B. Guillaume de Sauqueville et l’historiographie

Après la publication de la notice biographique des Pères Quétif et Echard, on trouve le nom de Guillaume de Sauqueville mentionné dans plusieurs bibliographies, mais brièvement et sans nouveaux éléments. Le bibliographe hambourgeois Johann Albert Fabricius (1668-1736) accorde à Guillaume une très courte notice dans sa Bibliotheca latina 36 , publiée peu de temps après les Scriptores ordinis fratrum Predicatorum, et mentionne l’existence du manuscrit belge. Au XIXè siècle, quelques bibliographes signalent aussi l’existence de Guillaume, mais ils copient la notice de l’un d’entre eux, le chanoine Ulysse Chevalier 37 , qui lui-même abrège sévèrement les informations données par Quétif et Echard. Il faut attendre Noël Valois 38 et son article dans l’Histoire littéraire de la France de 1914 pour que l’on commence à lire les textes de Guillaume et à aborder la question du contenu des sermons. N. Valois reprend tous les éléments biographiques déjà connus, et les place en regard des textes. En effet, fidèle au travail d’érudition littéraire des Bénédictins de Saint-Maur, il est le premier à avoir lu de manière critique les sermons. C’est également lui qui relève deux éléments internes qui seront par la suite d’une influence durable sur l’appréciation chronologique de l’œuvre : la présence d’un sermon consacré à saint Louis, canonisé en 1297, et la mention de la reine Jeanne de Navarre, morte en 1305. N. Valois donne aussi de larges extraits des sermons et livre son appréciation personnelle sur le style de l’auteur. Son travail constitue un vrai changement historiographique au sujet de Guillaume de Sauqueville, considéré jusque là comme un auteur de peu d’intérêt. Il offre un premier accès direct au texte dont vont se saisir les historiens français, très orientés dans les années 1920 et 1930 sur l’étude de la féodalité, dans une interprétation nouvelle fuyant la classique vision historisante. Marc Bloch publie en 1923 Les rois thaumaturges, sous-titré : étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre. C’est dans ce livre pionnier, « son premier vrai livre », selon Jacque Le Goff 39 , « qui fait de ce très grand historien le fondateur de l’anthropologie historique », que l’on trouve pour la première fois utilisé par un historien un extrait d’un sermon de Guillaume de Sauqueville. Il s’agit du sermon Osanna filio David, dans lequel Marc Bloch note « un orgueil national extrêmement vif 40  », et précise que c’est par N. Valois qu’il a pris connaissance du texte. Dans le même temps, en Allemagne, au début des années 1930, un courant historiographique mené par Helmut Kämpf oriente ses travaux sur la royauté et le pouvoir royal. Ces historiens se sont penchés sur les derniers siècles du Moyen Âge et notamment sur la documentation de l’époque de Philippe le Bel et ses fils. Les nombreuses allusions au roi et à ses attributs (fleur de lys, oriflamme) étant connues grâce à N. Valois, c’est pour cette raison que des sermons de Guillaume de Sauqueville ont été édités pour la première fois, de manière partielle, en 1935 41 . A l’exception de l’historienne américaine Elizabeth Brown, l’historiographie va désormais se concentrer sur quelques sermons seulement, se désintéresser de la vie de Guillaume et s’éloigner des éléments historiques puisés chez Bernard Gui, sans pour autant s’attacher à un travail d’édition complet.

La collection de sermons nous apporte-t-elle quelque chose dans la connaissance de son auteur ? La réponse est presque négative : on peut lire entre les lignes, remarquer les thèmes de prédilection, mais aucun élément précis ne provient des sermons eux-mêmes, hormis, on l’a vu, le signe de l’appartenance à l’ordre dominicain. On constate, à la lecture des sermons de Guillaume de Sauqueville, qu’il a une excellente connaissance du monde universitaire, ce qui tend à prouver qu’il en fait lui-même partie. Il est familier de l’institution et de son personnel : il parle du recteur de l’université dans le sermon 1, des bedelli communes, les appariteurs qui assistaient les enseignants (sermon 8). Il connaît bien les facultés et les disciplines que l’on y enseigne (sermon 48), le mode d’accès aux grades, comme à celui de maître en théologie (sermon 71). Il critique à plusieurs reprises les étudiants qu’il voit peu intéressés par leurs études, comme dans le sermon 74 (f. 171va) :

‘Unde uidetur esse de quibusdam sicut est de quibusdam scolaribus, qui licet habeant libros proprios, tamen eos raro aut numquam aperiunt ad studendum set sunt uagi et discurrunt hinc inde et in friuolis se occupant. Unde libri eorum sunt ita pleni puluere quod in eis possent describi cyfre algorismales.’

C’est également, comme le montre aussi cet exemple, un familier du monde du livre, de son élaboration (la compilation rédigée par un clerc dans le sermon 5) à sa mise à disposition publique (les stationnaires, dans le sermon 81). Guillaume connaît aussi très bien la vie religieuse au quotidien, le fonctionnement d’un couvent et de sa communauté (le réfectoire dans le sermon 82), la visite d’inspection régulière du visitator, chargé de contrôler les excès éventuels (sermon 5), l’autorité du prieur, du maître général. Tous ces éléments permettent de cerner le portrait de cet homme, dominicain à l’université de Paris, mais ne donnent aucun cadre chronologique précis.

Notes
36.

Bibliotheca latina mediae et infimae aetatis, Florence, 1858, t. 3, p. 154 : Guilelmus de Saccovilla, cujus sermones dominicales manuscritos memorat Sanderus p. 183 Biblioth. Belgic. Incipit : videns civitatem flevit.

37.

U. Chevalier, Répertoire des sources historiques du Moyen Âge. Tome 1 : bio-bibliographie, Paris, 1877-1883, p. 1979 : Guillaume de Sauqueville (Saccovilla, Sequavilla), dominicain à Rouen, 1330. On retrouve les mêmes informations dans Noémi-Noire Oursel, Nouvelle biographie normande, Paris, 1886-1912, t. 2, et dans Joseph-André Guiot, Les trois siècles palinodiques, Rouen, 1898.

38.

N. Valois, « Guillaume de Sauqueville, dominicain », dans Histoire littéraire de la France, Paris : Imprimerie nationale, t. 34, 1914, p. 298.

39.

J. Le Goff signe la préface à la réédition de l’ouvrage parue en 1983 chez Gallimard (p. ii).

40.

Ibid., p. 131.

41.

Helmut Kämpf, Pierre Dubois und die geistigen Grundlagen des französischen Nationalbewußtseins um 1300, Leipzig-Berlin, 1935, p. 112-114. Hildegard Cöster, Der Königskult in Frankreich um 1300 im Spiegel von Dominikanerpredigten, thèse dactyl., Francfort, 1935-1936.