a) Le maintien des films à l’affiche

Avec plus de dix ans de retard sur Paris, les salles lyonnaises adoptent au début des années 1930 le principe d’un véritable système d’exclusivité. Dans les années 1920 en effet, l’exclusivité s’exprimait par l’absence du film des écrans après sa sortie pendant quelques semaines ou quelques mois, et non par son maintien à l’affiche de la salle de 1ère vision. Rares étaient alors les œuvres à dépasser une semaine de projection en exclusivité et aucune ne dépassait les deux semaines.

L’apparition du parlant change totalement la donne de l’exploitation des films à Lyon, dont une partie reste désormais plusieurs semaines à l’affiche des grandes salles du cinéma du centre. L’impulsion est très certainement à chercher du côté des distributeurs : ceux-ci ont profité de la rareté des films parlants au début des années 1930 pour accroître leurs exigences sur les conditions de location. Le film Le spectre vert est ainsi loué en 1930 en échange de 60 % de la recette, avec un pallier minimum de 200 000 francs. 1372  Dans ces conditions, les exploitants des salles de 1ère vision n’ont d’autre choix que de retenir les films plusieurs semaines un même film, que cela soit pour le rentabiliser au mieux ou, tout au moins, assurer la somme minimum exigée par le distributeur.

Mais cette évolution est aussi révélatrice du changement des comportements face à l’œuvre cinématographique, dont la cinéphilie et la naissance des studios constituent une autre facette. D’ailleurs, le maintien d’un film à l’affiche ne dépend pas que du seul vouloir du distributeur. Il semblerait même que les exploitants aient sur le sujet repris la main et choisissent d’eux-mêmes le nombre de semaines où ils conserveront un film à l’affiche, en fonction de la fréquentation. Ainsi, un mois avant la sortie du film Intelligence service (The last outpost, C. Barton et L. Gasnier, 1935), l’exploitant du cinéma Majestic annonce dans les colonnes de l’Ecran Lyonnais « c’est du deux semaines couru, et nous avons parié pour trois, sinon quatre 1373  ». Or, le film, sorti le 18 mars 1936 ne reste à l’affiche du Majestic qu’une seule semaine, très certainement parce qu’il n’a pas connu le succès escompté. A contrario, lorsque Ces dames aux chapeaux verts (M. Cloche, 1937) sort sur l’écran du Royal en décembre 1937, il n’est annoncé que pour trois semaines 1374 . Mais le film est un immense succès pour la salle, qui le conserve finalement trois fois plus longtemps, neuf semaines durant.

Le système d’exclusivité adopté par les salles lyonnaises est loin toutefois d’égaler celui qui prévaut dans les cinémas de la capitale, où un film peut rester à l’affiche durant plusieurs mois. Fantômes à vendre (The Ghost goes west, R. Clair, 1935), par exemple, reste au cinéma des Miracles pendant treize semaines entre février et mai 1936, et Les Temps modernes se maintient pendant plus de six mois au cinéma Marigny. A Lyon, la durée la plus longue atteinte par un film en exclusivité en 1936 n’est que de onze semaines. Encore cela est-il exceptionnel. En 1936 et 1937, les films dépassant un mois d’exploitation en exclusivité se comptent en effet sur les doigts d’une main, ou quasiment :

Tableau 46. Films maintenus plus de quatre semaines à l’affiche lors de leur sortie à Lyon (1936-1937).
Film Date de sortie Salle Nombre de semaines
César 19 décembre 1936 Royal 11
Ces dames aux chapeaux verts 11 décembre 1937 Royal 9
Carnet de bal 30 octobre 1937 Royal 6
La garçonne 11 mars 1936 Coucou 5
Faisons un rêve 6 mars 1937 Grolée 5
Cargaison blanche 13 mars 1937 Majestic 5
Le roman de Marguerite Gautier 6 novembre 1937 Coucou 5

Sept films seulement sur les 385 sortis en exclusivité à Lyon (soit à peine 2 %) sont restés plus de cinq semaines à l’affiche d’une même salle, et seuls deux d’entre eux dépassent les deux mois d’exploitation. Le principe de l’exclusivité est à Lyon encore très relatif. Les années 1938-1944, dont les principaux succès en exclusivité sont connus par le travail de Carole Baujard 1375 , confirment d’ailleurs cette tendance. Si le record détenu par César est battu en 1941 par Au revoir M. Chips (Goodbye M. Chips, S. Wood, 1939), qui reste à l’affiche du Royal durant douze semaines, aucun autre film ne dépasse les six semaines d’exploitation consécutives jusqu’en septembre 1944.

Il faut d’emblée faire une mise en garde. Si le maintien d’un film à l’affiche lors de sa sortie montre une bonne fréquentation dans la salle de 1ère vision, il n’est pas synonyme de succès populaire dans le reste de l’agglomération. Comme le proclame le plus naturellement du monde le représentant des exploitants lors de la grande enquête parlementaire de 1937, « un film bon pour Auteuil ne convient pas à la place d’Italie 1376  ». La distinction entre quartiers huppés et quartiers populaires dans le succès des films, phénomène déjà identifié à Lyon dans les années 1920, ne doit pas être occultée. De fait, la corrélation entre maintien à l’affiche dans le centre-ville et succès dans les autres quartiers se vérifie assez souvent, mais elle n’est pas systématique. Les beaux jours (M. Allégret, 1935), par exemple, est resté trois semaines à l’affiche du Royal, mais ne sera repris que par sept salles ce qui, pour un film français, reste en dessous de la moyenne. A contrario, certains grands succès de reprise ne sont restés qu’une semaine à l’affiche lors de leur sortie en 1ère vision, comme c’est le cas pour Un de la Légion (Christian-Jacques, 1936).

Peu de films, à Lyon, se maintiennent plus d’un mois sur l’écran d’une même salle. Malgré tout, la proportion des films restant plus d’une semaine à l’affiche lors de leur sortie est sans commune mesure avec la situation des années 1920 :

Tableau 47. Durée d’exploitation des films en 1ère vision (1936-1937)
  Nombre de films proportion
Plus de 4 semaines 7 2 %
4 semaines 12 3 %
3 semaines 30 8 %
2 semaines 92 25 %
1 semaine 226 62 %
Total 367 100 %

Plus du tiers des films se maintient plus d’une semaine à l’affiche lors de leur sortie, alors qu’ils n’étaient que 3 % en 1927. Evolution considérable pour le spectateur – qui a plus de temps désormais pour se décider à aller voir un film – comme pour le film, qui peut plus facilement bénéficier d’un bouche à oreille qui, s’il est important, peut lui permettre de se maintenir. Mais, dans près de 90 % des cas, le spectateur n’a que deux semaines pour se décider.

Les salles ayant adopté le maintien des films à l’affiche plus d’une semaine sont avant tout celles du centre-ville, ce qui n’a rien d’étonnant à première vue, puisque l’immense majorité de la production cinématographique sort en exclusivité autour de la place Bellecour. Mais cette explication n’est pas suffisante. En réalité, la presqu’île lyonnaise s’érige définitivement durant les années 1930 comme le haut lieu de la promotion des films, lieu privilégié où les spectateurs viennent voir un film avant d’aller au cinéma. En effet, une salle comme l’Eldorado, dans le quartier de la Guillotière, qui ne programme en 1936 que des exclusivités, ne maintient jamais un seul des films plus d’une semaine sur son écran. Même constatation pour le cinéma Gloria, qui sort Une aventure de Buffalo Bill (The Plainsman, C. B. De Mille, 1937) en exclusivité le 9 octobre 1937 et ne le maintient qu’une seule semaine. En dehors du centre-ville, les films sont pour la plupart exploités en consommation hebdomadaire, seule susceptible sans doute d’attirer un public fidèle. Seul le cinéma Chanteclair conserve deux semaines le film Ramona (Idem, H. King, 1936 lorsqu’il en obtient l’exclusivité à Lyon. En fait, l’ensemble des salles de cinéma de quartier, salles de 2ème vision comme de vision ultérieure, sont imperméables au maintien des films à l’affiche, et cela, quel que soit le film et sa popularité. Une exception tout de même, le film César, véritable succès populaire, qui reste deux semaines à l’affiche du Casino de Villeurbanne, du cinéma Elysée à la Guillotière et du Lumina aux Brotteaux.

Ce qui distingue particulièrement la presqu’île des autres parties de la ville, c’est la politique d’exploitation des salles qui ne sont pas des salles de 1ère vision. Certains films en effet peuvent être maintenus à l’affiche d’une salle bien longtemps après leur sortie dans l’agglomération lyonnaise.

Tableau 48. Salles de cinéma ayant programmé plus de cinq films sur deux semaines entre 1936 et 1937.
Salle Quartier Nombre de films maintenus au moins 2 semaines Proportion de la programmation
Coucou Bellecour 32 84 %
Royal Bellecour 23 55 %
Jacobins Bellecour 18 21 %
Modern Bellecour 18 22 %
Tivoli Bellecour 16 21 %
Scala Bellecour 14 24 %
Pathé Bellecour 13 16 %
Fourmi Part-Dieu 13 18 %
Grolée Bellecour 13 16 %
Majestic Bellecour 12 14 %
Studio 83 Bellecour 7 8 %

A l’exception des cinémas permanents qui se sont ouverts depuis 1935, toutes les salles du quartier Bellecour ont une proportion significative de films maintenus au moins deux semaines sur leur écran. On y retrouve les petits cinémas Modern et Jacobins, qui ne sont ni des salles de 1ère vision, ni même des salles de 2ème vision. En fait, ces établissements reprennent les films à succès après leur circulation dans les différents quartiers de la ville et les maintiennent à l’affiche. En revanche, le quartier des Terreaux constitue un quartier comme un autre : les quatre salles de cinéma qui s’y trouvent ne maintenant que très rarement des films à l’affiche. Entre 1936 et 1937, seuls trois films sont ainsi exploités au cinéma Artistic, deux films au cinéma Odéon et absolument aucun dans les cinémas Terreaux et Splendor, même lorsqu’un film en 1ère vision y est programmé (comme c’est le cas pour Jours heureux en exclusivité au cinéma des Terreaux le 25 mars 1936). Il en va de même pour le cinéma Empire ouvert depuis 1930 rue Victor-Hugo où seuls deux films bénéficient d’une exploitation sur deux semaines. La salle d’Ainay est résolument une salle de quartier.

Il faut souligner dans ce tableau la place du cinéma Studio-Fourmi, seule salle située en dehors du centre-ville, dont 20 % des films sont maintenus à l’affiche deux ou trois semaines. Une politique d’exploitation directement liée à la nature des films qui y passent – versions originales et ce que l’on appelle pas encore les films d’auteur – et que la salle maintient pour attirer un public élargi. De même, c’est parce que le cinéma Coucou est spécialisé dans les oeuvres « pas pour les familles 1378  » qu’il conserve plusieurs semaines presque tous les films qu’il programme, même si sa faible capacité d’accueil est aussi un facteur d’explication. Le cinéma Royal, véritable théâtre cinématographique et haut lieu de la sociabilité lyonnaise, défend toujours son aspect prestigieux. Les films qui y passent sont pour beaucoup traités comme des pièces de théâtre dont les représentations se multiplient. En revanche, les autres salles de 1ère vision ont une proportion moindre de films maintenus à l’affiche que les deux petites salles du quartier Bellecour, les cinémas Jacobins et Moderne. C’est particulièrement vrai pour le Pathé-palace, qui renouvelle la plupart du temps son programme chaque semaine « afin de permettre la sortie du plus grand nombre de films 1379  ». C’est assez dire que le maintien des films à l’affiche n’est pas directement lié à leur passage en 1ère vision. En fait, les salles du centre-ville s’adressent désormais en partie à un public averti, qui décide consciemment de venir voir un film précis.

Les salles de quartier, établissements de 2ème vision comme modestes exploitations, restent donc attachées au principe de la consommation hebdomadaire de films : le public du quartier, même du quartier élargi, ne suffit pas à maintenir un film, quel que soit sa notoriété, plus d’une semaine à l’affiche. Pour la majorité des salles de quartier, cette politique va de pair avec la nouvelle forme d’exploitation que constitue le double programme.

Notes
1372.

Le Cri de Lyon n° 489, 7 juin 1930.

1373.

Le Cri de Lyon n° 815, 1er février 1936

1374.

Idem, n° 890, 5 décembre 1937.

1375.

BAUJARD Carole, La vie cinématographique à Lyon (1939-1944), 2ème volume (annexes) pages 60 à 65.

1376.

RENAITOUR Jean-Michel, Où va le cinéma français ?, op. cit., page 281.

1377.

Sur les films sortis dans les principales salles d’exclusivité de Lyon : Scala, Tivoli, Majestic, Royal, Pathé-palace, Coucou, Grolée et Eldorado. Ne sont donc pas pris en compte les quelques films américains qui sortent aux cinéma Bellecour et Alhambra (difficilement quantifiables) ni dans les autres salles (une vingtaine de films environ).

1378.

Le Cri de Lyon, n° 888, 3 septembre 1937.

1379.

Ibidem.