C. Une collection soigneusement composée

Quelques indices montrent que la collection de sermons de Guillaume de Sauqueville, telle qu’elle est connue dans le manuscrit BnF lat. 16495, a été composée selon un plan prévu à l’avance. La preuve la plus évidente est le système de renvoi d’un sermon à l’autre, utilisé pour abréger le texte. Ces renvois sont intégrés dans le texte et se présentent sous la forme d’une incise du type : sicut habes in sermone… L’incipit du sermon concerné est ensuite donné. Ces renvois montrent qu’il ne peut s’agir d’une collecte de sermons faite au fil des prêches dans l’année, puisqu’ils ne respectent pas l’ordre chronologique des sermons dans le recueil, c’est-à-dire qu’un sermon peut renvoyer à un autre sermon postérieur dans le manuscrit, et théoriquement dans le temps. Ainsi à la fin du sermon 74 56 (f. 169vb), on peut lire : ubi nota de citationibus diuersis que procedunt de curia iudicis, sicut habes in sermone Venite ad nuptias ibi etc. Le sermon Venite ad nuptias est le sermon 102, et le thème de la cour de justice de l’évêque y est effectivement traité 57 . Parfois les renvois se font entre sermons de tempore et de sanctis. Donc au moment de la composition du recueil parisien, tous les textes existaient déjà, il s’agit d’une composition a posteriori. Un détail pose tout de même problème : on trouve dans les sermons de sanctis deux renvois à des sermons qui n’existent pas dans la collection. L’un se trouve à l’extrême fin du manuscrit, dans le sermon 106 (f. 237va), où on lit : hic nota exemplum quod habes in sermone Super muros de episcopo theutonice. De même, dans le sermon 71 (f. 164ra), on lit : expone figuram ut alibi in sermone Receptum est uas in celum. Or aucun de ces deux sermons ne fait partie de la collection. L’incipit donné étant bref et se résumant à une partie de verset biblique seulement, il est difficile de pousser l’enquête plus loin. Le système de renvois d’un sermon à l’autre n’est pas seulement un moyen technique de naviguer entre les sermons pour gagner du temps, qui aurait donc pu être créé par le scribe, en tant qu’utilisateur du recueil. Ce système est plus probablement le fait de l’auteur lui-même, et il a ensuite été maintenu par les scribes qui ont copié le texte : il faut en effet une excellente connaissance du contenu de la centaine de sermons pour pouvoir insérer des renvois à bon escient. Il faut aussi avoir une maîtrise de l’ensemble de la collection, ce qui n’est pas toujours le cas d’un simple scribe. En revanche, le fait que plusieurs renvois soient erronés, c’est-à-dire ne renvoient pas à des textes présents dans la collection parisienne, laisse penser qu’un choix de sermons a été fait dans un ensemble plus vaste, peut-être par le possesseur du manuscrit, et que des sermons de Guillaume de Sauqueville ont été laissés de côté. De même, dans plusieurs sermons, certains passages sont réutilisés mot à mot : ils ont donc été recopiés par l’auteur et ne correspondent pas à une parole effective. Guillaume compare par exemple la Vierge aux lettres soigneusement scellées : littera continens hoc secretum est Maria concipiens in utero Dei filium. On peut lire cette phrase dans le sermon 39 (f. 102vb), consacré à la fête de la Conception de la Vierge, mais aussi, recopiée à l’identique et intégrée dans la même comparaison avec les lettres scellées, dans le sermon 50 (f. 121vb) pour la fête de l’Annonciation. La phrase est accompagnée dans les deux contextes de la citation de Jo. 1, 14 et de l’hymne Verbum patris processu temporis.

Une particularité de la collection est d’intégrer deux sermons de Thomas d’Aquin. Les sermons 52 et 54, présentés comme deux sermons donnés pour la fête de l’Assomption, constituent en réalité l’Expositio Salutationis angelicae de Thomas 58 . Ils sont présentés l’un et l’autre sans le moindre signe distinctif : rien ne permet de savoir qu’ils ne sont pas de Guillaume de Sauqueville 59 . Déterminer l’authenticité des sermons de Thomas d’Aquin est une question délicate, mais dans le cas de l’Expositio, elle ne pose pas de véritable problème. I. F. Rossi a donné, pour étayer son édition de l’Expositio, des preuves convaincantes. Dans une étude plus récente, le P. Bataillon et le P. Torrell ne remettent pas ce fait en question 60 . Nous reprendrons à son sujet la conclusion du P. Bataillon selon lequel « il s’agit probablement d’un sermon ordinaire avec sa collatio prêché par Thomas à Paris et ajouté ensuite pour compléter les trois séries de collationes. » L’Expositio Salutationis angelicae a été composée dans les années 1273 61 . Guillaume a découpé en deux le texte de Thomas ; il est vrai que le texte originel l’y incite. L’Expositio est en effet construite sur deux versets bibliques différents, d’une part sur Luc 1, 28 et 42, que Guillaume raccourcit et limite au verset 28, et d’autre part sur Deut. 28, 4 ou Luc 1, 42, les deux versets étant partiellement identiques. Les deux parties sont séparées, comme deux sermons, par la conclusion classique : ad quam nos perducat etc. Et de fait, elles peuvent très bien être appréhendées distinctement, n’ayant d’autre point commun que le thème de la Vierge. C’est pourquoi Guillaume de Sauqueville n’a pas eu de scrupule à les séparer. Le dominicain n’a opéré aucun changement d’importance sur le texte : le plan est respecté, le contenu aussi. Il devait avoir sous les yeux le texte de Thomas d’Aquin car il n’est pas possible de rendre de mémoire un texte si long. Les deux sermons prennent place dans les sermons de sanctis, dans un groupe de cinq sermons consacrés à l’Annonciation, et leur contenu cadre parfaitement avec ce contexte. Il n’y a aucune mention d’auteur, ni dans la table des matières ni en marge du sermon. Le scribe du manuscrit de la bibliothèque de Bruges 62 les a lui aussi sélectionnés pour les intégrer dans sa collection, attribuée clairement à Guillaume de Sauqueville ; mais il les a placé à la suite l’un de l’autre dans son manuscrit (sermons 16 et 17). Quant au texte, il est respecté de manière soigneuse. On note quelques variantes de vocabulaire que l’on ne sait trop à qui attribuer : peut-être figuraient-elles déjà dans le manuscrit recopié, tant elles sont mineures. Elles peuvent aussi être le fait de l’auteur de la collection des sermons de Guillaume de Sauqueville, comme cette variante de corruptibilis en carnalis sive corporalis, destinée à expliciter le texte (sermon 52, f. 125va). Les variantes portent sur des groupes de mots limités (entre un et quatre mots en général), elles ne modifient pas le sens, elles ne constituent pas des ajouts au texte initial et enfin elles sont toujours attestées dans les variantes connues de l’Expositio. Elles ne permettent cependant pas de rattacher la copie de ces deux sermons à l’une ou l’autre branche de la tradition manuscrite de l’Expositio, les similitudes étant assez fluctuantes. Il semble que le copiste ait eu des difficultés de compréhension sur quelques citations de versets bibliques, qu’il a copiées de manière floue, voire incompréhensible. Par exemple dans le sermon 52, aux lignes 61-62, les citations de Luc 1, 35 et Is. 12, 6 sont accollées et presque mélangées. Il en résulte une confusion dans le texte, et le copiste a modifié l’extrait de Luc, le réduisant à sa plus simple expression :

‘Luc. (1, 35) : quod enim ex patre natum est. Dominus filius in utero, Ysa. (12, 6) : exulta et lauda habitatio.’

Le texte de Thomas n’était pas inconnu à l’époque, I. F. Rossi a travaillé à partir de 19 manuscrits pour son édition, et le nombre des témoins existant aujourd’hui est encore supérieur. Il est impossible de savoir si la présence de ces deux sermons de Thomas d’Aquin est due à Guillaume de Sauqueville lui-même ou au scribe du manuscrit parisien. L’Expositio est discrètement insérée dans la collection de sermons, sans aucun signe distinctif ; elle a été découpée en deux parties séparées par un sermon de Guillaume de Sauqueville. Seul le manuscrit de la bibliothèque municipale de Bruges reprend ces deux sermons.

Notes
56.

Sermon 74, f. 168rb-169vb : angelis suis mandavit de te ut custodiant te. Auantagium magnum est ei qui habet…

57.

f. 223ra-226ra : uenite ad nuptias, Mt. 22 (4). Statutum principale est extra de nuptiis… (ligne 60 et suivantes).

58.

Le texte a été édité à plusieurs reprises. L’édition correcte est celle de I. F. Rossi : « S. Thomae Aquinatis Expositio Salutationis angelicae », dans Divus Thomas, 34, 1931, p. 445-479. L’auteur a publié une première fois ce travail sous forme de monographie, sous le même titre, à Piacenza, en 1931.

59.

Le répertoire de J.-B. Schneyer répertorie bien les sermons de Thomas d’Aquin mais cette pièce n’y figure pas. Peut-être est-ce dû à son titre ou à sa construction, qui n’en font pas un sermon très classique.

60.

L.-J. Bataillon, « Les sermons attribués à saint Thomas : questions d’authenticité », dans Thomas von Aquin. Werk und Wirkung im Licht neuerer Forschungen, ed. A. Zimmermann, C. Kopp, Berlin : De Gruyter, 1988, p. 325-341, repris dans : La prédication au XIIIè siècle en France et en Italie : études et documents, Aldershot : Variorum, 1993. Au sujet des séries de collationes auquelles le texte appartient, le P. Bataillon dit (p. 335) : « Si ces ouvrages posent quelques questions de chronologie, leur appartenance à l’héritage authentique de saint Thomas ne laisse pas place au doute. » J.-P. Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin : sa personne et son œuvre, 2e éd. revue et augm., Fribourg-Paris, 2002, p. 521-522.

61.

J.-P. Torrell, « Thomas d’Aquin prédicateur », dans Revue thomiste, 82, 1982, p. 213-245, spéc. p. 216.

62.

Voir chapitre consacré à la codicologie p. 32.