a) Le cinéma éducateur ou la domination du film muet

La prédominance des films muets dans les séances de cinéma éducateur ne provient certes pas d’un choix délibéré. Durant toutes les années 1930, Gustave Cauvin, toujours directeur de l’ORCEL, se bat pour convaincre municipalités et associations de l’aider à acquérir des films parlants. Mais il se heurte à une difficulté technique d’importance : la difficulté de se procurer des films parlants en format 16 mm 1399 . Or, la majorité des postes cinématographiques installés dans les écoles publiques lyonnaises fonctionnent en 16 mm. A Lyon, donc, l’essentiel des séances de l’ORCEL sont muettes, comme le montre par exemple la liste des films projetés dans les écoles le 30 janvier 1935 où l’on ne compte aucun film parlant 1400 .

Dans les autres communes de l’agglomération, où les séances de l’ORCEL sont organisées dans les salles de cinéma commerciales ou associatives équipées d’un poste parlant, le problème est différent. Gustave Cauvin est en effet parvenu à traiter avec les maisons de distribution pour obtenir la possibilité de programmer des films parlants. Mais ces programmes sont loués aux municipalités 120 francs chaque 1401 , dépense supplémentaire qui s’ajoute à la subvention allouée à l’année. Les municipalités ne sont en général pas en mesure de supporter financièrement la programmation de films parlants aux enfants des écoles. Toutefois, en septembre 1938, les maires de Villeurbanne et d’Oullins, afin certainement de soutenir une institution qui leur est politiquement très proche 1402 , choisissent d’augmenter leur subvention à l’ORCEL pour obtenir des programmes 100 % parlant 1403 .

Il reste qu’à Lyon et dans les autres communes de l’agglomération, c’est la production muette qui l’emporte. En témoigne la liste des quatre films les plus prisés parmi ceux qui ont été programmés par l’ORCEL entre 1937 et 1939 : trois d’entre eux (Oliver Twist, La ruée vers l’ouest et Sans famille) ont été produits dans les années 1920 1404 . Les enfants des écoles lyonnaises, pour beaucoup nés avec le cinéma parlant, sont donc amenés à voir tous les jeudis des programmes de cinéma muet, programmes constitués plus par pragmatisme que par souci de faire vivre la production artistique passée.

De fait, les programmes de l’ORCEL sont loin de faire l’unanimité, ce qui contredit les rapports très favorables parus lors des congrès de l’UFOCEL 1405 . Durant toutes les années 1930, les critiques émises par les municipalités ou les instituteurs reviennent périodiquement. L’une d’entre elles, écrite par le maire d’Oullins le 25 septembre 1937, brosse un tableau assez saisissant, et sans doute représentatif, des séances auxquelles sont confrontés les enfants des écoles publiques.

‘« A l’approche de la rentrée des classes, je me fais un devoir de vous informer des critiques des directeurs et directrices d’écoles d’Oullins au sujet des programmes et des films. [...] 1° Programmes : Ils demanderaient que soient supprimés « les actualités du temps jadis » comme « Doumergue visitant une exposition agricole » [...] 2° Films : Beaucoup de ceux-ci sont, paraît-il, incompréhensibles soit parce que les titres sont absents, soit qu’ils ont subi des amputations répétées qui les fait ressembler à de véritables pots-pourris. D’autres sont hors d’usage (ruptures fréquentes, images peu nettes, collages mal faits). Quelques uns, enfin, montrent des scènes qui ne conviennent pas à un public enfantin (baisers prolongés, exhibition de tripots ou de maisons de plaisir, scènes de lutte, de brutalité où l’on joue du couteau ou du revolver). Le personnel enseignant demande en outre que les mêmes films ne passent pas aussi souvent devant les yeux des mêmes élèves 1406 .»’

Les critiques sur la qualité technique des films projetés ne sont guère étonnantes. Les films, après tout, ont été acquis il y a plus de dix ans et circulent depuis lors chaque semaine. On retrouve aussi, comme dans les années 1920, le regret que les programmes ne se renouvellent pas assez, phénomène qui provient directement de la limite de la collection de l’ORCEL qui ne peut plus acquérir de films muets. Plus intéressante est la demande expresse de supprimer les « actualités du temps jadis » car elle donne une indication très nette de la composition des programmes de cinéma éducateur. L’ORCEL, selon toute vraisemblance, fait de nécessité vertu et recycle son fonds de programmes muets sous un vernis culturel et instructif. Enfants et enseignants ne s’y trompent guère.

Les critiques portent enfin sur le contenu des films eux-mêmes, dont certains ne sont pas adaptés aux séances scolaires. On se souvient que dans les années 1920, la programmation de Naissance d’une nation dans les écoles avait déjà provoqué une levée de boucliers. Rien de changé depuis, semble-t-il, même si les films choquants ne constituent certainement qu’une infime partie des programmes de l’ORCEL. Quoiqu’il en soit, ces critiques révèlent les difficultés profondes du cinéma éducateur, surtout lorsqu’on le compare avec le cinéma paroissial :

‘« Il ne faut pas l’oublier, il existe à Oullins des cinémas cléricaux qui sont tout à fait à la page. Ils ont des programmes spécialement sélectionnés pour enfants d’âge scolaire et c’est pour cette raison qu’un certain nombre de pères de famille dont les enfants fréquentent les écoles publiques, en égard à la qualité de l’enseignement laïque, les envoient au cinéma clérical en raison du choix des films. Voilà ce qu’il faut éviter. 1407  »’

En effet, les salles de cinéma paroissial, très tôt équipées en parlant, sont à même de proposer aux familles des grands films récents dont aucune scène n’est susceptible de choquer.

Notes
1399.

BORDE Raymond et PERRIN Charles, Les Office sdu cinéma éducateur, op. cit., pages 103-105.

1400.

AML : 1271 WP 021 : « Le cinéma éducateur à Lyon et dans la région », article du 30 janvier 1935.

1401.

Gustave CAUVIN, Le Cinéma éducateur, Lyon, brochure éditée par l’ORCEL, 1936.

1402.

En témoigne par exemple la lettre de Gustave Cauvin au maire de Villeurbanne – qu’il tutoie – datée du 1er juillet 1937 où il fait part du chapitre qu’il a consacré dans sa dernière brochure au cinéma soviétique (AMV : carton du cinéma scolaire).

1403.

AMV : Séance du Conseil municipal du 30 avril 1938 et AM Oullins : 2 R 2 : Lettre de l’ORCEL du 22 février 1939.

1404.

ARIES Paul, « Le cinéma éducateur dans les années 1930 », 1895 n° 14, juin 1993, page 68.

1405.

Idem, page 69.

1406.

AM Oullins : 2 R 2 : Cinéma éducateur, lettre du maire d’Oullins à l’ORCEL, datée du 25 septembre 1937.

1407.

AM Oullins : 2 R 2 : Cinéma éducateur, lettre du maire d’Oullins à l’ORCEL, datée du 25 septembre 1937.