D. Un instrument de travail

La collection de sermons de Guillaume de Sauqueville n’est pas constituée uniquement de textes complets et entièrement rédigés : certains sermons se résument à un simple plan, d’autres sont partiellement rédigés, d’autres enfin sont longs mais comportent des passages abrégés, voire des parties entières omises. On déjà a vu qu’il existe un système de renvois entre sermons, pour éviter de reprendre l’intégralité de certains passages. De même, l’auteur emploie une autre méthode pour s’épargner une partie de la rédaction des sermons : il s’adresse régulièrement à son lecteur pour lui recommander des ajouts ou pour signaler des passages abrégés. Il le renvoie notamment vers un autre instrument de travail habituel pour le prédicateur, les concordances. On trouve à plusieurs reprises un renvoi laconique formulé ainsi : quere concordantias (conclusion des sermons 61 et 62). Ainsi la fin du sermon 12 se présente de cette manière :

‘De hoc homagio queras in fine illius sermonis Saluatorem exspectamus etc. Quere concordancias. Ultima autem concordancia poterit esse : Dominus pars hereditatis mee et calicis mee, tu es qui restitues hereditatem meam mihi (Ps. 15, 5). Ad quam nos perducat.’

L’auteur ne traite pas le thème de l’hommage : il renvoie au sermon 30, qui est la collation correspondant au sermon 29 63  ; c’est là qu’en effet on va trouver un long passage sur le droit féodal et l’hommage (f. 81ra et suivants). Puis il recommande l’usage d’une concordance et suggère donc une solution pour terminer le sermon, avec un lien sur le mot Dominus, qui permettrait d’enchaîner sur le verset des Psaumes 15, 5. Guillaume suggère le même procédé dans les sermon 80 64 et il évite ainsi de traiter la deuxième partie de la division du verset :

‘De secundo autem quomodo quilibet habet bonam porcionem, dicas sicut habes in sermone Quicumque spiritu Dei aguntur etc. ubi oportet alias concordancias querere, ultima concordancia potest esse : anima mea, multa bona habes reposita in annos plurimos (Luc. 12, 19). ’

Il résume ce qu’il faut dire en trois lignes : d’abord, chercher dans le sermon 63bis 65 , où, effectivement, à partir du f. 145rb il aborde le thème du partage au sein d’une fratrie ; ensuite il faut utiliser une concordance pour poursuivre la division du verset. Reportons-nous à la division telle que la prévoyait Guillaume (l. 34-36) :

‘Primo il ount paradis achaté, ore il sunt en possessioun, quia merces uestra est ; il n’ount garde de poureor chescun ad bone porcioun, quia merces uestra est ; il sount venuz a sauveté et a seure mansioun, in celo.’

Il a divisé le verset Luc. 6, 23 en trois parties. Bien que cela ne soit pas clair dans la présentation, la deuxième est consacrée à multa est, alors qu’il semble la laisser de côté dans la division et répète le premier membre. C’est pourquoi il suggère une concordance avec Luc. 12, 19, qui permet de poursuivre sur le thème de l’abondance. Nous reverrons plus loin cet aspect de la prédication de Guillaume de Sauqueville, très attaché au mot, toujours en quête de sens et d’interprétation étymologique. Ce que l’on veut mettre en évidence ici, c’est l’application d’une technique de travail, qui conduit elle-même à une production particulière : très à l’aise avec les outils de travail intellectuel, Guillaume renvoie à son tour vers eux et s’épargne un travail de recopie. Les concordances verbales 66 de la Bible sont apparues dès le XIIIe siècle à Paris, toutes sont alors l’œuvre des Dominicains. Elles répondent aux besoins des prédicateurs car elles rassemblent sous une même vedette tous les emplois d’un mot dans la Bible. Différentes versions ont été mises au point dès les années 1235, puis peu à peu perfectionnées pour aboutir à la troisième Concordance de Saint Jacques, vers 1275. Il est certain que la mise à disposition de tels outils a considérablement changé le quotidien des prédicateurs. Ils pouvaient l’acheter pour leur compte personnel, la consulter dans les établissements religieux ou encore à la bibliothèque du collège de Sorbonne. On trouve la trace de ce changement dans les textes de Guillaume de Sauqueville. L’usage de la concordance ne lui pose pas de problème, et il suppose qu’il en va de même pour son lecteur, preuve que cet usage était entré dans les habitudes.

La collection de sermons de Guillaume de Sauqueville n’est pas composée uniquement de textes prêts à être prononcés et entièrement rédigés, certains passages ont volontairement été omis : c’est à l’utilisateur de travailler pour formuler le texte tel qu’il le souhaite. Guillaume va plus loin : il propose aussi des sermons qui se réduisent à de simples plans, assez courts, où les lignes directrices sont indiquées et où une ou deux parties seulement sont rédigées 67 . Quelques exemples sont caractéristiques. Dans le sermon 2 68 , par exemple, Guillaume donne la division du verset, rédige la première partie puis s’interrompt. Il adopte un ton assez directif dans son sermon et multiplie les indications. L’introduction est achevée en quelques lignes :

‘Facias introitum quomodo ars ymitatur naturam, et quomodo sunt pauca que nature face que art ne countreface. Exemplum in horologio : natura facit horologium cuius cantu etc. Hoc horologium quod natura facit, ars contrafacit. Nota totum sicut scis. Diuisio est ista : le terme que il nous baille est sanz delacioun et sanz longe demeure, iam ; de age nostre tenps il le taylle et ne fet mencioun fors de une soule houre, hora est ; pur ceo que nul ne faille et que l’affectioun enpesché demeure, de sompno surgere.’

Guillaume multiplie les interventions à l’impératif : facias, nota totum, on trouve aussi deducas plus loin dans le texte ; il indique lourdement et un peu inutilement : divisio est ista. Il rédige ensuite brièvement le premier point, à partir de jam, puis aborde rapidement, en une phrase, le dernier point, avec le verset Can. 2, 10 : surge, propera. On trouve dans la collection des sermons encore plus courts, comme le sermon 62 69 , qui n’est plus qu’un plan. Chacune des trois parties se résume à une introduction liée à la division initialement prévue, puis une phrase d’argumentation et enfin une courte conclusion appliquée à la Vierge ou à Marie Madeleine.

Ces éléments montrent que la conception de la collection a obéi d’emblée à un objectif d’utilité : il ne s’agissait pas de réunir des sermons prêts à lire ou à prêcher, mais bien de travailler pour autre un prédicateur qui les retravaillerait à son tour. Le ton est orienté vers cet utilisateur imaginaire, pour le guider et lui montrer les passages à compléter ou améliorer. L’examen des plans de sermons 70 confirme ce point : la collection offre une série de sermons prêts à être prêchés, mais aussi et en même temps un ensemble de matériaux réutilisables à l’intérieur même des textes. On peut considérer que ce sont des sermons modèles : les deux séries de tempore et de sanctis couvrent les principales fêtes de l’année liturgique, ils ne montrent aucune trace de prédication effective et se présentent sous forme de textes à retravailler.

Notes
63.

f. 80rb-84ra : Saluatorem exspectamus Dominum nostrum Jhesum Christum, ad Phil. IIII (Phil. 3, 20). Vulgare prouerbium reputat absurdum… (23e dimanche après Pentecôte).

64.

f. 183ra-184ra : merces uestra multa est in celo, Luc. (6, 23). Mercatio que modo currit est talis… (saint Denis)

65.

f. 141rb-146ra : quicumque spiritu Dei aguntur hii filii Dei sunt, Ro. 9 (8, 14). Quicquid sit secundum iura… (saint Hippolyte).

66.

Mary A. et Richard H. Rouse, « La concordance verbale des Ecritures », dans Le Moyen Âge et la Bible, dir. P. Riché, G. Lobrichon, Paris : Beauchesne, 1984, p. 115-122 (Bible de tous les temps, 4). « Malgré les limites inhérentes au coût de ces ouvrages, les Concordances eurent une influence profonde sur les autres instruments de travail, sur la littérature exégétique et sur celle des sermons dans la seconde moitié du XIIIe siècle et par la suite. Leur rôle principal fut peut-être d’aider à la rédaction des sermons ; et bien qu’il soit impossible d’évaluer l’ampleur de ce rôle, on en trouve de nombreux indices et dans les manuscrits des Concordances et dans le contenu des sermons de la fin du Moyen Âge. » (p. 121). Voir aussi, des mêmes auteurs : « L’évolution des attitudes envers l’autorité écrite : le développement des instruments de travail au XIIIè siècle », dans Culture, 6, 1976, p. 115-144. « La diffusion en Occident au XIIIè siècle des outils de travail facilitant l’accès aux textes autoritatifs », dans Revue des études islamiques, 44, 1966, p. 115-147. « The verbal concordance to the Scriptures », dans Archivum fratrum Predicatorum, 44, 1974, p. 5-30.

67.

Voici la liste de ces sermons : 2 (f. 8vb-9ra), 7 (f. 17rb-18rb), 12 (f. 28rb-29rb), 21 (f. 58vb-59ra), 42 (105vb-106ra), 46 (f. 114ra-114rb), 47 (f. 114rb-114vb), 58 (f. 133va-134ra), 62 (f. 138va-vb), 87 (f. 197vb-198va) et 92 (f. 207ra-207va). Leur longueur suffit à signaler de simples plans de sermons.

68.

f. 8vb-9ra : hora est iam nos de sompno surgere (Rom. 13, 11). Facias introitum quomodo… (1er dimanche de l’Avent).

69.

f. 137va-vb : Maria stabat ad monumentum foris plorans (Jo. 20, 11). Sponsus in Canticis… (fête de Marie Madeleine).

70.

Voir chapitre 2 p. 60 sqq : plus de la moitié des sermons ne sont pas rédigés en intégralité, une ou plusieurs parties sont laissées de côté.