b) Aux marges du cinéma, aux marges de la ville 

Les films de série B

Sur les cinquante-cinq salles étudiées en 1937, quatorze (soit un peu plus du quart) se distinguent par une programmation majoritairement étrangère. On retrouve en premier lieu quatre petites salles des quartiers Part-Dieu et Guillotière. La première, le studio-Fourmi, est une salle spécialisée dans le passage des films en version originale. Il n’est donc pas étonnant que plus des 2/3 de sa programmation soient constitués de films étrangers. Les trois autres en revanche (les cinémas Mel-Kior, Familia et Eden) sont de petits établissements de proximité, mais j’ignore si passer une majorité de films étrangers provient d’un choix délibéré ou si la présence de grandes salles, de la Cigale au Comœdia, confisque à ces petites exploitations les films français disponibles.

On trouve également trois des six salles de Villeurbanne dont je connais le programme (Etoile, Family, Fantasio) et quatre salles lyonnaises de quartier, toutes situées derrière les voies ferrées, que cela soit à proximité de Villeurbanne (cinéma Cité) ou au sud de la ville (cinémas Perrache, Gerland et Kursaal). Il est notable que dans deux quartiers de Lyon (Gerland et Perrache), la seule salle de cinéma implantée soit à contre-courant de la programmation des autres salles lyonnaises. Dans ces établissements, la part de films français est la plupart du temps très basse (20 % au cinéma Gerland, 13 % au cinéma Etoile de Villeurbanne, par exemple), des proportions significatives qui montrent que ces salles sont en dehors des circuits classiques de distribution, qu’elles en aient la volonté ou non.

On retrouve enfin parmi les salles programmant une minorité de films français trois établissements de la presqu’île : le Coucou, le cinéma catholique Etoile et le cinéma Bellecour. Le premier, à l’instar du Studio-Fourmi, est un établissement spécialisé qui prend volontairement le contre-pied des autres salles du centre-ville. Le cinéma Etoile, quant à lui, privilégie nettement le public familial et programme une majorité de films américains, qu’il s’agisse des films d’aventures (Tarzan s’évade) ou des films clairement destinés aux enfants (avec Shirley Temple ou Rintintin). Reste le cinéma Bellecour.

L’établissement de Jean Boulin occupe en fait une place assez particulière, puisque sur les quatre-vingt dix-huit films qui ont été programmés en 1937, on ne retrouve absolument aucun film français. De fait, le cinéma Bellecour s’est spécialisé dans la programmation des films américains de série B, des westerns aux films policiers. Je me suis donc intéressé à la circulation de ces films de série B, en étudiant le taux de compatibilité de la programmation des différentes salles de la ville avec celle du cinéma Bellecour. Seules les salles qui ont plus de dix films en commun avec la programmation du cinéma Bellecour apparaissent dans le tableau ci-dessous :

Tableau 52. La circulation des films passés au cinéma Bellecour (séries B américaines)
Salle Quartier Nombre de films en commun (sur 98)
Cinéma Gerland Gerland 31
Etoile Villeurbanne 31
Casino Villeurbanne 20
Fantasio Villeurbanne 19
Alhambra Guillotière/Part-Dieu 18
Familia Guillotière/Part-Dieu 15
Mel-Kior Guillotière/Part-Dieu 14
Imperial Villeurbanne 13

On le voit, trois parties de la ville sont sur-représentées dans la programmation des films de série B américains : le quartier Gerland, le quartier Guillotière/Part-Dieu et Villeurbanne. Il faudrait ajouter à ces quartiers l’ensemble ou presque des espaces qui s’étendent au sud-est de la ville, de l’autre côté de la voie ferrée. Au voisinage de la place Sainte-Anne, dans le quartier de la Villette, les cinémas Paul-Bert et Venise ont programmé ensemble treize des films du Bellecour, et les deux salles de la route de Vienne onze.

A contrario, des quartiers de la ville sont absolument hermétiques aux films de série B : on ne retrouve ainsi que quatre films sur quatre-vingt dix-huit aux Brotteaux, trois à la Croix-Rousse et deux seulement à Montchat tout comme à Monplaisir. Quant au quartier de Vaise, il est impossible de se prononcer en l’absence de la programmation du cinéma Darnas qui, on l’a vu, est la plus populaire du quartier.

Sur la rive gauche du Rhône, l’Alhambra occupe une place à part puisqu’elle appartient, tout comme le cinéma Bellecour, à Jean Boulin. Il n’est donc pas étonnant de la trouver en bonne place. Mais lorsqu’un film est programmé dans les deux salles, c’est qu’il est sorti dans la plupart des cas non pas sur l’écran de la salle du centre-ville mais sur celui de la salle de la Guillotière, dans ce que l’on peut considérer comme une 1ère vision. Les films de série B, comme dans les années 1920, échappent toujours aux règles de circulation des films. A l’exception de l’Alhambra, les salles de la Guillotière dont la programmation est la plus proche du Bellecour sont les petites exploitations situées autour de la place Voltaire (Familia, Mel-Kior). Qu’elle soit choisie ou subie, cette programmation les distingue des grandes salles de 2ème vision qui les encadrent.

A Villeurbanne, trois des six salles dont je connais le programme ont une programmation majoritairement étrangère. Surtout, le taux de compatibilité avec le cinéma Bellecour est immense : soixante-quatre des quatre-vingt dix-huit films films passés au Bellecour ont été programmés à Villeurbanne. On retrouve en premier lieu le cinéma Etoile, place des Charpennes, qui concentre à lui seul trente et un de ces soixante-quatre films. Il est en revanche absolument imperméable aux films à succès (deux films sur trente et un seulement). Mais on retrouve également les grands établissements Fantasio et Casino, courroies de transmission dans la ville des films fédérateurs. Ceux-ci ont donc une programmation très diversifiée susceptible d’attirer le maximum de monde. Leur présence est aussi la preuve que les séries B sont populaires dans l’ensemble de la commune de Villeurbanne.

Il faut enfin faire une place au cinéma de Gerland, seul établissement du quartier. Celui-ci ne programme quasiment jamais de films à succès : les films qui y passent sont majoritairement des films de seconde main ou ces films américains de série B. Il existe en fait une exploitation de quartier majoritairement caractérisée par la programmation de ces films sans réelle envergure et imperméable aux grands succès qui traversent le centre-ville. La géographie de ces exploitations est particulièrement intéressante car assez homogène quant à l’horizon social du quartier dans lesquelles elles sont implantées. La zone située de l’autre côté des voûtes de Perrache, le quartier Gerland, Villeurbanne et une partie de la Guillotière sont en effet des quartiers de passage, où vit une population souvent étrangère, avec une forte proportion de manœuvres 1393 . Quartiers que l’on peut, à mon sens, caractériser sans peine de « populaires » dans la pleine acceptation sociale du terme. Il existe donc une corrélation forte entre les films de série B – aventures, westerns ou policiers – et catégories les moins favorisées de la population urbaine.

Notes
1393.

PINOL Jean-Luc, Espace social et espace politique..., op. cit., pages 147-151.