La ville divisée

Les lieux de spectacle qui s’étaient développés dans le dernier tiers du XIXe siècle occupaient inégalement l’espace urbain. Théâtres et grandes salles de café-concert étaient essentiellement concentrés dans le centre de la ville et sur la rive gauche du Rhône, tandis que le reste de l’agglomération était caractérisé par l’existence de petits établissements de quartiers, où des spectacles étaient organisés ponctuellement, et par la ronde des fêtes foraines. Dans ses premières années d’existence, le cinéma reproduit trait pour trait cette division des espaces. Au centre de la ville et dans les beaux quartiers, les séances cinématographiques dans les grandes salles de spectacle et l’ouverture des premières salles de cinéma sédentaires. Dans les autres quartiers de la ville et les communes de la banlieue, les séances cinématographiques dans les cafés et les jeux de boules, et les cinémas forains.

L’ouverture de salles de cinéma sédentaires dans l’ensemble de l’agglomération lyonnaise, à partir de 1910, marque un réel tournant mais n’uniformise pas pour autant l’espace urbain. La multiplication des établissements cinématographiques s’accompagne en effet d’une hiérarchisation de l’exploitation, qui perpétue d’une certaine manière le morcellement de l’espace urbain. Dans le centre de la ville et de rares quartiers privilégiés, de véritables palaces offrent un confort digne des salles théâtrales à des tarifs assez élevés. Partout ailleurs dans l’agglomération ouvrent de petits établissements de quartier à l’architecture plus rudimentaire mais qui affichent des prix meilleur marché.

La hiérarchisation de l’exploitation est conditionnée en grande partie par la diversité des fondateurs de salles de cinéma. Ne nécessitant pas de connaissances particulières ni de ressources plus importantes que tout autre commerce, le cinéma attire en effet des individus, issus de l’artisanat ou du petit commerce, qui ne disposent pas de moyens financiers étendus. Ces individus sont à l’origine de l’ouverture de la plupart des salles de cinéma de quartier et de banlieue, dont l’apparence est à l’image des ressources de leurs fondateurs. De l’autre côté, des sociétés aux capitaux étendus et des entrepreneurs locaux s’implantent dans le centre de la ville ou sur la rive gauche du Rhône et donnent à l’exploitation cinématographique ses lettres de noblesse.

Cette situation se maintient tout au long de la période. Les salles de cinéma de quartier connaissent pour la plupart un renouvellement incessant de leurs propriétaires qui ne favorise pas une amélioration de leur condition. Les hommes et les femmes qui se succèdent à la tête des salles de quartier, qui n’ont en général aucune expérience du spectacle, n’ont ni les moyens ni le temps de rénover ou transformer leurs établissements. Mais, en dépit du caractère naturellement déficitaire de la majorité des petits établissements cinématographiques, les salles de quartier trouvent toujours repreneur. C’est peut-être ce qui fait malgré tout du cinéma un commerce à part. Le fait que les exploitants apparaissent plus expérimentés à la fin des années 1930 ne change pas vraiment la donne. La hiérarchie des établissements cinématographiques est alors fermement établie.

Les années 1930 sont en revanche caractérisées par l’apparition de nouvelles formes d’exploitation qui remettent en cause la division de l’espace urbain. L’ouverture de salles spécialisées ou de palaces de quartier et l’affirmation des salles paroissiales troublent en effet la géographie du cinéma en ville. Mais ces nouveaux établissements, finalement, ne font que se superposer à l’organisation dominante de l’exploitation, et conditionnent une segmentation des publics au sein même des différentes parties de la ville. En 1945, l’exploitation cinématographique dans l’agglomération lyonnaise est toujours marquée par la coexistence de grands établissements et de petites salles de quartier.

La hiérarchie des différents espaces de la ville est flagrante lorsqu’on se penche sur le parcours des films dans l’agglomération lyonnaise. La priorité accordée sur ce point aux principaux établissements apparaît dès les années 1910. Elle est ensuite généralisée dans les années 1920 puis finalement institutionnalisée en 1941. Les règles de location et le faible nombre de copies disponibles déterminent de fait une circulation graduée des films dans l’agglomération, leur obtention dépendant directement des ressources financières des exploitants. La profonde inégalité qui existe entre les établissements entraîne par conséquent une hiérarchie des espaces urbains selon la fraîcheur des films qui y passent. Les termes de 1ère, 2ème et 3ème visions qui différencient les salles peuvent alors être rapprochés des 1ère, 2ème et 3ème classes des compartiments dans les trains ou, à l’échelle de la ville, interprétés comme caractérisant des espaces de 1ère, 2ème et 3ème zones.

Bien loin d’uniformiser l’espace urbain, le spectacle cinématographique contribue à sa division. Comment cette division se traduit-elle dans l’agglomération lyonnaise ?

En premier lieu, le cinéma consacre la place prépondérante du centre-ville dans l’offre de spectacle. Espace privilégié de la sortie des films dans l’agglomération, le centre-ville est également le lieu où, des grands théâtres cinématographiques aux petites salles spécialisées, est proposé au spectateur le choix le plus diversifié. Il est notable qu’à l’échelle du cinéma, le centre de la ville soit concentré aux abords de la place Bellecour et non élargi à l’ensemble de la presqu’île. Les quartiers des Terreaux, au nord, et d’Ainay, au sud, conservent leur spécificité.

Le cinéma constitue en effet sans conteste un marqueur important de l’identité sociale des différents espaces de la ville. Sur la rive gauche du Rhône, par exemple, coexistent dès les débuts du spectacle cinématographique de grands établissements situés sur les axes principaux et de petites salles implantées dans des rues plus étroites. Cette cohabitation est le signe patent de la diversité sociale des quartiers de la rive gauche, mais également peut-être de la distinction sociale qui s’opère à l’échelle de la rue.

Un quartier, toutefois, se distingue, celui des Brotteaux, seul espace de la ville, en dehors du centre, où s’installe une société nationale et seul espace de la rive gauche où l’on ne trouve pas de salles bon marché. Les établissements des Brotteaux pratiquent en effet les tarifs les plus élevés de l’agglomération et répondent en cela à l’horizon social du quartier, où les élites sont sur-représentées. Les habitants des Brotteaux, noblesse oblige ?, bénéficient d’une position singulièrement privilégiée dans le parcours des films au sein de l’agglomération lyonnaise. On peut rapprocher du quartier des Brotteaux celui d’Ainay, terre de la vieille bourgeoisie lyonnaise, où se développe le cinéma catholique.

Tous les quartiers situés derrière la voie ferrée, qui constitue une véritable frontière, et les communes de la banlieue est sont caractérisées par l’existence d’une ou plusieurs salles de cinéma de faible envergure. Commerces de proximité, lieux de sociabilité et de convivialité, ces établissements proposent un spectacle moins formel que celui qui se donne dans les grands établissements. Leurs propriétaires ne réalisent en général qu’un chiffre d’affaires médiocre, qui les met dans l’incapacité d’obtenir des films récents. De fait, à Villeurbanne comme à Gerland, les habitants patientent parfois de longs mois avant de voir dans leur quartier les films à succès. Quartiers privilégiés et quartiers défavorisés par la circulation des films correspondent en partie à la hiérarchie sociale de l’espace urbain, partagé entre quartiers plutôt aisés et quartiers plutôt populaires.

Marqueur social, le cinéma est également un témoin et un acteur de la transformation des espaces urbains. Dans les quartiers de Vaise et du plateau de la Croix-Rousse, en effet, le spectacle cinématographique ne présente pas le même visage entre les années 1910 et les années 1930. Les deux quartiers, comme la plupart des espaces excentrés de la ville, sont à l’origine caractérisés par le cinéma forain ou des séances organisées dans des lieux de sociabilité de quartier, puis par l’ouverture de petits établissements sédentaires. Or, l’un et l’autre voient s’implanter sur leur territoire, au cours des années 1930, un établissement important qui parvient à obtenir les films très rapidement. Cette transformation de la place du cinéma correspond sans doute à celle des quartiers eux-mêmes.

Les cinémas dans la ville reproduisent et génèrent tout à la fois le morcellement social et culturel de l’agglomération lyonnaise. Un spectacle cinématographique, toutefois, dépasse les clivages urbains, celui du cinéma éducateur. En effet, les séances de cinéma organisées les jeudis par la ville de Lyon puis par l’Office Régional du Cinéma Educateur sont uniformes et proposent un spectacle rigoureusement identique à tous les enfants des écoles publiques de l’agglomération. L’égalité républicaine apparaît de fait comme un important vecteur de la culture de masse, ce qui n’est pas toujours le cas du spectacle cinématographique dans son ensemble.