d. Vatican, Biblioteca apostolica vaticana, Borghese 247

Le manuscrit italien 108 , daté du XIVe siècle, est un recueil très mélangé où l’on trouve plusieurs sermons identifiés et attribuables à Guillaume de Sauqueville. Il s’agit d’un manuscrit particulier puisque son premier propriétaire fut Pierre Roger, le futur pape Clément VI. A. Maier 109 a en effet étudié la bibliothèque personnelle de Pierre Roger avant son élection papale et a isolé un ensemble de manuscrits qui portent sa marque personnelle (il y est signalé comme archevêque de Rouen ou moine de La Chaise-Dieu) ou qu’il a écrit lui-même, tout ou en partie ; c’est le cas du manuscrit Borghese 247. Pierre Roger 110 est une personnalité marquante de la première moitié du XIVè siècle. Il est né en Corrèze en 1290 ou 1291. Sa première formation religieuse se passe à l’abbaye bénédictine de La Chaise-Dieu (Haute-Loire), puis, probablement en 1307, il part poursuivre ses études à Paris. Après quelques années, il devient l’un des personnages clés de la vie universitaire et intellectuelle à Paris. Ses qualités d’orateur ne passent pas inaperçues. On le retrouve en 1318-1321 participant à l’affaire Jean de Pouilly, qui s’en prit violemment aux ordres mendiants, ce qui lui valut un procès à Rome quelques temps plus tard ; en 1320-1321 c’est contre François de Meyronnes, fervent scotiste, que Pierre Roger bataille, lors d’une dispute universitaire 111  ; on le voit aussi impliqué dans la question de la pauvreté du Christ, sujet qui provoqua une véritable crise dans l’ordre franciscain et sur lequel le pape dut lui-même se prononcer en 1322 112 . En 1323, sur l’intercession du roi, il obtient la maîtrise en théologie. C’est à partir de ce moment-là que sa carrière s’accélère : orateur de talent, très en faveur auprès de la Curie et de la cour, il obtient régulièrement à partir de 1324 des bénéfices ecclésiastiques toujours plus prestigieux : les prieurés de Saint-Pantaléon (Corrèze), Savigny (Lyon), Saint-Baudile (Nîmes), puis la collation de l’abbaye de Fécamp en 1326, l’évêché d’Arras en 1328, l’archevêché de Sens l’année suivante, enfin Rouen en 1330, l’archevêché le plus riche du royaume. Il siège aussi au Parlement et à la Chambre des Comptes. Il est créé cardinal en 1338, puis élu pape en 1342. « Maniant à merveille l’arme du discours scolastique, il chercha continuellement à défendre la souveraineté et l’infaillibilité pontificales contre les attaques frontales ou indirectes des partisans de l’aristotélisme politique et des théories ockhamistes », dit Pierre Jugie 113 . Il laisse aussi l’image d’un pape amateur de luxe et pratiquant le népotisme. Il meurt à Avignon en 1352 et est inhumé dans l’abbaye de La Chaise-Dieu. Son œuvre écrite est composée de plus de 120 sermons, de Quaestiones sur le 4e livre des Sentences, de notes et de reportations philosophiques et théologiques.

La passion de Pierre Roger pour les livres est connue ; il a commencé à constituer sa bibliothèque personnelle en 1312 114 et c’est une activité qui l’occupa toute sa vie. Ainsi le manuscrit Borghese 247 fit partie de sa bibliothèque personnelle. C’est un manuscrit qui se compose de 74 œuvres ou parties d’œuvres différentes ; il est donc à la fois d’une grande richesse mais aussi d’une complexité certaine. D’après A. Maier 115 , certaines parties sont de la main même de Pierre Roger, même si l’alternance de passages en cursive et en libraria rend l’étude de l’écriture difficile à réaliser. C’est un manuscrit très précieux pour dater les sermons de Guillaume de Sauqueville : le document lui-même nous fournit un indice au f. 117r, à la fin de l’Expositio brevis in Aristotelis Physica, on trouve la mention : anno Domini M CCC quintodecimo, ce qui a conduit A. Maier, dans le catalogue des manuscrits du fonds Borghese, à dater le manuscrit des années 1315. Pierre Roger était arrivé à Paris à cette date, et, comme tout jeune étudiant, il suivait sa formation à l’université et avait donc possibilité de copier quelques livres pour son propre compte. Cette date est-elle compatible avec les œuvres copiées dans le manuscrit ? Beaucoup de textes ne sont pas datables : il s’agit de notabilia et excerpta sélectionnés par Pierre Roger, sans que l’on puisse déterminer à quelle source exactement. Quelques œuvres sont en revanche mieux connues, voire explicitement nommées, et datent du début du XIVè siècle :

f. 7r-12r : Guillaume de Ware, In librum IV Sententiarum commentarius, q. 1-17. Le franciscain Guillaume de Ware, maître de Jean Duns Scot, est mort vers 1300.

f. 18v : Excerpta de summa Johannis Gallensis. Jean de Galles 116 , franciscain originaire d’Angleterre, est mort vers 1303.

f. 25r-48v : Durand de S. Pourçain, In librum IV Sententiarum commentarii recensio prima (usque ad dist. 45 q. 2). L’œuvre est datée de 1307-1308 par P. Glorieux 117 .

f. 121r-v : Arnaud de Villeneuve, Regimen sanitatis ad inclitum regem Aragonum. Arnaud de Villeneuve 118 est né vers 1240-1250 et mort en 1311.

f. 149v : Constitutiones Clementi V edicte in concilio Vienensi (usque ad lib. 1, tit. III, c. 4). Le concile de Vienne a eu lieu en 1311 et l’édition des Constitutions a commencé en 1317 seulement, sous le pontificat de Jean XXII.

f. 152v-153r : Pierre Auriol, Sensus litteralis totius Biblie. Le texte, connu sous le titre de compendium litteralis sensus totius Scripture,est daté de 1319 par P. Glorieux 119 . Le franciscain Pierre Auriol est mort en 1322.

f. 245v-246v : Bérenger Frézouls, Tractatus de excommunicatione. Bérenger Frézouls est l’évêque de Béziers qui accueillit et protégea Bernard Délicieux. Il rédigea ce Tractatus vers 1298 120 .

f. 247r-v : Jacques de Metz, In Sententiarum lib. II commentarii q. 1 fragmentum. Ce Commentaire des Sentences est signalé par P. Glorieux 121 , mais sans date.

On trouve par ailleurs en tête du manuscrit deux questions disputées dont Pierre Roger est lui-même l’auteur :

f. 12v-1r et 2rv : Quaestio de formalitatibus. Inc. : utrum in divinis preter distinctionem realem personarum sit aliqua distinctio ex natura rei.

f. 1rv-2v : Quaestio de veritate. Inc. : utrum subjective sit in intellectu formalis veritas.

A. Maier affirme que ces deux questions n’en font qu’une et qu’elles datent du 21 janvier 1321. Elle les assimile à la question de Pierre Roger sur le quatrième livre des Sentences 122 , qui date effectivement du 21 avril 1321. Mais les deux textes sont différents. Les textes identifiables sont donc tous antérieurs à 1322. Jusqu’en 1323, année de sa maîtrise en théologie, Pierre Roger prend part aux disputes de son époque à Paris même. Mais à partir de cette date, les responsabilités qu’il endosse, notamment auprès de la Curie et du roi de France, et les bénéfices importants dont il est chargé, le conduisent à s’éloigner de l’activité universitaire et intellectuelle proprement dite. Il est donc raisonnable de penser qu’il a pris le temps de copier le manuscrit Borghese 247 pendant la période de sa formation universitaire. Les textes copiés sont nettement orientés vers l’apprentissage universitaire : extraits des livres d’Aristote, commentaires sur les Sentences, sur l’Ecriture, extraits de recueils d’exempla. Mais on sait en même temps qu’il n’a jamais réellement quitté Paris, ce qui faisait de lui un homme de cour éloigné de ses ouailles, et donc sujet aux critiques, mais ce qui lui aurait aussi permis de copier tardivement tout ou partie de son manuscrit. D’un point de vue codicologique, le manuscrit est tout aussi complexe. Il est composé de fascicules de taille variable, certains folios sont restés vierges. Pierre Roger a donc très bien pu collecter petit à petit les textes qu’il voulait conserver, la copie peut s’être déroulée sur plusieurs années. Les remaniements dus à la reliure neuve, réalisée au XVIIè siècle, ont conduit à une inversion des premiers cahiers. L’analyse codicologique du manuscrit, jointe à l’examen des textes qui ont été copiés, tend à prouver que la copie du manuscrit Borghese 247 s’étend sur les années 1315-1322 et donc que les sermons de Guillaume de Sauqueville existaient déjà à cette date. C’est le seul témoin manuscrit daté que nous possédions.

Le manuscrit est de grande taille. Il est rédigé d’une écriture minuscule et très couvrante, occupant parfois la totalité de l’espace disponible, privé de marges, et donnant une présentation très compacte au texte. Il n’y a aucune illustration ; le scribe a occasionnellement utilisé de l’encre rouge pour quelques majuscules, et les textes sont souvent copiés à la suite, sans annonce de titre ni espace de séparation. La mise en page varie, tantôt à longue ligne, tantôt sur deux colonnes. Plusieurs tables des matières sont repérables à l’intérieur du manuscrit et facilitent le repérage des différents textes. Ces éléments donnent l’impression d’un manuscrit copié pour être effectivement utilisé et manipulé, sans souci de présentation ni d’ornementation.

Ce manuscrit compte 41 sermons de Guillaume de Sauqueville, choisis indistinctement parmi les sermons de tempore et de sanctis. Les sermons se trouvent mélangés avec d’autres textes, notamment avec des sermons de Jacques de Lausanne. Le nom de l’auteur n’est jamais indiqué, mais la date liturgique est toujours donnée et dans plusieurs cas elle diffère de la date du manuscrit BnF lat. 16495 123 . Le texte du manuscrit Borghese 247 est très remanié : certains prothèmes ont disparu et les variantes lexicales sont très nombreuses. Il s’agit même souvent de reformulation plutôt que de variantes. Le manuscrit présente une particularité qui sera examinée ci-dessous, en parallèle avec le manuscrit Toulouse 338 : la troisième partie du sermon 65, absente dans le manuscrit BnF lat. 16495, est présente dans ces deux manuscrits seulement. Le manuscrit n’a pas été retenu pour l’édition critique, compte tenu de la quantité très importante de variantes et du nombre réduits de sermons qu’il contient.

Notes
108.

Voir Anneliese Maier, Codices burghesiani bibliothecae Vaticanae, Vatican, 1952 (Studi e testi 170), p. 295-301.

109.

A. Maier, « Der literarische Nachlaß des Petrus Rogerii (Clemens VI.) in der Borghesiana », dans Recherches de théologie ancienne et médiévale, 15, 1948, p. 332-356 et 16, 1949, p. 72-98. A. Maier donne aussi dans cet article une notice codicologique du manuscrit Borghese 247.

110.

La bibliographie à son sujet est très riche. Nous retiendrons ce qui concerne ses années de formation, sa bibliothèque et son activité d’intellectuel. Voir P. Jugie, « Clément VI », dans Dictionnaire historique de la papauté, dir. P. Levillain, Paris : Fayard, 1994, p. 369-372. Réginald Grégoire, « Pierre Roger » dans Dictionnaire de spiritualité, 12/2, Paris : Beauchesne, 1982, col. 1661-1663. G. Mollat, « Clément VI » dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. 12, Letouzey et Ané, 1953, col. 1129sqq. Paul Fournier, « Pierre Roger (Clément VI) », dans Histoire littéraire de la France, t. 37, Paris : Imprimerie nationale, 1938, p. 209-238. John E. Wrigley, « Clement VI before his pontificate : the early life of Pierre Roger », dans The catholic historical review, 56, 1970-1971, p. 433-473. G. Mollat, « L’œuvre oratoire de Clément VI », dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 3, 1928, p. 239-274. D. Wood, « Maximus sermocinator verbi Dei : the sermon literature of pope Clemens VI », dans Studies in Church history, 11, 1975, p. 163-172.

111.

François de Meyronnes – Pierre Roger, Disputatio (1320-1321), ed. Jeanne Barbet, Paris : Vrin, 1961.

112.

Kerry E. Spiers, « Poverty treatises by Hervaeus Natalis and Pierre Roger (pope Clement VI) in codex Vaticanus latinus 4869 », dans Manuscripta, 39, 1995, p. 91-109.

113.

P. Jugie, art. cit., p. 370.

114.

F. Ehrle, Historia bibliothecae Romanorum pontificum, Rome, 1890, t. 1, p. 585 : ne tunc quidem longius a se libros abesse patiebatur, cum animi relaxandi gratia Villam Novam in alteram Rhodani ripam secederet. M. H. Laurent, « Guillaume des Rosiers et la bibliothèque pontificale à l’époque de Clément VI », dans Mélanges A. Pelzer, Louvain, 1947, p. 579-603.

115.

A. Maier, « Der literarische Nachlaß… », p. 92 sqq. D’après K. Spiers, « Poverty treatises… », le scribe des Sermones de sanctis (ff. 155r-178r) est probablement le même que celui du manuscrit Vaticanus latinus 4869.

116.

Voir P. Glorieux, Répertoire, II, n° 322, p. 114-118.

117.

Répertoire, p. 214.

118.

Répertoire, n° 211, p. 418-439. Le Regimen sanitatis est signalé p. 426.

119.

Répertoire, p. 246. Sur Pierre Auriol, voir Pierre Péano, « Pierre Auriol », dans Dictionnaire de Spiritualité, t. 12, Paris : Beauchesne, 1986, col. 1505-1508.

120.

Paul Viollet, « Bérenger Frédol, canoniste », dans Histoire littéraire de la France, t. 34, Paris : Imprimerie nationale, 1914, p. 62-178.

121.

Répertoire des maîtres en théologie, n° 63, p. 197. On sait très peu de choses sur Jacques de Metz. « Suivant qu’il fut le maître ou le disciple de Durand de Saint-Pourçain, son séjour à Paris comme bachelier se placerait vers 1302-03 ou 1308-09 » (P. Glorieux, p. 197).

122.

Cette question a été éditée par Jeanne Barbet : François de Meyronnes – Pierre Roger, Disputatio (1320-1321), ed. J. Barbet, Paris : Vrin, 1961. L’édition s’appuie sur le manuscrit Vatican Borghese 39, qui a appartenu à Pierre Roger. On lit au f. 304 : incipit secunda replicatio dicti prioris contra dictum fratrem Franciscum. Et fuit prima questio quam fecit super Secundum Sententiarum anno Domini M CCC XX die martis ante festum Pasche scilicet die XIIII aprilis, et au f. 311 : questio prima quam fecit super Quartum Sententiarum anno Domini M CCC XX in die sancte Agnetis contra fratrem Franciscum baccalarium minorum. Compte tenu du style pascal, les dates sont respectivement le 14 avril 1321 et 21 jan 1321. Il y a aussi la question sur le troisième livre des Sentences, mais elle est sans date : elle remonte probablement au mois de juin de la même année. La question sur le 1er livre est absente du manuscrit.

123.

Voici ces six cas : sermon 3 (dominica secunda Adventus, et non Conception de la Vierge) ; sermon 5 (vigilia Nativitatis Domini, et non Nativité de la Vierge) ; sermon 6 (pas de fête indiquée) ; sermon 10 (date illisible) ; sermon 36 (in signodo, et non in ordinibus) ; sermon 39 (de sancto Dionisio vel plurimorum martirum, et non simplement Denis).