision par le Comœdia (quatorze films), le Chanteclair (onze films) ou le Lumina (neuf films), alors même qu’une partie d’entre eux sont exploités avec deux copies dès la 2ème vision.

Les 3ème et 4ème visions constituent elles aussi un enjeu important. Plus de salles y ont accès, mais certaines sont privilégiées. Des trente et un films à succès, le cinéma Empire, dans le quartier d’Ainay, en obtient le tiers (dix films) en 3ème ou 4ème vision, tout comme le cinéma Cigale, situé à la limite du quartier des Brotteaux (onze films). Le quartier des Brotteaux apparaît du reste toujours aussi privilégié puisque lorsque le Lumina ne programme pas un film en 2ème ou 3ème vision, le petit cinéma Athénée prend le relais. Sur les trente et un films à succès, le cinéma du cours Vitton parvient à accrocher la 3ème ou la 4ème vision à sept reprises. Il est à noter, enfin, que le Chanteclair et le Comœdia monopolisent les films en 3ème vision lorsque ceux-ci sont passés en 2ème vision sur l’écran du Lumina ou du Majestic. Bref, un film est en général réservé jusqu’à sa 4ème vision par les principales salles de cinéma lyonnaises, repoussant d’autant son passage dans les salles de quartier et de la banlieue.

En effet, les habitants de la Guillotière, de la Croix-Rousse, des Brotteaux et d’Ainay sont largement privilégiés. Dans les autres quartiers de la ville, il n’existe pas de salles capables de rivaliser avec le Chanteclair, le Lumina-Gaumont ou la Cigale et les copies, si elles sont plus nombreuses, dépassent rarement les trois. En revanche, Villeurbanne compte depuis 1930 un établissement d’envergure, le cinéma Impérial, qui regroupe près de 800 places. Cette capacité d’accueil et la modernité de l’installation (le parlant est installé dès l’ouverture) aurait pu placer l’Impérial en bonne place pour l’obtention des copies. Mais la salle de Villeurbanne ne se positionne pas comme salle de 2ème ou 3ème vision : les films qui y passent en 1937 sont pour la plupart des titres sortis avant 1936 ou sortis en dehors des grandes salles d’exclusivité. Sa recette annuelle, du reste, ne lui permet pas de rivaliser avec les grandes salles lyonnaises : d’un montant de 60 000 francs en 1937 1362 , elle ne représente même pas celle que le Chanteclair réunit en seulement cinq mois (plus de 100 000 francs entre janvier et mai 1937) 1363 .

De fait, Villeurbanne reste en retrait. La principale salle de la commune, le Casino, n’est pas de taille à s’imposer. Son directeur a beau réaliser une recette deux fois supérieure à celle de l’Imperial (119 000 francs en 1937) 1364 , il ne parvient quasiment jamais à obtenir des films rapidement, et passe la plupart du temps après cinq ou six salles lyonnaises. Sur les trente-quatre films passés au Casino entre octobre 1936 et mars 1937, seuls six ont été obtenus en 2ème ou 3ème vision et cinq en 4ème ou 5ème vision. Dans les deux tiers des cas, le principal établissement de Villeurbanne est passé au mieux en 6ème position, et parfois derrière plus d’une dizaine salles de cinéma lyonnaises. Des trente et un films à succès cités plus haut, le Casino de Villeurbanne n’en obtient que sept en 3ème ou 4ème vision.

La transformation au début de l’année 1937 de l’Eldorado en salle de 2ème vision et l’ouverture la même année du cinéma Vox remodèle en partie la hiérarchie des établissements, et des quartiers. A l’instar de la Croix-Rousse, le quartier de Vaise bénéficie à partir de 1937 des films en 2ème ou plus souvent en 3ème vision. En septembre 1937 on apprend dans les colonnes du Cri de Lyon que deux groupes de salles se seraient formés pour regrouper les sorties simultanées en 2ème vision des films à succès. Ces deux groupes compteraient les cinémas Eldorado, Chanteclair, Athénée, Vox et Empire pour le premier et les cinémas Comœdia, Gloria et Cigale pour le deuxième 1365 .

En effet, les cinémas Chanteclair à la Croix-Rousse et Eldorado à la Guillotière fonctionnent de concert à partir de septembre 1937, et forment un duo quasiment exclusif : sur les trente-neuf programmes projetés entre septembre 1937 et mai 1938, trente-quatre films (85 %) sont programmés simultanément dans les deux salles. Au tandem Chanteclair-Eldorado pour le passage des 2èmes visions répond le trio Empire-Athénée-Vox pour le passage en 3ème vision. Des trente-quatre films cités plus haut, vingt-neuf sont repris ensuite par l’une des trois salles : quatre le sont par les trois simultanément, cinq par le tandem Athénée-Empire et six par le tandem Athénée-Vox. Les quatorze restants sont repris soit par l’Athénée, soit par le Vox. Mais la circulation, lorsque le film n’est pas exploité en plusieurs copies, est programmée au delà de la 3ème vision : sur les huit films repris en 3ème vision par le cinéma Vox, six partent en 4ème vision à l’Athénée. En fait, sur l’ensemble des trente-quatre films projetés en 2ème vision au Chanteclair et à l’Eldorado, dix sont monopolisés pour les 3ème et 4ème vision par l’Athénée, le Vox et l’Empire. Le Lumina conserve quant à lui la priorité pour les films sortis au Royal ou au Tivoli.

Les accords passés entre les principales salles de la ville, dont certaines sont exploitées par les mêmes propriétaires, accentuent un peu plus la concentration des 1ères visions. En 1936, les quatre principales salles de 2ème vision (Lumina, Chanteclair, Comœdia et Grolée) concentrent 54 % des copies en 2ème vision de l’ensemble des films sortis à Lyon. En 1937, les quatre principales salles (Lumina, Chanteclair, Eldorado et Comœdia) concentrent près de 70 % des 2èmes visions. La circulation des films reste donc, dans l’agglomération lyonnaise, strictement hiérarchisée.

Notes
1361.

Films sortis dans les cinq principales salles d’exclusivité de la ville : cinémas Majestic, Royal, Tivoli, Scala et Pathé-Palace.

1362.

AMV : Dossier du cinéma Impérial, lettre de l’exploitant datée du 8 novembre 1937.

1363.

Le Cri de Lyon n° 883, 25 juin 1937.

1364.

AMV : Dossier du cinéma Casino, lettre de l’exploitant datée du 27 novembre 1937.

1365.

Le Cri de Lyon, n° 890, 10 septembre 1937.