Spectacle de masse, culture de masse ?

Le spectacle cinématographique se développe dans l’ensemble des quartiers de la ville et des communes de la banlieue : aller au cinéma est une pratique qui peut être partagée par tous les habitants de l’agglomération lyonnaise, sans distinction. Le cinéma s’adapte aux différentes couches de la société urbaine, attirant les catégories populaires dans des salles conviviales et bon marché et cultivant dans des établissements de standing la culture de l’entre-soi des élites. A ce titre, le cinéma est sans conteste un spectacle fédérateur, d’autant plus qu’il est également adopté par les paroisses et les municipalités de l’agglomération.

Aller au cinéma constitue en fait une pratique de masse depuis le début des années 1910. En 1913, le cinéma de la Scala réunit à lui seul 431 000 personnes, soit l’équivalent de l’ensemble de la population lyonnaise. A cette date, d’ailleurs, les établissements cinématographiques sont déjà plus nombreux que ne l’ont jamais été les salles de théâtre ou de café-concert. La place du cinéma dans l’agglomération lyonnaise, que cela soit par les salles ou le nombre de séances organisées quotidiennement, ne fera ensuite que progresser jusqu’en 1945, attirant toujours plus de spectateurs. L’évolution du cinéma dans la ville dans la première moitié du XXe siècle témoigne de fait de la place prépondérante qu’occupent désormais les loisirs au sein de la société française.

De par son impressionnant développement, le spectacle cinématographique contribue également à la diffusion d’une culture fédératrice. Une culture qui franchit les frontières nationales et qui détermine le fait que Charlie Chaplin, par exemple, soit aussi connu à New York que dans le quartier lyonnais de Vaise. On ne soulignera jamais assez cet aspect fondamental du cinéma qui, bien avant le disque de musique, participe à l’avènement d’une culture universelle. Mais aussi d’une culture nationale : par les actualités qui mettent en scène les grands noms du spectacle ou de la scène politique du pays ; par les films surtout, qui fabriquent des icônes nationales.

Le spectacle cinématographique, enfin, fédère les habitants de l’agglomération lyonnaise. En effet, les grands films à succès comme La Grande Illusion ou Veille d’arme n’ont cure des clivages urbains et circulent de quartier en quartier sans distinction. Ces productions cinématographiques, majoritairement françaises, sont vues par les habitants des Brotteaux comme par ceux de Villeurbanne avec, il est vrai, un certain décalage. En ce sens, le cinéma participe réellement au rassemblement culturel de la société urbaine.

Mais les films fédérateurs sont finalement assez rares. Le cinéma contribue aux clivages culturels de la société urbaine, ce qui se traduit en premier lieu par le contraste entre la programmation des établissements du centre et celle des salles des quartiers périphériques. Le film à épisodes dans les années 1920, le double programme dans les années 1930 témoignent d’une pratique plutôt routinière du cinéma dans les salles de cinéma de quartier. Dans le centre, le passage des films en 1ère vision puis le maintien de ces films à l’affiche privilégient une pratique élective, où l’on choisit d’abord d’aller voir un film. Le développement des salles spécialisées au cours des années 1930 consacrent ce rapport au cinéma.

Les règles de location des films, l’idée que se font les distributeurs et les exploitants des publics et les spectateurs eux-mêmes, peut-être, concourent également à l’affirmation d’une programmation spécifique des salles de cinéma selon le quartier où elles sont implantées. La coexistence des ciné-romans français dans le quartier des Brotteaux et des serials américains dans celui de la Guillotière, les films russes exclusivement présents dans les quartiers où le vote communiste est important, la programmation de films à portée religieuse aux abords du catholique quartier d’Ainay sont ainsi autant d’exemples du cloisonnement culturel des espaces urbains.

Enfin, il faut faire une place aux salles les plus modestes, caractérisées en partie par la programmation de productions de seconde zone. Dirigées majoritairement par des exploitants sans expérience et sans moyens financiers, qui ne choisissent pas nécessairement leurs films, on retrouve parfois dans ces petites salles de quartier les fonds de tiroir des distributeurs, ces films dont n’ont pas voulu les principaux établissements de la ville. Certains établissements de quartier se définissent également par la prédominance de genres spécifiquement populaires, des westerns aux films de série B. Il est difficile de déterminer si cela provient d’un choix explicite, lié au goût supposé ou réel du public, ou d’une nécessité économique. Le résultat est une programmation spécifique des salles les plus modestes, celles situées dans les quartiers et les communes les plus populaires. Des quartiers comme ceux de Gerland ou de Perrache apparaissent alors comme de véritables enclaves dans la ville, imperméables aux grands films fédérateurs et caractérisés par une culture cinématographique spécifique.

Les spectateurs, à vrai dire, ont le choix d’aller dans la salle de leur quartier ou de se rendre dans un établissement du centre-ville. Le développement des transports urbains met en effet la presqu’île à portée de tous. Tout dépend alors de l’âge, des usages de l’espace urbain, du rapport au cinéma, de l’univers culturel et des moyens financiers de chaque spectateur. Il reste que la diffusion du cinéma dans la ville contribue à déterminer une distinction culturelle des publics qui est indissociable de la division des espaces urbains.