b) Les salles paroissiales ou la défense des (grands) films familiaux

La question de la moralité des films prend une acuité particulière à la fin des années 1920, avant donc l’avènement du parlant. C’est en effet en 1928 que se constitue une commission de censure nationale pour la production cinématographique, et c’est à la fin de l’année 1929 que pour la première fois une salle de cinéma lyonnaise met en garde le public contre le film qu’elle programme. Le cinéma Tivoli, qui passe le film muet Séduction, proclame en effet « n’emmenez pas vos enfants 1408  », manière comme une autre, il est vrai, de faire venir les foules. Mais ce souci de distinguer les films familiaux des autres est relativement nouveau. Les films parlants, qui rapprochent de fait le cinéma de la réalité apparaissant ainsi encore plus susceptibles d’influencer les comportements, vont accentuer cet état de fait.

Durant toutes les années 1930, les plaintes et demandes d’interdiction de films provenant des ligues de moralité publique se multiplient. Un film comme Le Rosier de Madame Husson (Bernard-Deschamps, 1932), avalisé par la censure nationale, se retrouve ainsi interdit de projection par la municipalité lyonnaise 1409 . Cette radicalisation des ligues est fortement critiquée par la presse corporative. Le Cri de Lyon, par exemple, qui n’affichait pas jusque là un anticléricalisme forcené, envoie des piques de plus en plus acerbes à l’encontre des catholiques qu’il juge certainement comme une des principales composantes des ligues de moralité. Condamnant « la contagion puritaine 1410  » qui sévit en province, l’hebdomadaire s’amuse du fait que l’on ait retrouvé « chapelets et missels 1411  » dans la salle de cinéma des Terreaux après la projection d’un film sur le nudisme...

Opposés à la censure, quelle qu’elle soit, les journaux corporatifs n’en demandent pas moins aux exploitants d’informer leur public sur la nature des films qu’ils programment 1412 . Le journal Pour Vous donne l’exemple en 1936 en classant les films en deux catégories (« pour tous » et « adultes ») 1413 . Dans les années 1936-1937 on retrouve finalement dans les programmes des salles de cinéma lyonnaises des insertions « réservé aux adultes » ou « pas pour les enfants » 1414 , mais elles sont exclusivement le fait des établissements spécialisés. A aucun moment les salles de cinéma de quartier, en tout cas dans la presse, ne distingue le genre des films qu’elles programment. Cette situation inquiète les pédagogues :

‘« Le rôle des parents serait évidemment de contrôler les distractions de leurs enfants. Peut-on mettre un espoir dans leur contribution énergique ? A ceci je répondrai par une constatation faite dans un quartier populeux [sic] où j’exerçais. Il m’est arrivé maintes fois, le lundi, d’interroger mes élèves sur leurs distractions de la veille : 50 % des enfants étaient allés au cinéma, les uns expédiés, tous seuls, dans la salle la plus proche pour débarrasser la maison ; les autres, traînés à l’aveuglette à toutes sortes de spectacles par des parents ne songeant qu’à leur plaisir.  1415 »’

C’est dans ce contexte que les catholiques investissent pleinement le domaine du cinéma. A Paris, dès 1931, le Comité Catholique du Cinéma (CCC) constitué en 1927 prend en charge la programmation d’une des plus importantes salles de la ville 1416 . A Lyon, le journal catholique Le Nouvelliste décide la même année de ne plus citer les films jugés immoraux dans ses colonnes et d’adopter une cotation des films selon leur contenu 1417 . Le système de cotation des films finit d’ailleurs par s’imposer à l’ensemble des catholiques. Le CCC distingue cinq catégories de films, classées de 1 (pour tous) à 5 (à éviter) et édite des affiches pour les paroisses intéressées. Celles-ci peuvent alors indiquer la cote des films qui passent dans le quartier 1418 .

Qu’en est-il des programmes des salles de cinéma paroissiales qui se sont, on l’a vu, multipliées depuis le milieu des années 1930 ? Prenons par exemple la programmation du cinéma de la paroisse Saint-Denis à la Croix-Rousse entre 1936 et 1938 1419 . On y retrouve principalement des films d’aventures (Capitaine Blood, Les Révoltés du Bounty) ou particulièrement bien adaptés aux enfants (David Copperfield, Shirley aviatrice), mais aussi des films plus adultes tel Crime et Châtiment. De fait, les salles paroissiales s’adressent au public familial dans son ensemble et non aux seuls enfants.

Par ailleurs, les films passés au cinéma Saint-Denis ne dessinent pas une programmation particulière aux salles paroissiales. Entre janvier 1937 et janvier 1938, vingt-cinq films passés dans la salle paroissiale ont pu être identifiés. Quatre d’entre eux sont sortis à Lyon entre 1931 et 1934, mais tous les autres sont des productions des années 1935-1937. Or, sur ces vingt et un films restants, plus de la moitié (treize) ont été à Lyon de véritables succès, ayant été repris par plus de quinze salles de cinéma de la ville. Parmi les huit autres films, un seul, Mes Tantes et moi (Y. Noé, 1937) a été repris par moins de dix établissements. Le cinéma Saint-Denis programme donc majoritairement des films à succès et non une production qui serait spécifique au public catholique. Tout juste peut-on remarquer la présence de Golgotha (J. Duvivier, 1934) qui, depuis sa sortie à l’Eldorado en avril 1935, avait totalement disparu des écrans lyonnais. Le sujet biblique du film a, en ce cas, certainement poussé la paroisse Saint-Denis à le programmer, malgré son insuccès.

Les vingt et un films produits en 1935-1937 qui sont passés au cinéma Saint-Denis entre janvier 1937 et janvier 1938 n’étaient, pour la plupart, pas inconnus à la Croix-Rousse. En effet, dix-sept d’entre eux étaient déjà passés au cinéma Dulaar (cinq films) ou plus souvent au cinéma Chanteclair (douze films) quelques semaines sinon quelques mois avant leur passage au Saint-Denis. Le public de la salle paroissiale ne se rend donc pas nécessairement dans les salles de cinéma commerciales du quartier et attend peut-être le passage des grands films dans sa paroisse. Là se trouve la spécificité des cinémas catholiques : proposer au public l’essentiel de la production cinématographique nettoyée des films jugés immoraux. Plus que comme des cinémas réellement catholiques, les salles paroissiales s’affirment comme des cinémas familiaux.

Notes
1408.

Le Cri de Lyon, n° 467, 4 janvier 1930.

1409.

AML : 1147 WP 017.

1410.

Le Cri de Lyon n° 681, 19 mai 1933

1411.

Idem, n° 668, 17 février 1933.

1412.

Pour Vous, n° 151, 8 octobre 1931.

1413.

Idem, 29 octobre 1936

1414.

Programme du cinéma Elysée du 1er avril 1936 et du cinéma Studio-Fourmi du 30 janvier 1937 (Le Progrès).

1415.

La revue du cinéma éducateur, n°1, avril 1935 : Rapport de Debanne, ancien instituteur, sur le cinéma post-scolaire et le cinéma public.

1416.

Pour Vous, n° 151 et 155 des 8 octobre et 5 novembre 1931.

1417.

Archives du Diocèse de Lyon : 11/II 193 : Dossier sur la presse catholique et le cinéma, réalisé par Le Nouvelliste de Lyon, 1936.

1418.

Archives du Diocèse de Lyon : 11 II/193 : Plaquette de la CCC.

1419.

Archives du diocèse de Lyon : Bulletin paroissial de Saint-Denis de la Croix-Rousse, 1936-1938.