c) Les studios ou l’émergence de la cinéphilie

L’apparition de la cinéphilie dans le paysage du cinéma lyonnais constitue une des évolutions essentielles des années 1930. Sur ce point, Lyon est en retard sur Paris où les salles spécialisées dans les films d’avant-garde existent depuis le début des années 1920 1420 . Dans la capitale des Gaules, il faut attendre 1928 pour qu’une salle de cinéma, celle des Jacobins, se consacre au passage des films d’avant-garde 1421 . Dès le 21 janvier 1928, le cinéma des Jacobins propose ainsi au public lyonnais « en 1 ère vision » le film Les mains d’Orlac (Orlac Hände, Robert Wiene, 1925), avec Conrad Veidt : le film, produit pourtant trois ans auparavant, n’était jamais passé à Lyon. Le cinéma des Jacobins abandonne néanmoins très rapidement la spécificité de sa programmation et, à la fin de l’année 1928, La Cinématographie française peut à bon droit regretter qu’à Lyon « on ignore tout du cinéma d’avant-garde 1422  ».

Aux films d’avant-garde se superposent, avec l’avènement du parlant, les films étrangers en version originale. Ceux-ci sont très tôt assimilés à un public cinéphile. Lorsque l’exploitant du cinéma de la Scala programme L’Ange Bleu (The Blue Angel, J. Von Sternberg, 1930) en juillet 1931, il décide d’organiser des séances spéciales en fin d’après-midi du film en langue allemande. Le Cri de Lyon salue cette initiative qui, selon lui, ravira les « vrais amateurs de cinéma 1423  ».

Cela étant, les projections de films d’avant-garde ou en version originale restent ponctuelles dans les salles lyonnaises jusqu’au milieu des années 1930. L’impulsion va venir de l’extérieur de l’exploitation cinématographique lyonnaise. A la fin du mois d’octobre 1932 est fondé à Lyon l’association Le Film-club dont le but est de « projeter et discuter les films d’avant-garde, les films d’Art, les essais cinématographiques, les films étrangers intéressants [...] oeuvres qui, pour des raisons commerciales, ne peuvent passer dans les salles de cinéma 1424  ». Le Film-club organise périodiquement les samedis en fin d’après-midi des séances sur l’écran du cinéma des Terreaux d’abord, du Tivoli ensuite 1425 . L’association suit fidèlement les buts qu’elle s’est donnés. On retrouve aux séances du Film-Club des films d’auteurs français, tel Le sang d’un poète (Jean Cocteau, 1931), des films étrangers en version originale (Scandal for sale) et des essais cinématographiques comme L’ Â ge d’or (Luis Buñuel, 1930) 1426 .

En septembre 1934, deux salles de cinéma lyonnaises, l’Idéal et l’Elysée, se transforment en salles spécialisées et deviennent respectivement le Studio-83 et le Studio-Elysée. Les films artistiques, les films en version originale surtout, sont à partir de cette date proposés quotidiennement au public lyonnais. En septembre 1935, c’est au tour du cinéma Lafayette de se spécialiser dans la programmation des films en version originale. Devenu le Studio-Fourmi, il concurrence directement le cinéma Elysée qui perd alors peu à peu l’obtention de films en 1ère vision.

Les films artistiques ou en version originale sont pour la presse corporative incompatibles avec le goût populaire. Elles le sont aussi pour ses promoteurs. Au Film-club, les séances, pour les personnes non abonnées, se montent à 10 francs, soit l’équivalent d’un fauteuil dans une salle d’exclusivité. Les abonnés payent moins cher, 6 francs, mais cela reste un tarif assez prohibitif au regard de la moyenne des prix pratiqués par les salles généralistes, dont la plupart ont un tarif plancher à 3 ou 4 francs. Au cinéma Studio-Fourmi, les tarifs sont meilleur marché, de 4 à 6 francs, mais les séances y sont également caractérisées d’élitistes. Pour Le Cri de Lyon, le Studio-Fourmi est le « point de ralliement de toute une clientèle à la recherche des spectacles que n’apprécient point les masses populaires 1427  ». On ne peut mieux dire. 

La programmation des salles spécialisées lyonnaises est avant tout caractérisée par la programmation de films en version originale. Ce fait est conditionné par le surprenant décret du 22 juillet 1933 qui limite en France le nombre de copies d’un film étranger en langue étrangère sous-titré 1428 . Le décret ne prévoit que cinq passages pour les salles parisiennes et dix autres pour le reste du pays. Corrigé sensiblement un an plus tard 1429 , très certainement face aux reproches de l’exploitation spécialisée et à l’essor de celle-ci en province, le décret offre la possibilité d’une ampliation du nombre de passages si le film présente un intérêt artistique, notion vague bien entendu, d’autant plus qu’il n’existe pas au sein des ministères un secrétariat chargé du cinéma. C’est donc le ministère de l’Instruction publique qui s’en charge via le directeur des Beaux-Arts.

Les choix laissent dubitatifs : si les Trois Lanciers du Bengale (The Lives of a Bengal Lancer, H. Hathaway, 1935) n’obtiennent pas moins de vingt passages supplémentaires (dix à Paris, dix en province) pour une qualité artistique jugée « incontestable 1430  », New York-Miami (It Happened One Night, F. Capra, 1934), « exceptionnel 1431  » selon le ministère, n’obtient quant à lui que trois salles supplémentaires sur Paris. Quant à l’Extravagant M. Ruggles (Ruggles of Red Gap, L. McCarey, 1935) il n’offre étrangement pas un intérêt suffisant, tout comme Cœurs Brisés (Break of Hearts, P. Moeller, 1935) alors que la R.K.O. qui a priori n’a pas cherché à doubler le film, demandait innocemment 180 passages en salles supplémentaires 1432 . Cette politique a une incidence certaine sur le parcours des films étrangers en France et explique le peu de succès de reprise qu’obtiennent les films en version originale à Lyon. Cœurs Brisés par exemple, malgré la présence du très populaire Charles Boyer n’est programmé qu’une seule fois dans la capitale des Gaules.

De fait, de nombreux films étrangers ne font à Lyon qu’un passage éclair. C’est le cas, par exemple, des quatre films avec W.C. Fields sortis entre 1936 et 1937. Ceux-ci sont programmés en 1ère vision au Studio-Fourmi puis disparaissent totalement de l’agglomération lyonnaise. Plus étonnant, de nombreux films avec Katharine Hepburn, dont le célèbre Sylvia Scarlett (Idem, G. Cukor, 1935) ne sont eux aussi programmés qu’une seule fois dans la capitale des Gaules. Il en va de même des films avec Fred Astaire : Roberta et Suivons la flotte, tous deux sortis en 1ère vision au Studio-Fourmi, ne sont jamais repris ensuite et Top Hat et Sur les ailes de la danse ne le sont que par un nombre très limité de salles. La comédie musicale américaine n’a pas les faveurs du public lyonnais : l’oscar du meilleur film de l’année 1936, The Great Ziegfeld (Idem, R. Z. Léonard, 1936), n’est ainsi programmé que par deux salles de cinéma lyonnaises.

Nul doute que la sortie de tous ces films en version originale ne limite fortement leur circulation dans l’agglomération lyonnaise. Non pas que le public des salles de quartier ne soit absolument hostile à lire des sous-titres : ce sont en fait les salles de 1ère et 2ème visions qui sont imperméables au genre. On en a un exemple frappant avec Les Trois lanciers du Bengale, film attractif s’il en est mais qui n’est disponible en France qu’en version originale. Le film d’Henry Hattaway sort en 1ère vision dans une petite salle du centre-ville, le cinéma des Jacobins, et non dans un grand établissement. Il circule ensuite dans des petites salles de quartier (le Familia à la Guillotière, le Régina à Vaise, le Moulin Rouge aux Etats-Unis) avant d’être repris par le cinéma paroissial Saint-Denis. Ce sont donc les grands établissements qui refusent de programmer des films en version originale.

Par ailleurs, les salles spécialisées sont parfois caractérisées par la programmation de films susceptibles de choquer le public familial. On retrouve, par exemple, La Vallée du nu à l’affiche du Studio 83 en janvier 1936 et le film Extase (où Hedy Lamar – qui ne s’appelle pas encore ainsi – apparaît entièrement nue) au Studio-Fourmi en février 1936. Le cinéma Coucou, qui ouvre ses portes en février 1936, mixe quant à lui savamment la programmation de films « pas pour les familles 1433  » et la défense du cinéma en conservant le plus longtemps les films à l’affiche et en programmant parfois des films en version originale. Ce n’est pas que le public soit le même. Mais les spectateurs cinéphiles, et donc avertis, sont sans doute moins prompts à s’offusquer sur la nudité ou la représentation de la prostitution. Du reste, programmant des films en version originale, les salles spécialisées ne sont clairement pas destinées à un public familial et n’ont donc rien à perdre. Au delà d’un rapprochement culturel possible (art et sexe : choquer quelle que soit la manière), le passage de films que certains jugent immoraux est également un moyen pour les propriétaires des salles spécialisées d’attirer un public plus large que celui des seuls cinéphiles.

Quoiqu’il en soit, l’émergence des salles spécialisées trouble la géographie des établissements cinématographiques : proposant des films que l’on ne peut voir nulle part ailleurs, elles contribuent d’une certaine façon au désenclavement de la pratique du cinéma. Les spectateurs lyonnais ne sont plus seulement amenés à choisir le confort de la salle et la fraîcheur des films, mais aussi, en tout cas pour une partie d’entre eux, l’identité des films. Les salles spécialisées, par ailleurs, sont les tenantes d’une culture spécifique qui ne concerne qu’une minorité de lyonnais. Eut égard à la circulation de leurs films, Fred Astaire et Katharine Hepburn doivent être, à Lyon, de parfaits inconnus, sauf pour le petit cénacle habitué des studios. Les frontières culturelles commencent à s’imposer.

L’avènement du cinéma parlant dans les années 1930 assoit définitivement le caractère fédérateur du spectacle cinématographique. Il correspond également à la rationalisation de l’exploitation dont les acteurs sont désormais majoritairement expérimentés, et dont les règles sont encadrées par un établissement public. Cet encadrement institutionnalise de fait le paysage hiérarchisé de l’exploitation cinématographique. Des palaces aux petites salles de quartier, la circulation des films dans l’agglomération lyonnaise dessine plus que jamais une hiérarchie des espaces urbains.

La diversification des salles de cinéma ne remet pas en cause cette situation. Les salles spécialisées et les palaces de quartier se superposent à l’offre de cinéma existante, accentuant un peu plus la segmentation des publics. Si l’on choisit plus souvent qu’avant d’aller voir un film plutôt qu’aller au cinéma, la spécificité culturelle des différents espaces de la ville demeure, dans les années 1930 comme après-guerre, une réalité tangible.

Notes
1420.

Gauthier Christophe, La passion du cinéma..., op. cit.

1421.

Le Cri de Lyon n° 370, 7 janvier 1928.

1422.

La Cinématographie française n° 526, 30 novembre 1928.

1423.

Le Cri de Lyon n° 545, 2 juillet 1931.

1424.

Idem, n° 653, 3 novembre 1932.

1425.

Idem, n° 662 et 676 des 6 janvier et 14 avril 1933.

1426.

Idem, n° 714 et 724 des 12 janvier et 23 mars 1934.

1427.

Le Cri de Lyon n° 888, 3 septembre 1937.

1428.

A.N. : F21 3696 : Décret du 22 juillet 1933.

1429.

Idem : Décret du 24 novembre 1934, article 5.

1430.

Idem : Rapport du D.G. des Beaux-Arts daté de mars 1935.

1431.

Idem : Rapport du D.G. des beaux-Arts du 26 septembre 1934

1432.

Idem : demande de la RKO et réponse du D.G. des beaux-Arts, 11 octobre 1935.

1433.

Le Cri de Lyon, n° 888, 3 septembre 1937.