A. le plan du sermon

Les plans des sermons de Guillaume de Sauqueville sont toujours nettement, voire lourdement marqués dans le corps même du texte. Le prédicateur indique chaque changement de partie ou de subdivision par un adverbe d’énumération : dico primo, secundo, tertio… Les transitions logiques sont toujours clairement signalées. Lorsqu’il termine une subdivision pour revenir à une partie du plan principal, il le mentionne aussi : de secundo principali nota quod… Il résulte de cette technique une apparence de clarté : la progression du raisonnement est systématiquement signalée, il semble impossible de se perdre dans les paragraphes. De plus, Guillaume double souvent le rôle de l’adverbe par un rappel des termes employés dans la division du verset. On ne cherchera pas chez Guillaume de discrètes et habiles transitions : cela ne semble pas être sa préoccupation. Il est clair en revanche qu’il recherche une efficacité mnémotechnique.

Il est effectivement difficile de perdre le fil du sermon grâce à cette méthode. Elle a aussi l’avantage de montrer que le prédicateur ne rédige pas toujours des sermons complets : après une division en trois parties, on peut ne rencontrer qu’un primo et un secundo. Cette remarque complète la constatation que certaines parties, voire certains sermons, sont donnés à l’état de plan : le prédicateur, en quelques lignes, indique simplement l’idée générale de la partie, la citation biblique à utiliser, puis passe à la partie suivante. Sur l’ensemble du recueil, c’est au total un peu plus de 50% des sermons qui ne sont pas rédigés en intégralité. Lorsque le sermon est incomplet, il s’agit plus d’une interruption que d’une lacune : les parties finales manquent, jamais la première. Soit le sermon n’a pas été recopié en entier, mais on voit mal pourquoi le copiste, en choisissant les parties les plus importantes pour lui, aurait toujours privilégié le début des sermons ; soit le prédicateur a préféré concentrer ses efforts sur le début du sermon et a confié la fin aux soins de l’utilisateur éventuel de la collection. Le sermon 15 150 est un bon exemple de ce cas de figure. Dans ce sermon, fondé sur le verset Luc 11, 14, Guillaume de Sauqueville examine sous plusieurs angles le thème de la parole. Il a choisi pour cela deux versets partageant cette même idée directrice, et commence par un prothème en lien avec le verset choisi pour le sermon proprement dit : l’introduction est assez longue et repose sur Sagesse 10, 21. Puis le sermon se déroule ainsi :

I [prothème] – La Sagesse a ouvert la bouche des muets. Introduction : la parole, celle du prédicateur notamment
II [thème] – Lorsque le démon fut sorti, le muet parla.
La conscience, temple de Dieu, a deux portes : la volonté, la parole (os).
Division (donnée en français par le prédicateur) :
- Dieu demonstre sa puissaunce
- le pecheur reconoit sa deliveraunce
- il recorde sa desevaunce
III – [partie 1] les trois signes de la présence de Dieu (de primo nota quod)
- contrition
- confession
- satisfaction

Le sermon se termine ainsi, les deux autres parties annoncées par la division sont absentes. Ce schéma se retrouve dans de très nombreux sermons, confirmant l’hypothèse que la collection a été conçue comme un instrument de travail. Le dominicain n’hésite pas à créer des plans complexes où les divisions sont multiples, il semble apprécier les constructions savantes qui permettent d’aborder avec plus de liberté et de précision le thème principal choisi pour le sermon. Ses enchaînements nets sont alors une aide. Le sermon 32 151 illustre ce type de sermons complexes à division multiple.

L’âme est plus que la nourriture et le corps est plus que le vêtement (Mt. 6, 25).
I – [prothème] dans la prière l’âme peut trouver sa nourriture et la chair son vêtement.
1. circa primum : Dieu donne la nourriture à ceux qui le craignent.
2. circa secundum : la connaissance est l’habit de l’âme, les clercs doivent en être vêtus.
II – [thème] comparaison entre l’âme et le corps.
Division du thème :
1. creatura que numquam decedit, anima
2. mensura que multum excedit, plus est quam esca
3. materia que in terram redit, corpus
4. paratura que ad cultum cedit, uestimentum
III – [partie 1] l’âme

Nouvelle division : Can. 3, 3-4, les veilleurs m’ont rencontrée, faisant leur ronde dans la ville. « Avez-vous vu celui que mon âme chérit ? » A peine les avais-je dépassés que j’ai trouvé celui que mon âme chérit, je l’ai saisit et je ne le laisserai pas partir.

Quatre choses sont nécessaires pour sauver son âme :

a. l’efficacité de la surveillance
b. le sentiment de manque
c. la persévérance
d. l’indéfectibilité du lien
IV – [partie 2] le corps et la nourriture

Nouvelle division : Tob. 1, 12. Il garda son âme pure et ne fut jamais contaminé par les aliments [des païens] ; parce qu’il entretenait ainsi le souvenir de Dieu dans tout son cœur, Dieu le rendit sympathique au roi Salmanassar.

Trois choses sont à noter au sujet de la pureté de l’âme :

a. la surveillance
b. le sens de la mesure
c. la récompense de Dieu

V – [partie 3] la lutte entre le corps et l’esprit

Nouvelle division : I Thess. 5, 23. Que le Dieu de paix vous sanctifie lui-même totalement. Que tout votre être, l’esprit, l’âme, le corps, soit conservé pour l’avènement de notre Seigneur Jésus Christ !

L’âme se protège du péché par trois moyens :

1. tout doit être consacré à Dieu
2. l’âme doit rester intacte
3. il faut respecter les préceptes de Dieu
VI – [partie 4] la lumière divine

Partie non développée.

Guillaume de Sauqueville a choisi pour ce sermon un plan complexe : hormis la dernière partie qui n’est pas traitée, chaque partie correspondant à la division initiale est elle-même dotée de sa propre division. Cette complexité est accentuée par la proximité des thèmes traités dans les différentes parties, qui mélangent tous les éléments principaux que sont l’âme, le corps, la nourriture. Tous les changements sont méthodiquement scandés par un circa primum, circa secundum etc. pour les sous-parties, par un circa secundum principale, tertium principale pour le rappel des parties principales. Il en résulte une réelle facilité à suivre le plan du sermon, tout du moins dans sa structure de base. Le scribe a pourtant commis une erreur : il a intitulé tertium la sous-partie consacrée à l’indéfectibilité dans la première partie. Un tel plan relève-t-il de l’exercice de style ou pouvait-il réellement être mis en pratique devant une assemblée ? Il est vrai que si l’on se repère facilement dans le texte écrit, il n’est pas sûr que la multitude de sous-parties et de divisions soit de nature à captiver un auditoire.

Le sermon 32 offre aussi l’occasion de noter que Guillaume de Sauqueville apprécie les prothèmes 152 , mais il en fait un usage particulier, et l’on peut distinguer deux sortes de prothèmes dans ses sermons. Douze sermons de la collection possèdent un prothème qui ne correspond pas à la définition classique de « commentaire d’une citation distincte du verset thématique 153  ». Th.-M. Charland 154 , dans son étude pionnière sur les artes predicandi, souligne que le prothème est inséparable de la prière et il définit lui aussi le prothème comme « un autre thème qui s’apparente au premier par l’un de ses mots. Ce nouveau thème fournit matière à un développement plus ou moins long, au terme duquel vient tout naturellement se placer l’exhortation à prier. » Les prothèmes de Guillaume qui se terminent par une invocation à la Vierge ne paraissent pas faire l’objet d’un traitement détaillé de la part du prédicateur. En effet, le dominicain choisit parfois tout simplement de proposer un premier et bref commentaire du verset du jour, celui-là même qui va servir de support au sermon : il le lit et l’interprète alors sous un angle particulier. La plupart du temps, il oriente son propos sur le thème de la prière, comme dans le sermon 50 155 . Le prothème commence sur le thème du messager, comme le propose le verset thématique choisi dans le quatrième Livre des Rois. Puis Guillaume établit un parallèle entre le messager et la prière (f. 120va) : melior nuntius qui possit premitti preparando cordis hospicio est deuota oratio, et finit par conclure sur l’invocation à la Vierge. Les prothèmes relevés se terminent toujours par l’invitation à la prière de l’Ave Maria. Ils sont assez courts par rapport à la longueur totale du sermon : le prothème du sermon 22 156 , par exemple, ne représente que cinq lignes principalement occupées par une citation de saint Bernard. On trouve dans les sermons de Guillaume de Sauqueville une autre sorte de prothème : il s’agit bien cette fois d’un commentaire d’un verset différent, mais il ne comporte pas d’invocation à Marie et il est plus long et plus rédigé. Très souvent ce type de prothème contient même une première division sur un sujet connexe au sujet principal. Le sermon 8 157 offre un bon exemple de cette deuxième catégorie de prothèmes. Le thème du sermon est choisi dans l’Epître aux Colossiens ; après une rapide transition sur le thème du vêtement commun à une famille, Guillaume choisit dans l’évangile de Mathieu le deuxième verset qui va structurer le prothème. Le second verset est examiné selon deux angles : le mot gallina permet d’abord au prédicateur d’établir un parallèle entre les membres du clergé et les poussins et d’accuser les ecclésiastiques de mener une mauvaise vie. Puis, dans une deuxième partie, il poursuit le parallèle avec les fils de Dieu membres de la famille du Christ. Après un si long prothème, Guillaume éprouve le besoin de rassembler ses idées avant de revenir au verset thématique (f. 19rb : recolligo que dixi et concludo, primo quod…), puis arrive la transition avec le verset initial :

‘ex quibus potest concludi quod qui uoluerunt esse filii ecclesie et qui uolunt esse de familia Christi, de cuius familia sunt soli electi, debent indui ueste consimili. Ergo induite uos etc. (Col. 3, 12). In quibus uerbis apparet quod qui uolunt esse de familia Christi primo debent acquisitis uirtutibus informari, induite uos, secundo debent exquisitis militibus conformari, electi, tertio indigent inquisitis honoribus uel dignitatibus conformari, electi Dei. ’

Cette deuxième catégorie est beaucoup répandue que la première et compte des textes assez longs, qui sont presque dans certains cas des embryons de sermons. Cette habitude n’était pourtant pas recommandée par les auteurs d’artes predicandi comme Thomas Waleys 158 .

Notes
150.

f. 37va-39vb : cum eiecisset demonium locutus est mutus (Luc. 11, 14). Sapientia aperuit os mutorum, Sap. IIII (10, 21). Propter hoc habemus in corpore uno… (troisième dimanche de Carême).

151.

f. 86ra-88vb : anima plus est quam esca et corpus plus quam uestimentum, Mt. 6 (25). Si quis petat a Deo quod sibi ex Dei ordinatione non competit…

152.

On trouve dans la collection 30 prothèmes, concernant les sermons 3, 4, 6, 8, 10, 15, 16, 20, 22, 24, 32, 43, 44, 50, 53, 55, 56, 57, 60, 61, 64, 67, 73, 74, 81, 82, 86, 94, 99 et 102.

153.

N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole, p. 260.

154.

Th.-M. Charland, Artes predicandi, p. 127. L’auteur rappelle (p. 126 n. 1) que pour Humbert de Romans (De eruditione predicatorum, 45), le prothème doit toujours se terminer par la prière, mais n’a pas pour fonction précise et exclusive d’amener cette prière. On l’emploie dans les sermons très solennels, ou bien lorsqu’on attend une foule qui n’est pas encore au complet, ou bien pour rendre raison d’un sermon auquel les fidèles ont été convoqués à l’improviste. Dans les paroisses où les sermons sont fréquents, on se contente de faire une prière sans prothème.

155.

f. 120va-124ra : hec dies boni nuntii est, 4 Reg. VII (9). Viator uolens inuenire hospitiis preparatum premittere… (Annonciation).

156.

f. 59ra-62ra : ostendit eis manus et latus, Io. XX (20). Beatus Bernardus loquens cuilibet nostrum dicit unum deuotum et notabile uerbum… (octave de Pâques).

157.

f. 18rb-21va : induite uos sicut electi Dei, Col. 3 (12). Consuetudo hominum et natura auium hoc simile habent… (quatrième dimanche après l’octave de l’Epiphanie).

158.

Thomas Waleys, De modo componendi sermones, cap. 3 (ed. Th.-M. Charland, op. cit., p. 355) : primum est ut introductio exhortationis ad orationem faciendam non sit multum longa, quia quantum in tali exhortatione de tempore consumitur, tantum temporis a principali sermone subtrahitur.