a. la Bible

En ce qui concerne les auctoritates, nous pouvons reprendre d’emblée le constat qui vaut pour la majorité des prédicateurs de cette époque : « la plupart des sermons de notre corpus, comme la très grande majorité de ceux qui furent composés aux XIIIè et XIVè siècles, sont essentiellement des montages de pièces rapportées, avant tout bibliques et très secondairement antiques ou médiévales. Le nombre des renvois est souvent impressionnant », conclut Hervé Martin 160 dans son étude sur la prédication des années 1350-1420. Ce schéma correspond tout à fait à ce que l’on peut lire dans les sermons de Guillaume de Sauqueville. La Bible est la source principale d’autorités pour le prédicateur 161 . Sur l’ensemble de la collection, 26 sermons, soit le quart du corpus, sont construits à partir de la Bible comme seule source d’auctoritates : on n’y trouve aucune référence non scripturaire. La Bible est source de très nombreuses citations données comme telles par le prédicateur, avec une référence au livre biblique dont elles sont tirées. Elle offre aussi, à partir de quelques citations mises en parallèle, matière à similitudes et comparaisons : l’auctoritas peut être alors la source d’un bref récit édifiant. En ce qui concerne tout d’abord les citations bibliques, si on les envisage non pas de manière statistique, mais plutôt descriptive, on voit qu’elles sont partout présentes : les sermons courts, soit par exemple une page de folio sur le manuscrit parisien, peuvent compter à eux seuls plus d’une dizaine de citations bibliques. C’est le cas du sermon 35 où l’on peut lire dix extraits différents alors qu’il s’étend seulement du f. 95ra au f. 95va. Les citations bibliques se trouvent donc en abondance, sans préférence marquée pour tel ou tel livre, hormis les Psaumes. Le prédicateur a une connaissance exacte du Livre : il arrive qu’il donne les références d’un verset par une lettre de l’alphabet, comme le voulait l’usage médiéval de découpage du texte biblique. Mais on sent aussi des réminiscences d’autres textes qui offrent aussi un accès au texte de la Bible : la glose, parfois, et surtout les livres liturgiques. Cette appropriation du texte biblique s’est faite au cours des longues années d’études d’abord dans le studium où Guillaume a dû commencer son apprentissage, puis à la faculté de théologie 162  ; l’enseignement universitaire fonde en effet le contenu des premières années d’étude sur la Bible et les Sentences de Pierre Lombard. L’étude de la Bible permet à l’étudiant d’atteindre un niveau élevé de connaissance ; le cursus habituel de la faculté de théologie prévoit par exemple une période de deux ans pendant laquelle l’étudiant, après avoir déjà passé cinq années à l’université, devient bachelier biblique, c’est-à-dire lit et explique la Bible toute entière. C’est une fois devenu maître qu’il se concentre sur des questions théologiques concernant des livres bibliques. L’apprentissage scolaire et universitaire tient donc une part essentielle dans la connaissance qu’a un prédicateur de la Bible. L’autre vecteur du texte biblique est la liturgie, qui imprégnait toute la vie médiévale. Les passages bibliques donnés par Guillaume sont parfois plus proches de textes liturgiques connus que du texte latin de la Bible 163 . Le thème du premier sermon 164 est par exemple formulé de cette manière : Dominus rex noster ipse veniet et salvabit nos, avec une référence au chapitre 33 du livre d’Isaïe. Mais le verset est plus court chez Isaïe : Dominus rex noster ipse salvabit nos. La formulation adoptée par Guillaume se retrouve en fait mot à mot dans une antienne pour le troisième dimanche de l’Avent 165 . Dans le même sermon, Guillaume de Sauqueville cite ainsi un passage biblique :

‘De sola ergo infima homo natus est, qui celum terramque regit in secula seculorum, ut cantat Ecclesia, qui est Rex regum et dominus dominantium.’

Rex regum et dominus dominantium est emprunté à un répons pour le troisième dimanche de l’Avent 166 , mais c’est aussi une référence biblique : I Tim. 6, 15 et Apoc. 19, 16. Guillaume a privilégié le rappel liturgique et non la référence à la Bible. Le cas se produit à nouveau de manière plus nette dans le sermon 50 (f. 123va) :

‘De Maria sicut de loco proprie sphere et spei nostre cantamus in prosa : « Salue Regina Marie uita dulcedo et spes nostra salue », et in Ysa. : « O uera spes et uerum gaudium fac post uite presentis stadium ut optatum in celis brauium nobis detur. »’

Après un extrait du Salve Regina, signalé par cantamus comme étant un chant liturgique, Guillaume annonce une citation du livre d’Isaïe, mais elle provient en réalité d’un hymne dominicain pour la Nativité de la Vierge 167 . Il arrive même que Guillaume soit conscient de l’écart textuel entre la Bible et la version liturgique qu’il connaît, comme dans le sermon 22 168 où il écrit (f. 62ra) :

‘Item in figuram huius cantamus et sumitur originaliter de Eze. XLVIIo (2), textus tamen non habet sic : uidi aquam egredientem de templo a latere dextro etc.’

L’examen des citations bibliques données par Guillaume indique dans de nombreux cas une proximité plus marquée avec des sources liturgiques qu’avec la Bible elle-même, mais ce constat repose sur des indices ténus qui se jouent parfois sur un mot.

Notes
160.

H. Martin, Le métier de prédicateur, p. 243.

161.

L’iconographie médiévale témoigne aussi de cette importance de la Bible dans la prédication : au XIIIè siècle, le prédicateur est très souvent représenté une Bible à la main. Voir Marie-Paule Champetier, « Faits et gestes du prédicateur dans l’iconographie du XIIIè au début du XVè siècle », dans Médiévales, 16-17, 1989, p. 197-208. Pour une vue d’ensemble de la question, voir Beryl Smalley, The study of the Bible in the Middle Ages, Oxford : Blackwell, 3è ed., 1984 (chap. 6 : The Friars).

162.

Célestin Douais, Essai sur l’organisation des études dans l’ordre des frères Prêcheurs au XIIIè et XIVè siècles (1216-1342), Première province de Provence, Province de Toulouse, Paris-Toulouse, 1884. Studio e studia : le scuole degli ordini mendicanti tra XIII e XIV secolo. Atti del XXIX convegno internazionale (Assisi, ott. 2001), Spoleto : Centro di studi sul’Alto Medioevo, 2002. P. Glorieux, « L’enseignement au Moyen Âge. Techniques et méthodes en usage à la faculté de théologie de Paris au XIIIè siècle », dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 35, 1968, p. 65-186. Jacques Verger, « L’exégèse de l’Université », dans Le Moyen Age et la Bible, dir. P. Riché, G. Lobrichon, Paris : Beauchesne, 1998, p. 199-230, spéc. p. 221. Gilbert Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, XIIè-XIVè siècle, Paris : Cerf, 1999, spec. p. 109-111.

163.

Si tant est que l’on puisse savoir sur quelle version de la Bible Guillaume de Sauqueville s’appuie. On sait que les Dominicains de Paris ont collecté et réuni en un correctoire les variantes de la Vulgate qu’ils jugeaient meilleures que celle de la version en usage à l’université de Paris. Le texte latin de base retenu est celui de la Vulgate éditée par l’Institut biblique de Stuttgart : Biblia latina juxta Vulgatam versionem, ed. R. Weber, Stuttgart : Würtembergische Bibelanstalt, 1975. Les comparaisons ont été faites à l’aide de : Bibliorum sacrorum juxta Vulgatam Clementinam, ed. Aloisius Gramatica, Vatican, 1946. Pour les chants tirés des textes bibliques : Carolus Marbach, Carmina scripturarum scilicet antiphonas et responsoria ex sacro Scripturae fonte in libros liturgicos sanctae Ecclesiae romanae derivata, Strasbourg : Le Roux, 1907.

164.

f. 5ra-8vb : Dominus rex noster ipse ueniet et saluabit nos, Is. 33 (22). Uniuersitas Parisiensis gaudet hoc priuilegio… (premier dimanche de l’Avent).

165.

Ant. 5 ad Laud. in feria 5. post Dom. 3 Adventus : Dominus legifer noster, Dominus rex noster, ipse veniet et salvabit nos (Marbach, p. 313).

166.

René-Jean Hesbert, Corpus antiphonalium officii, Roma : Herder, 1963-1979, n° 6578.

167.

Analecta hymnica, vol. 54, p. 289, n° 188.

168.

f. 59ra-62ra : ostendit eis manus et latus, Io. XX (20). Beatus Bernardus loquens cuilibet nostrum… (Octave de Pâques).