Le tournant des années 1960

La fin de la seconde guerre mondiale ne constitue pas le début d’une nouvelle ère du spectacle cinématographique. On retrouve en effet dans les années 1950 la situation qui prévalait dans les années 1930. Le parc de salles de cinéma dans l’agglomération lyonnaise reste stable pendant plus d’une dizaine d’années 1434 , les palaces et les salles de quartier continuent donc de coexister, dans un système de circulation des films toujours aussi hiérarchisé. Les salles spécialisées nées au cours des années 1930 s’enracinent : les cinémas paroissiaux connaissent leur âge d’or au milieu des années 1950, période au cours de laquelle ils ne sont pas moins d’une quinzaine à fonctionner régulièrement dans la capitale des Gaules, et les studios – ciné-clubs désormais – ont acquis une place durable et de plus en plus importante au sein de l’agglomération lyonnaise 1435 . La segmentation des publics est donc tout aussi marquée qu’avant-guerre.

La véritable rupture, profonde, intervient au cours des années 1960. En un peu plus de dix années, l’offre de cinéma en ville est métamorphosée par le développement impressionnant de deux produits de consommation : la voiture et la télévision. L’automobile acquiert en effet une place primordiale dans la société française. Entre 1953 et 1973, le taux d’équipement des ménages en automobile passe ainsi de 21 % à 70 % 1436 . Le développement de la télévision est encore plus spectaculaire. A l’orée des années 1960, seuls 13 % des ménages possèdent un poste de télévision. En 1968, cette proportion dépasse déjà les 60 % 1437 . Ces deux objets modifient tout autant les pratiques culturelles que les pratiques urbaines.

Le début des années 1960 est alors caractérisé par une chute de la fréquentation des salles de cinéma, qui touche en premier lieu les établissements de quartier. En 15 ans, de 1958 à 1973, ils sont vingt-quatre à disparaître dans la seule ville de Lyon. Dans leur sillage, les salles de cinéma paroissiales ferment elles aussi leurs portes. Elles sont encore quatorze en 1962, et plus que quatre en 1972. Au milieu des années 1970, les salles de cinéma de quartier ont pratiquement disparu du paysage de l’exploitation cinématographique de l’agglomération lyonnaise. L’offre de cinéma, bien plus uniforme, est alors concentrée dans le centre de la ville et sur les grands axes de la rive gauche. Il est frappant qu’au cours de ces mêmes années 1960 aucune des dix-neuf salles de cinéma installées sur la presqu’île lyonnaise ne ferme ses portes. Il semble avéré que les bouleversements liés à l’essor de la voiture et de la télévision touchent essentiellement les publics des salles de quartier, que ceux-ci restent chez eux ou se rendent désormais dans une des salles du centre-ville.

Ces dernières, du reste, sont partagées en plusieurs écrans et proposent une programmation de plus en plus diversifiée. Les films ainsi concentrés sont consommés plus rapidement. A la disparition des salles de cinéma de quartier correspond en effet celle de la circulation très hiérarchisée des films. La multiplication du nombre de copies, constante jusqu’aux années 2000 (durant lesquelles un film comme Harry Potter et la chambre des secrets, sorti le 4 décembre 2002, est distribué dans 1 007 salles françaises), bouleverse les pratiques et entraîne une certaine uniformisation culturelle de la société.

C’est à l’aune de l’évolution de ces quarante dernières années que l’on mesure véritablement la place du cinéma dans l’espace urbain durant le premier XXe siècle. Un spectacle fédérateur, mais qui reproduit tout autant qu’il contribue à déterminer les clivages de la société urbaine.

Notes
1434.

Toutes les informations sur l’exploitation cinématographique lyonnaise de 1945 à 1995 sont tirées de SICAUD Roger, « Les cinémas à Lyon de 1945 à 1995. Evolution du parc cinématographique», in ARCHIVES MUNICIPALES DE LYON, Les cinémas de Lyon 1895-1945, Lyon, AML, 1995, pages 23-35.

1435.

POURRET Valérie, Les ciné-clubs dans l’agglomération lyonnaise (1944-1970), Lyon, Université Lyon II, Mémoire de DEA d’Histoire sous la direction de LEQUIN Yves, 1999, 133 pages.

1436.

GUILLAUME Pierre, Histoire sociale de la France au XX e siècle, op. cit., page 14, et BERNSTEIN Serge, La France de l’expansion, Tome 1 : La république gaullienne (1958-1969), Paris, Le Seuil, collection Points Histoire, 1989, page 212.

1437.

GUILLAUME Pierre, Histoire sociale de la France au XX e siècle, op. cit., page 15.