E. Peut-on dater la collection de sermons ?

Que veut-on dater ? Les sermons peuvent être pris dans leur individualité, comme des sermons correspondant effectivement à une prédication donnée un jour précis. Les mentions de fête indiquées dans le manuscrit, les indices laissés par le prédicateur (comme les indications du type in evangelio hodierno) seront donc précieux. D’un point de vue plus codicologique, on peut aussi considérer la collection parisienne comme une entité, comme une œuvre globale, et essayer de lui trouver un terminus ad quem et un terminus a quo. C’est ce point de vue qu’ont adopté jusqu’ici les historiens qui ont travaillé sur les sermons de Guillaume de Sauqueville. Mais nous ne devons pas perdre de vue que nous ne savons rien sur la constitution de cette collection.

Indépendamment des caractéristiques codicologiques, qui seront examinées plus loin, il est parfois possible de dater des sermons en profitant des coïncidences entre temporal et sanctoral, c’est-à-dire lorsqu’un sermon célèbre à la fois un dimanche faisant partie du cyle de tempore et une fête de saint. L’usage des concordances de calendrier permet alors de retrouver la date à laquelle la coïncidence s’est produite. Dans le cas des sermons de Guillaume de Sauqueville, nous sommes renseignés sur les fêtes célébrées grâce à la table des matières du manuscrit parisien, qui réunit les incipits de sermons et la fête correspondante, mais aussi par les notes des marges inférieures qui donnent elles aussi les mêmes renseignements 71 . Nous allons examiner la collection de sermons du manuscrit parisien, qui est le fondement de cette étude, en laissant pour le moment de côté les particularités des autres manuscrits. Les sermons ne portent aucune mention individuelle de date ni de lieu, rien n’indique qu’ils ont été effectivement prêchés. Il est d’autre part délicat de considérer la collection comme une œuvre en soi : les sermons ont pu être collectés sur une longue période, et chacun devrait donc être envisagé comme une œuvre à part entière. Pour établir un premier cadre chronologique général, une indication est donnée par le sermon 70, donné pour la fête de saint Louis : la canonisation de saint Louis date de 1297, la fête entre dans le calendrier dominicain en 1301 72 . On sait également qu’en 1338 la collection de sermons était déjà constituée puisque le manuscrit BnF lat. 16495 figure dans le catalogue de la bibliothèque de la Sorbonne dressé à cette date 73 . La recherche des coïncidences entre sanctoral et temporal ne donne rien de véritablement concluant. On peut dans tous les cas trouver des dates possibles comprises entre 1301 et 1338. Le nombre de dates envisageables est souvent important, comme dans le cas des sermons 38 et 39, donnés pour la fête de la Conception de la Vierge, le 8 décembre. Le verset choisi (Luc 21, 25) vaut en principe chez les dominicains pour le deuxième dimanche de l’Avent 74 . On aboutit donc aux possibilités suivantes : 1303, 1308, 1314, 1325 et 1336, sans qu’il soit vraiment possible d’aller plus loin. Nous ne pousserons pas plus loin cette méthode de datation des sermons. Peut-être peut-on noter tout de même l’absence de sermon sur saint Thomas d’Aquin. Thomas d’Aquin a été canonisé le 18 juillet 1323, il est entré au calendrier dominicain en 1326 75 . Sa fête, le 7 mars, donne lieu assez rapidement à des sermons 76 . Guillaume de Sauqueville consacre cinq sermons à saint François, deux sermons à saint Dominique, mais on ne trouve aucun sermon en l’honneur de saint Thomas. Peut-on supposer qu’il a composé ses textes avant 1326.

S’appuyant sur des éléments internes aux textes, l’historiographie considère généralement que la collection de sermons de Guillaume de Sauqueville a été composée entre 1297 et 1305. La date de 1305 a été signalée pour la première fois par Noël Valois 77 qui s’est attardé sur l’exemplum consacré à la Navarre, dans le premier sermon de la collection 78 . Son interprétation du texte est simple : d’après lui, la reine mentionnée est Jeanne de Navarre. Cette déduction lui permet de rattacher l’anecdote à un contexte historique plausible et précis 79 . En effet, en 1275, à la mort de son père, Jeanne de Navarre se trouve être la seule héritière du royaume de Navarre, où la succession par les femmes est reconnue. Sa mère Blanche d’Artois quitte alors la Navarre avec sa fille âgée de quatre ans et revient en France. Là, Philippe III met tout en œuvre pour que la jeune héritière n’épouse ni un fils du roi d’Angleterre ni un Aragonais. Grâce à une dispense spéciale du pape Grégoire X, elle épouse donc en 1284 le fils de Philippe III, le futur Philippe IV le Bel. A son avènement en 1285, Philippe le Bel est donc roi de France et de Navarre par sa femme. En réalité, il ne mit jamais les pieds en Navarre. Puis Jeanne de Navarre mourut en 1305. Son fils Louis, le futur Louis X le Hutin, dut faire un court séjour à Pampelune en 1307 pour satisfaire aux exigences des notables navarrais, il y fut couronné et sacré. Après Jeanne, il n’y eut plus de reine de Navarre en ligne directe. Peut-on conclure, comme N. Valois, à la lecture du sermon 1, que Jeanne de Navarre est encore vivante et que Guillaume de Sauqueville fait allusion à elle ? Je ne le pense pas. Le passage est très court, il reste dans un contexte très général, orienté en fonction de la démonstration du Dominicain sur l’alliance des deux royaumes. Il est en revanche évident que le prédicateur parle du mariage de 1284. Le sermon n’est pas forcément antérieur à 1305. Certains historiens se sont hasardés à donner des dates exactes pour quelques sermons. Ainsi J. Krynen 80 date le sermon Osanna filio David de 1302 car il considère qu’il a été écrit après la bataille de Courtrai, défaite de Philippe le Bel pendant la guerre de Flandres. Il a probablement été influencé dans cette vision par l’article de Jean Leclercq 81 , qui, en 1945, analysa un sermon anonyme que l’on a souvent rapproché de ceux de Guillaume de Sauqueville : l’auteur considère qu’il date de l’époque de la bataille de Courtrai. Cette hypothèse est aujourd’hui remise en question, mais elle a eu une longue influence sur l’étude de cette période à travers la production des prédicateurs. L’auteur s’était fondé uniquement sur des allusions à des événements passés, notamment à une défaite, et à un appel à un certain patriotisme, et concluait donc à l’année 1302.

Notes
71.

Pour confirmer ou compléter ces indications, voir : Maura O’Carroll, « The lectionnary of the Proper of the year in the Dominican and Franciscan rites of the thirteenth century », dans Archivum fratrum Predicatorum, 49, 1979, p. 79-103.

72.

V. Leroquais, Les bréviaires manuscrits des bibliothèques publiques de France, Paris, 1934. Dans l’introduction (p. C-CI) figure le tableau chronologique des fêtes du calendrier dominicain.

73.

Voir ci-dessous la description du manuscrit parisien p. 33.

74.

M. O’Carroll, art. cit., p. 84. Le texte du sermon confirme aussi cette coïncidence : hoc autem duo adventus Christi et conceptio Marie concurrunt simul hodie (f. 102va). Le calendrier utilisé est : A. Capelli, Cronologia, cronografia e calendario perpetuo, Milan, 1978, 4e éd.

75.

Thomas d’Aquin est mort le 7 mars 1274 à Fossanova. V. Leroquais, op. cit., p. CI. Le chapitre de Bordeaux de 1324 avait déjà pris la décision suivante : inchoamus quod de sancto Thoma de Aquino, venerabili doctore, fiat per totum ordinem septima die martii totum duplex…, et illud officium per totum ordinem uniformiter habeatur . Voir Maur Burbach, « Early dominican and franciscan legislation regarding St Thomas », dans Medieval studies , 4, 1942, p. 139-158 (cité p. 157) et P.A. Walz, « Ordinationes capitulorum generalium de Sancto Thoma ejusque cultu et doctrina », dans Analecta sacri ordinis Fratrum Predicatorum , 16, 1923-24, p. 173.

76.

Béatrice Lavène, « Deux collations d’Armand de Belvézer sur saint Thomas d’Aquin », dans La prédication en Pays d’oc (XIIè-début XVè siècle), Toulouse : Privat, 1997 (Cahiers de Fanjeaux, 32), p. 171-194.

77.

V. Serverat reprend cet indice, donné par N. Valois dans Histoire littéraire, 34, 1914, p. 300. Voir : « Trouver chaussure à son pied. Un passage « anti-lullien » dans un sermon de Guillaume de Sequavilla », dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 62, 1995, p. 445.

78.

F. 6ra : circa primum notandum quod ad hoc quod rex regnet in duobus regnis, hoc quandoque contigit per matrimonium inter masculum heredem regni unius et puellam heredem regni alterius, sicut ad litteram factum est de regno Francie et regno Nauarre. Sic enim hec duo regna conuenerunt in unum, sic quod illi de Francia recognoscunt reginam Nauarre in dominam suam et Nauarri regem Francorum in dominum. Unde illi de utroque regno obediunt eius imperio. Si uolumus sequi proprietatem nominum, non rerum, quia forte ambo Francia et Nauarra sunt per antifrasim dicta, omne enim regnum aliud a regno celorum abusiue et per antifrasim uocatur regnum.

79.

Béatrice Leroy, La Navarre au Moyen Âge, Paris : Albin Michel, 1984.

80.

Jacques Krynen, L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France. XIIIe-XVe siècle, Paris, 1993, p. 300 et note p. 495.

81.

Voir : « Un sermon prononcé pendant la guerre de Flandre sous Philippe le Bel », dans Revue du Moyen Âge latin, 1, 1945, p. 165-172. Elizabeth A. R. Brown, notamment, corrige la chronologie proposée par J. Leclercq et aboutit à la date plus vraisemblable de 1315. Voir : « Kings like semi-gods : the case of Louis X of France », dans Majestas, ed. H. Duchhardt, R. A. Jackson, D. J. Sturdy, 1, Köln-Weimar-Wien, 1993, p. 10, n. 15. Ce sermon a été repris comme exemple par de très nombreux historiens, comme le souligne E. A. R. Brown.