a. Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 16495

Le manuscrit parisien est de loin le plus riche de tous, c’est aussi le seul dont les historiens se sont servi pour citer les textes de Guillaume. Il fait partie du fonds de la Sorbonne. On connaît le nom de celui qui l’a donné à la bibliothèque de la Sorbonne : Gérard d’Utrecht. Au verso de l’avant-dernier feuillet de parchemin, on lit en effet cette note, d’une main du XIVe siècle : Iste liber est pauperum magistrorum de Sorbonna ex legati magistro Girardi de Trajecto quondam socii domus. In quo continentur sermones Guillelmi de Sacco Villa. Pretii l solidorum. On sait que la bibliothèque de la Sorbonne s’est continuellement enrichie au Moyen Âge grâce aux dons des maîtres qui avaient enseigné à l’Université. Parmi les plus célèbres, citons Pierre de Limoges, chanoine d’Evreux et bachelier en théologie : à sa mort, vers 1306, il légua près de cent vingt manuscrits ; à la même époque, Godefroid de Fontaines, chanoine de Liège et maître en théologie, fait également un don généreux de manuscrits. Il était donc courant, pour un maître parvenu à la fin de sa vie, de donner à la domus qui avait vu fleurir sa carrière tout ou partie de sa bibliothèque personnelle, pour en faire profiter les « pauvres maîtres » qui y travaillaient encore. Ainsi Gérard d’Utrecht a lui aussi fait don d’un ensemble de manuscrits, dont le manuscrit Bibl. nat. de France, lat. 16495. Ce maître est assez peu connu. On sait qu’il fut socius à la Sorbonne sous le provisorat de Jean des Vallées (1299-1315). On ne sait pas exactement s’il fut chanoine de Saint-Servais à Maastricht ou doyen de Saint-Pierre d’Utrecht. D’après P. Glorieux 89 , qui le place parmi les premiers sociétaires de la Sorbonne, il fut doyen de Saint-Pierre à Utrecht, puis vicaire général de l’évêque de cette ville. Il fut également en relation avec Siger de Courtrai, Michel de Marbais et peut-être Siger de Brabant. Il vivait encore en 1326, date à laquelle le manuscrit BnF lat. 15364, qui lui a aussi appartenu, a été copié. Mais puisque ses livres figurent au catalogue de la bibliothèque de la Sorbonne dressé en 1338, on sait qu’il était déjà mort à cette date. On ne sait pas s’il a effectivement enseigné 90 . On est bien renseigné sur le don qu’il fit à la Sorbonne : Gérard d’Utrecht a donné une quinzaine de manuscrits 91 , et l’on retrouve son nom sur plusieurs d’entre eux. Il semble avoir particulièrement apprécié les recueils de sermons car on sait qu’il fit copier en 1319 un recueil de Guy d’Evreux ; il possédait aussi un recueil de sermons de Jacques de Voragine et de Jacques de Lausanne 92 . M. Mabille a comparé ces ouvrages et surtout les différentes écritures que l’on distingue : il est possible de déterminer ceux qui ont été annotés de la main de Gérard d’Utrecht, et d’autres qui ont vraisemblablement été écrits de la main d’un même scribe. Gérard d’Utrecht annotait très souvent ses manuscrits ; son système de note est classique, il se rapproche de celui d’autres universitaires, comme Pierre de Limoges 93 . M. Mabille a montré que l’on peut reconnaître dans plusieurs manuscrits de Gérard d’Utrecht la main d’un même copiste, ce qui témoigne de l’attention que Gérard portait aux exemplaires qu’il souhaitait voir dans sa bibliothèque, en s’attachant les services d’un copiste soigneux. Dans le cas du manuscrit BnF lat. 16495, on ne reconnaît pas la main de ce copiste. On ne peut donc savoir si le copiste a travaillé pour Gérard d’Utrecht ou pour une autre personne. Le manuscrit est le fruit d’un travail appliqué. Le parchemin est de bonne qualité ; certains folios présentent des trous, mais ils sont assez rares et de petite taille. Sur quelques folios, trop poreux côté poil en particulier et peut-être un peu trop poncés, l’encre a été excessivement absorbée et a eu donc tendance à s’effacer, ce qui nuit à la lecture. La mise en page est régulière sur l’ensemble du texte, présenté sur deux colonnes. L’ornementation est pratiquement inexistante : les majuscules de début de sermon sont de petite taille et n’ont pas requis d’effort particulier de la part du scribe. Quant à l’usage des couleurs, il se résume à une alternance de rouge et bleu pour les lettres marquantes, en initiale de sermon et à l’intérieur même des textes. Le scribe n’a laissé aucune marque personnelle et le document n’est pas pourvu de colophon. L’écriture est régulière et ne pose pas de réel problème de lecture, même si elle manque parfois de précision, notamment dans les lettres à jambages ; le i n’est par ailleurs pas toujours pointé. Le système d’abréviation utilisé par le scribe est compréhensible et régulier. Son latin, en revanche, manque parfois de rigueur, en particulier dans la conjugaison des verbes ; on relève par exemple un possunt incorrect au lieu de potest (sermon 8 f. 21rb : electio eorum per quemquam non possunt cassari), un volet pour vult (sermon 3 f. 9rb : debet scire quando et ubi et qualiter volet recipi). Les passages qui semblent lui avoir posé le plus de difficultés sont les phrases en français : bien qu’assez brefs – il s’agit souvent d’une ou deux phrases seulement – ces passages nous semblent aujourd’hui peu compréhensibles et nécessitent de fortes corrections 94 . Le scribe ne paraît pas à l’aise avec le français teinté de normand. Nous ne savons pas à partir de quelle source a travaillé le scribe : le manuscrit ne comporte pas de marque de pecia, signe que le texte originel aurait été mis en location chez un stationnaire. Il ne s’agit pas non plus de reportationes, de notes d’auditeur prises lors du sermon, au vu notamment de la longueur des sermons et de l’abondance des citations données en intégralité ; il est clair que le scribe copiait un document existant, quelques lacunes montrent qu’il a laissé la place nécessaire à des mots qu’il ne parvenait pas à lire.

Le manuscrit comporte de nombreuses marques d’utilisation de la part de Gérard d’Utrecht, la plus évidente étant la table des matières. Gérard a en effet inséré de sa main une table des sermons en tête du manuscrit (f. 1ra-2va). Elle se compose de la table des sermons proprement dite, rédigée d’une écriture cursive de gros module, et de très nombreuses notes marginales ajoutées d’une écriture beaucoup plus petite et difficilement lisible. C’est une table détaillée qui donne le numéro du sermon en continu sur la collection. Un certain nombre d’oublis, notamment pour les sermons ayant le même incipit, explique que le total atteigne 70 sermons seulement. Cette table a un but pratique : faciliter la recherche d’un sermon précis, selon divers critères (verset, date). C’est un trait caractéristique des manuscrits rédigés à partir de la deuxième moitié du XIIIe siècle. Le manuscrit n’est plus destiné seulement à être lu, mais aussi à être manipulé et consulté de manière plus ponctuelle et plus efficace. Cette évolution est liée au développement des études et à la naissance de l’Université, qui rendent indispensables les livres en tant qu’instruments de travail 95 . En même temps, la naissance des ordres mendiants et le nouvel essor de la prédication poussent prêtres, frères et étudiants à se procurer les livres qui les aideront à composer leurs sermons. Les plus fortunés les font copier pour leur compte par des scribes, les autres louent les pecie et recopient eux-mêmes ce qui les intéresse, ou fréquentent assidûment les bibliothèques.

La présence de prothème est très souvent signalée dans la table des matières, comme dans le cas du sermon 64 :

‘Prothema. De Assumptione beate Virginis : expandi manus meas ad te anima mea sicut terra sine aqua tibi, Ps., cujus prothematis thema est istud :’ ‘31 In hac die que ad pacem tibi, Luc.’

Le sermon 64 est en effet construit à partir de Luc. (19, 42), mais le sermon comporte un long prothème à partir de Ps. 142, 6. Dans sa table des matières, Gérard d’Utrecht utilise un système de notation des mots qui m’est resté obscur : il attribue à certains mots un nombre qui lui permet visiblement de les rassembler par famille, ainsi le nombre 30 pour la famille de custos (custodite, custos, custodiant), le nombre 28 pour la famille de sanctus (sanctificatio, sanctificata). Les mots des incipits des sermons, à l’intérieur même de la collection, peuvent aussi être marqués de la même manière. Gérard indique par ailleurs la fête correspondant à chaque sermon, et donne parfois des indications supplémentaires que l’on ne retrouve pas dans les mentions marginales. Par exemple, pour le sermon 18 96 , donné pour le quatrième dimanche de Carême, il ajoute : ad novicios sermo. Ces indications peuvent être d’ordre liturgique, comme au sujet du sermon 11 97 , donné pour le premier dimanche de Quinquagésime, avec cette mention : ad usum Parisiensem. Les indications supplémentaires sont tout de même rares. Le manuscrit est dépourvu d’index, cette table des matières est le seul point d’entrée dans la collection 98 . Il y a d’autres marques d’utilisation à l’intérieur de la collection, de taille variable : pour certains sermons, ce sont les enchaînements logiques des raisonnements qui sont notés dans les marges ; on trouve aussi des variantes de vocabulaire, des indications simples marquant les exempla et les auctoritates. Les annotations manuscrites de Gérard d’Utrecht sont souvent très difficilement lisibles, elles sont présentes sur plus des deux-tiers du manuscrit. Le manuscrit BnF lat. 16495 est le témoin le plus précieux : son possesseur Gérard d’Utrecht était présent à Paris en même temps que Guillaume de Sauqueville et le manuscrit, soigneusement composé, contient le plus grand nombre de sermons.

Notes
89.

P. Glorieux, Aux origines de la Sorbonne, Paris : Vrin, 1966, p. 302.

90.

Ni Olga Weijers ni Palémon Glorieux ne citent Gérard d’Utrecht dans leurs répertoires respectifs des maîtres de la Sorbonne. Voir O. Weijers, Le travail intellectuel à la Faculté des arts de Paris : textes et maîtres (ca. 1200-1500). III. Répertoire des noms commençant par G, Turnhout : Brepols, 1998. P. Glorieux, Répertoire des maîtres en théologie de Paris au XIIIè siècle, Paris : Vrin, 1933.

91.

Voir Madeleine Mabille, « Les manuscrits de Gérard d’Utrecht conservés à la Bibliothèque nationale de Paris », dans Bibliothèque de l’Ecole des chartes, 129, 1971, p. 5-25. Léopold Delisle donne également la liste de ses manuscrits qui firent partie du don, voir : L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, Paris, 1977, t. II, p. 147. L’auteur mentionne également que Girard de Mastricht ou peut-être d’Utrecht est inscrit au 23 mars dans l’obituaire de la Sorbonne.

92.

Il s’agit respectivement des manuscrits BnF lat. 15966 (Sermones dominicales et theumata de dominicis, ff. 16-216v), lat. 15949 (Sermones dominicales et sermones festivales) et lat. 15962 (Sermones magistrales et textus diversi, ff. 1-129v).

93.

Voir Madeleine Mabille, « Pierre de Limoges et ses méthodes de travail », dans Collection Lathomus, 145, 1976, p. 244-251. De même, sur les commandes de copies de manuscrits, voir Louis-Jacques Bataillon, « Comptes de Pierre de Limoges pour la copie de livres », dans La production du livre universitaire au Moyen Âge : exemplar et pecia. Actes du symposium tenu à Grottaferrata (mai 1983), éd. L.-J. Bataillon, B. Guyot, R. H. Rouse, Paris : CNRS, 1988, p. 266-273.

94.

L’emploi du français dans les sermons est analysé dans le chapitre 2 p. 102 sqq.

95.

Voir Rouse, R.H., « L’évolution des attitudes envers l’autorité écrite : le développement des instruments de travail au XIIIe siècle », dans Culture et travail intellectuel dans l’Occident médiéval, Paris : CNRS, 1981, p. 115-144.

96.

f. 47vb-50va : Fratres non sumus filii ancille, set libere, Gal. 4 (31). Modus unus legictimandi filios…

97.

f. 25ra-28rb : Maior horum est caritas (1 Cor. 13, 13). Quamuis dicat uulgare prouerbium…

98.

Letizia Pellegrini, « Indici per predicare : le tavole nei manoscritti di sermoni fra XIII e XV secolo », dans Fabula in tabula. Storia degli indici dal manoscritto al testo elettronico, ed. C. Leonardi et al., Spoleto : SISMEL, 1995, p. 135-143.