b) Le double programme

Proposant aux spectateurs deux films par séance, et donc deux films pour le prix d’un seul, le double programme apparaît en France au début des années 1930. Le groupe Pathé-Natan est censé en être, en 1933, l’instigateur 1380 mais dès le mois de mai 1932, le cinéma lyonnais Tivoli annonce « bientôt deux films 1381  ». Le double programme constitue en fait la réponse de l’exploitation française à la baisse de la fréquentation qui s’amorce à partir de 1932. Toutefois, la généralisation du phénomène est également le fruit des relations entre exploitants et distributeurs : certains exploitants présentent le double programme comme un dérivatif au block-booking :

‘« Nous ne trouvons presque plus de bonnes premières parties composées de petits films. Par contre, comme pour avoir de bons films il faut toujours en prendre plusieurs de valeur moindre, nous avons une programmation très chargée qu’il n’est pas toujours possible de liquider dans un court délai. Alors pour corser nos programmes d’une part, et donner ainsi meilleure satisfaction au public, et pour nettoyer nos contrats d’autre part, nous passons deux grands films. » 1382

Le double programme ne constitue donc pas nécessairement un choix délibéré de l’exploitant mais un moindre mal face au fonctionnement de la distribution. Bien sûr, une fois qu’une salle propose deux films pour le prix d’un seul, ses concurrentes sont bien obligées de faire de même afin de ne pas perdre leur public.

Le double programme, comme le souligne Pierre Leprohon, c’est enfin l’importation du système d’exploitation américain, qui distinguent les films entre séries A (films à grands spectacle) et séries B (compléments de programme), même si, comme on va le voir, les français ont une façon bien à eux de composer leurs séances. Le système américain fonctionnait déjà, à la fin des années 1920 dans l’agglomération lyonnaise : le cinéma Tivoli, exploité par la firme Paramount et programmant une majorité de films Paramount, proposait en 1927 deux films par séance.

On peut dire aussi que le double programme a toujours existé dans les salles de quartier. Les serials, dont les épisodes étaient courts certes, constituaient après tout des films comme les autres. Dans les années 1920, nombreuses étaient les salles de quartier à proposer lors de la même séance un film à épisode et un grand film, sans parler des courts-métrages comiques ou documentaires. Toutefois, le système qui se développe dans les années 1930 constitue une véritable rupture dans le rapport au film. En effet, si le grand film n’était pas seul dans les séances du temps du muet, il représentait néanmoins le clou du spectacle. Le double programme, en regroupant dans la même séance deux grands films, banalise totalement l’œuvre cinématographique et l’assimile quelque part à un produit de consommation courant.

Toutes les salles ne sont pas caractérisées par le double programme, loin de là. Les établissements de 1ère vision, entre 1935-1938, y sont pour la plupart totalement hermétiques. Ce sont pourtant, on l’a vu, ces établissements qui l’ont importé entre 1932 et 1933. Le principe du double programme a vraisemblablement été abandonné lorsque la fréquentation a cessé de baisser, à partir de 1934-1935. De fait, seule la période estivale, pour les salles restant ouvertes, marque un reflux de la politique du film unique : les salles de 1ère vision proposent alors au public quelques séances en double programme, en général des films déjà sortis depuis longtemps ou qui n’ont pas eu le succès escompté. En règle générale, les salles du centre-ville, y compris les salles de reprises (Modern, Odéon, Jacobins) ne passent qu’un film par séance. Deux exceptions : le cinéma Bellecour, qui programme chaque semaine deux films de série B, et le cinéma Grolée dont les séances sont systématiquement composées de deux films, y compris lorsque l’établissement programme des films en 1ère vision. C’est ainsi que le film Faisons un rêve (S. Guitry, 1936), qui reste cinq semaines en exclusivité au cinéma Grolée, est exploité durant deux semaines avec Sept hommes, une femme (Y. Mirande, 1936) obtenu en 2ème vision et durant deux autres semaines avec le film Toi, c’est moi (R. Guissart, 1936), obtenu lui en 3ème vision. L’exploitant du cinéma Grolée cherche sans aucun doute à marquer sa différence avec ses plus proches voisins.

Au diapason des salles d’exclusivité, les salles de 2ème ou 3ème vision, qu’il s’agisse du Chanteclair à la Croix-Rousse, de l’Eldorado, du Gloria et du Comœdia à la Guillotière, de l’Athénée et du Lumina aux Brotteaux, ne proposent quasiment jamais de séances composées de deux grands films. Seule la période estivale, à nouveau, est l’occasion pour les grands établissements d’adopter le principe du double programme, afin de pallier à la désaffection de la clientèle en programmant les films fédérateurs qui leur avaient échappé. Le Lumina, par exemple, donne le 24 juillet 1937 Les Temps modernes et Le dernier des mohicans (The last of the Mohicans, G. B. Seitz, 1936). Le premier était passé en 4ème vision à l’Athénée et a depuis fait le tour des petites salles de quartier. Le deuxième, sorti un an auparavant à l’Eldorado, n’était jamais passé dans le quartier des Brotteaux.

Le double programme caractérise donc principalement les petites salles de quartier, pour qui cette politique d’exploitation est quasiment systématique. En extrapolant, on retrouve la dichotomie du public entre spectateurs allant voir un film lors de sa sortie, ou peu de temps après dans leur propre quartier (dans les quartiers comptant une salle de 2ème ou 3ème vision) et ceux allant au cinéma dans la salle la plus proche de chez eux assister à une séance composée de deux grands films.

Sur la composition des séances, il faut distinguer deux genres de programme. Le premier, directement importé des Etats-Unis, propose un grand film et un film d’accompagnement. Parmi ces compléments de programme, on retrouve par exemple les films de Shirley Temple, qui ont tous l’immense avantage de ne durer qu’une heure environ. A l’image de Charlie Chaplin dans les années 1920, Shirley Temple est une véritable star dans les années 1930, aux Etats-Unis comme en France, où un concours de sosie est même organisé en 1936 1383 . La petite fille occupe de ce fait une place prépondérante dans les programmes des salles de cinéma lyonnaises : entre 1936 et 1938, pas moins de sept films avec Shirley Temple sont passés dans l’agglomération lyonnaise. Autre personnage de complément, produit d’ailleurs par la même société Fox, Charlie Chan, dont les enquêtes policières sont sans aucun rapport avec les films policiers de la Warner et s’adressent en priorité à un public familial. Shirley Temple et Charlie Chan apparaissent d’ailleurs parfois côte à côte lors de la même séance : avantage certain pour les exploitants qui peuvent ainsi espérer attirer les familles via les enfants. Avec Charlie Chan et Shirley Temple, garçons et filles s’y retrouvent. Mais le plus souvent, l’une et l’autre star accompagnent un film pas spécifiquement pour les enfants. On retrouve par exemple à l’écran du cinéma Impérial de Villeurbanne un film de Shirley Temple avec le sombre Ville sans loi (Barbary coast, H. Hawks, 1935) le 4 décembre 1937. Dans ce cas, il est fort probable que les exploitants programment la petite blondinette en début de soirée, afin de permettre aux parents d’emmener leurs enfants voir Shirley Temple puis de quitter la salle avant le début du 2ème film.

Le deuxième type de double programme, le plus répandu dans les salles de quartier, propose au public deux grands films. Dans les salles spécialisées, les deux films fonctionnent de concert. La petite salle du Studio 83, rue de la République, programme systématiquement deux films en version originale en 1936 et deux comédies en 1937. Même chose au Studio Fourmi, où l’on retrouve également chaque semaine deux films en version originale.

Mais dans les salles de quartier « généralistes », la composition des programmes est bien moins cohérente, sans que l’on sache si les exploitants sont soumis aux exigences de distributeurs, ou si cela provient d’un choix délibéré. Car programmer deux films de genres différents peut être un moyen d’attire un public plus large, quitte à ce qu’une partie des spectateurs du premier film quitte la salle avant le début du deuxième. Pour une salle de quartier, qui ne peut guère espérer attirer une clientèle en dehors d’un périmètre bien circonscrit, le choix de diversifier les genres et d’attirer l’ensemble de la population du quartier peut s’avérer payant. Cette hypothèse semble être corroborée par la programmation de certaines salles de quartier (au cinéma Eden de la rue d’Anvers, au cinéma Fantasio de Villeurbanne) qui, systématiquement, proposent chaque semaine un film américain et un film français, c’est à dire bien souvent deux genres bien différents. Au cinéma Fantasio, par exemple, Le Roman d’un tricheur (S. Guitry, 1936) est programmé avec le western Le saut de la mort le 1er mai 1937.

On pourrait penser que lorsqu’une petite salle de quartier obtient un film à succès, elle abandonne le double programme car le film se suffit à lui-même. Mais il n’en est rien. Si des films comme La Grande Illusion, César ou Les Temps Modernes apparaissent parfois seuls dans les colonnes du Progrès, cela n’est pas systématique. Les Temps modernes est ainsi exploité de concert avec L’Etoile de Valencia (S. de Poligny, 1933), un film avec Jean Gabin, au cinéma Moulin rouge le 13 mars 1937.

Il est parfois difficile, mais non pas impensable, d’imaginer que les spectateurs habitués de ces petites salles de quartier viennent assister à l’ensemble de la séance tant les films programmés ensemble paraissent dissemblables. C’est ainsi que l’on retrouve par exemple à l’écran du cinéma Montchat-Palace le film Anna Karénine (Anna Karénina, C. Brown, 1935) d’après Léon Tolstoï avec l’aristocratique Greta Garbo, aux côtés de L’Ecole des Cocottes (P. Colombier, 1934) dont le titre se passe de commentaires. Le cinéma Fantasio de Villeurbanne, une des rares salles à programmer La Belle Equipe de Julien Duvivier le propose au public accompagné d’un western, Le Justicier de Santa Fe. On imagine le fossé culturel que doivent franchir les spectateurs. D’ailleurs, le Fantasio de Villeurbanne est familier de cette hétérogénéité : ne fait-il pas passer les spectateurs des bas-fonds d’Alger du très noir Pépé le Moko (J. Duvivier, 1937) à la virevoltante comédie américaine de Sa femme et sa dactylo (Wife Versus Secretary, M. Le Roy, 1936)? Il n’est guère possible de déterminer si cette diversité des séances est avant tout pragmatique ou si les exploitants composent avec soin leurs programmes. Cela dépend, sans doute.

Toute la question est de savoir si le public répond présent, si les spectateurs restent toute la durée de la séance. Si oui, vont-ils spécifiquement voir un film parmi les deux proposés et restent-ils ensuite (après tout, ils ont payé pour) ou, pour reprendre une nouvelle fois les catégories de Jean Durand, vont-ils au cinéma voir ce qu’on leur propose sans réel discernement ? Encore une fois, cela dépend des personnes. Certains, sans doute, s’accommodent de tout quand d’autres sont plus exigeants. Mais après tout, rien n’empêche de profiter de l’ensemble de la séance tout en conservant son sens critique.

Le double programme apparaît quoiqu’il en soit comme une pratique spécifiquement populaire qui s’oppose directement à la sacralisation des oeuvres cinématographiques. Forcément mal vu des professionnels du cinéma, artistes en premier lieu, le double programme est supprimé par le COIC en 1940 1384 .

Notes
1380.

FOREST Claude, op. cit., page 53.

1381.

AML : 1147 WP 017 : Programme du cinéma Tivoli du 29 avril au 11 mai 1932.

1382.

Le Cri de Lyon n° 905, 24 décembre 1937

1383.

Le Cri de Lyon, n° 811, 3 janvier 1936.

1384.

FOREST Claude, op. cit., page 59.