C. Conclusion : comment définir cette collection de sermons ?

La présence de Guillaume de Sauqueville à l’université de Paris pendant les années 1316-1322 est vraisemblable, c’est ce que nous apprennent les quelques traces qu’il a laissées dans l’historiographie dominicaine. En revanche aucun élément historique ne permet de penser qu’il était déjà à Paris dans les années 1300, comme cela a souvent été affirmé à son sujet. Les sermons de Guillaume de Sauqueville reflètent clairement l’activité universitaire de leur auteur, sans que l’on ne puisse préjuger de ses responsabilités exactes ; ils ne peuvent être antérieurs à son arrivée à Paris. Deux des manuscrits témoins, c’est-à-dire BnF lat. 16495 et Vatican Borghese 247 avaient pour possesseurs des contemporains de Guillaume de Sauqueville, ils sont donc très importants pour connaître la diffusion immédiate des sermons. A cet égard, le manuscrit du Vatican illustre bien l’un des problèmes rencontrés dans l’étude de l’œuvre du dominicain : dès 1315 environ, les sermons de Guillaume sont mélangés indistinctement avec ceux de l’un de ses confrères, Jacques de Lausanne. Cette proximité entre les deux auteurs est une caractéristique que l’on retrouve dans plusieurs manuscrits, et qui ne peut être élucidée aujourd’hui, en raison de l’absence d’édition critique des sermons de Jacques de Lausanne. D’un point de vue codicologique, si l’on met à part le manuscrit parisien, de loin le plus riche, on sait qu’aucun des autres témoins n’a pu servir de modèle 141 . Mais, du fait notamment des ajouts présents uniquement dans les manuscrits Toulouse 338 et Borghese 247, le manuscrit BnF lat. 16495 ne peut être considéré comme un manuscrit modèle : on peut alors en déduire l’existence d’une autre collection originelle des sermons de Guillaume de Sauqueville, dont seraient issus tous les manuscrits connus aujourd’hui. Aucun sermon n’est présent dans tous les témoins manuscrits ; si l’on excepte le manuscrit d’Uppsala, tardif et très partiel, c’est finalement le sermon 10 qui a été choisi pour permettre une comparaison des variantes 142 . Il en ressort des similitudes entre Toulouse 338 et Vat. Borgh. 247 d’une part, BnF lat. 16495 et Bruges 263 d’autre part, mais ces manuscrits ne dérivent pas l’un de l’autre. La diffusion de l’œuvre du dominicain a été très limitée : cinq manuscrits seulement, dont deux contemporains de l’auteur. Ce faible succès est aussi aujourd’hui une difficulté pour la détermination de l’authenticité des sermons. Tout ceci conduit à donner une importance particulière au manuscrit parisien, soigneusement constitué, de bonne qualité : il a été privilégié dans l’établissement du texte final. Ont donc été maintenus dans le texte les quatre sermons également attribués à Jacques de Lausanne, puisque rien ne permet de trancher entre les deux auteurs, et les deux sermons de Thomas d’Aquin car ils ont été insérés et modifiés délibérément et font sens par rapport à l’ensemble de la collection, notamment sur la question de l’Immaculée Conception 143 . Le travail d’édition s’est donc finalement consacré davantage à la collection parisienne des sermons de Guillaume de Sauqueville qu’aux sermons du dominicain, ce qui a permis de travailler de manière plus assurée sur le texte tout en abordant les problèmes liés à la connaissance de son œuvre.

Quelques mots enfin sur la période 1316-1322 à Paris, qui permettront de garder à l’esprit le contexte historique dans lequel Guillaume de Sauqueville a rédigé sa collection de sermons 144 . Dans le royaume de France, la succession de Philippe le Bel, mort le 29 novembre 1314, s’est déroulée assez simplement, malgré un climat politique extrêmement lourd. Louis X succède à son père, mais il meurt à son tour en juin 1316. Son fils Jean Ier, né en novembre 1316, vécut une semaine seulement : la la couronne échoit alors au frère de Louis X, Philippe le Long, et non pas à la fille de Louis X, Jeanne. C’est une période cruciale pour la mise en place des règles de succession à la couronne de France. Philippe le Long meurt six années plus tard, en janvier 1322 : c’est son frère, Charles IV, qui devient alors roi de France, jusqu’en 1328. Les femmes sont désormais écartées de la succession au trône. Dans l’Empire, à la mort de Henri VII en août 1313, la candidature de Philippe le Long est délaissée au profit de celle de Louis de Bavière, qui s’impose finalement après plusieurs années de rivalités politiques. Ce sera, selon les mots de Francis Rapp 145 , l’un des règnes les plus dramatiques de l’histoire de l’Empire, en particulier à cause de ses relations avec la papauté, installée alors à Avignon : cet exil permit à Louis de Bavière de faire valoir ses droits en Italie, alors que le pape souhaitait fermement y maintenir son autorité de vicaire de l’Empire. Le conflit avec Jean XXII fut particulièrement dur, le pape déclara l’Empire vacant en 1317 et prononça en 1324 l’excommunication et la déposition de l’Empereur. Jean XXII, élu pape en août 1316, succède à Clément V après deux ans de vacance et d’âpres négociations durant le conclave. Déjà installée à Avignon, la papauté conforte ce choix sous le pontificat de Jean XXII, et entame une politique active et multiple : centralisation de la nomination aux bénéfices ecclésiastiques, débat sur la pauvreté dans l’ordre franciscain, et surtout affirmation de la suprématie pontificale sur l’Empire. Jean XXII disparaît en 1334, Benoît XII lui succède. Paris est alors, et de loin, la ville la plus peuplée d’Occident, sa population est estimée à environ 220 000 habitants. L’évêque de Paris est Guillaume d’Aurillac, consacré en 1305 et mort en 1319. Le chancelier de l’Université est François Caraccioli, maître en théologie d’origine napolitaine et doyen de la faculté de théologie, jusqu’à sa mort en mai 1316 : Thomas de Bailly lui succède jusqu’en 1328. L’Université de Paris compte parmi ses membres, notamment parmi les maîtres en théologie, des universitaires de renom. S’ils ne furent pas tous présents simultanément à l’Université, leurs prises de position et leurs écrits connurent une influence importante parmi les intellectuels de l’époque. Ainsi, chez les dominicains, Durand de Saint-Pourçain, Hervé Noël, Jean de Parme, Jacques de Lausanne et Pierre de la Palu furent parmi les personnalités les plus marquantes, ils participèrent aux débats des années 1316-1322, par exemple dans le procès de Jean de Pouilly ou la controverse sur les écrits de Durand de Saint-Pourçain 146  ; plusieurs travaillèrent à la canonisation de Thomas d’Aquin. C’est Hervé Noël qui est maître de l’ordre des dominicains de 1318 à 1323, à la suite de Béranger de Landore. Chez les Franciscains, les contemporains de Guillaume de Sauqueville sont également des intellectuels parmi les plus importants du XIVè siècle : Jean Duns Scot, Nicolas de Lyre, Pierre Auriol et François de Meyronnes laissèrent une œuvre écrite abondante et, pour certains d’entre eux, furent des maîtres connus et admirés. Enfin, parmi les maîtres de l’Université, citons Gilles de Rome, ermite de Saint-Augustin, mort en 1316. Guillaume de Sauqueville est aussi contemporain du dominicain Bernard Gui, inquisiteur, évêque et historiographe de son ordre, et de Raymond Lulle, de passage à Paris à plusieurs reprises et mort en 1316 lui aussi. Ce contexte politique et intellectuel est souvent sensible dans les sermons de Guillaume : l’auteur ne fait jamais d’allusion directe à un personnage ou à un événement, mais la connaissance des faits et des hommes de l’époque éclaire grandement la compréhension des sermons. Nous verrons dans le troisième chapitre, de manière plus précise, quels événements, quels faits sociaux ou culturels ont pu faire réagir le dominicain.

Notes
141.

Le tableau comparatif des manuscrits montre en effet qu’aucun des manuscrits ne contient tous les sermons présents dans l’un des autres témoins.

142.

Ce sermon, édité à partir des manuscrits Paris BnF lat. 16495, Bruges 263, Toulouse 338 et Vat. Borgh. 247, est donné en annexe 3.

143.

Voir chapitre 3 p. 146 sqq.

144.

Nous reviendrons de manière plus détaillée, dans le chapitre 3, sur les événements des années 1315 auxquels Guillaume fait allusion dans ses sermons.

145.

Francis Rapp, Le Saint Empire romain germanique. D’Otton le Grand à Charles Quint, Paris : Tallandier, 2000, p. 245.

146.

Un manuscrit de la Bibliothèque du Mans conserve la trace du procès fait à Durand de Saint-Pourçain en 1314. Le Mans, Bibl. mun., 231, f. 146v-149v : sententia, una cum aliis commissariis, circa doctrinam Durandi de S. Porciano OP in scripto super Sent. (juil. 1314) : inc. prol. : noverint universi quod nos fratres Herveus Natalis, Yvo Cadomensis, Johannes de Parma, Petrus de Palude, magistri in theol…, Johannes de Neapoli, Theodericus Saxo, Johannes de Prato, bachallarii ejusdem facultatis, Jacobus de Lausanna, Yvo Leonensis, bachallarii Biblie, Matheus de Roma deputatus a magistro et diffinitoribus cap. gen. ad legendum Sententias primo anno extraneis debito, de mandato ven. patris mag. ordinis de scriptis que dicebantur et communiter a nobis et aliis creduntur fuisse facta seu compilata a rev. patre fr. Durando de s. Porciano, mag. in theol. et lectore sacri palatii, fideliter excerpsimus articulos infra scriptos et in eosdem ibi invenimus sub forma et modis quibus inferius annotantur. In cujus rei testimonium presenti cedule duximus apponenda a. Domini M CCC 14 feria 4a infra octavas apostolorum Petri et Pauli. Et eosdem articulos de mandato ejusdem patris mag. ordinis nos predicti, excepto dicto fr. Matheo, sibi prius transmiseramus ad nuper preteritum cap. generale.