C. Le matériau illustratif du sermon 177  : similitudines et exempla ?

Le matériau illustratif des sermons de Guillaume de Sauqueville a déjà attiré l’attention des historiens : Guillaume emploie dans la majorité de ses sermons des anecdotes, plus ou moins détaillées, issues de la vie courante, de l’université, d’un quotidien familier à ses auditeurs. Noël Valois 178 notait déjà, en 1914, cette caractéristiques, tout en soulignant qu’elle était partagée par beaucoup d’autres prédicateurs de la même époque : « au début d’un sermon ou d’un développement, il pose un principe emprunté au droit ou à la médecine, il note un fait de la vie pratique, il expose un usage. » Ne doit-on voir dans cette méthode que le résultat, c’est-à-dire une collection d’anecdotes du quotidien, employées de manière parfois presque incongrue ? Est-ce là le seul procédé illustratif mis en pratique dans les sermons ?

En début de sermon, Guillaume affectionne les entrées en matière très concrètes et décalées par rapport au thème qu’il va traiter ; il ne commence jamais un sermon par une auctoritas ou une moralité. Il recherche de manière évidente à créer un effet de surprise, et réussit la plupart du temps. Dans le sermon 1, après l’annonce du verset thématique Is. 33, 22 Dominus rex noster ipse ueniet et saluabit nos, il poursuit alors sans transition : uniuersitas Parisiensis gaudet hoc priuilegio speciali quod scolarem suum in carcere prepositi regis uel officialis detentum rector uniuersitatis potest repetere… Dans ce cas, le parallèle est facilement pressenti et on attend la comparaison entre le recteur de l’université et le Christ. Dans d’autres cas, on a plus de mal à comprendre où l’auteur souhaite conduire son auditoire, comme dans le sermon 5, construit sur le verset Luc 21, 27 : tunc uidebunt filium hominis uenientem in nube cum potestate magna et maiestate. L’introduction est bâtie sur le thème du maniement de l’arc.

Cette pratique consistant à insérer des traits et anecdotes de la vie courante se rapproche de l’usage des similitudines connu dans les sermons médiévaux. Chez Guillaume, on constate que ces comparaisons avec la vie de tous les jours conduisent bien à des similitudines, dans le sens où elles se racrochent toujours, en fin d’analyse, à une vérité théologique ou morale ; ainsi l’arc symbolise la puissance et la justice de Dieu ; la corde de l’arc, la miséricorde. Mais il s’agit surtout d’un véritable fil conducteur du discours, une sorte de métaphore à l’échelle du sermon : ce ne sont pas des récits illustratifs qui portent une morale en eux-mêmes et que l’on peut éventuellement supprimer, sans changer la teneur de la démonstration. Le sermon 1 en est un bon exemple : la comparaison avec le milieu universitaire commence dans l’introduction avec le rôle du recteur, puis continue sur le thème de la faculté des arts pour aboutir à la division du verset. Guillaume de Sauqueville privilégie donc un matériau illustratif souple, sans trame narrative ni morale explicite. Cette matière prend forme de similitudo quand elle est insérée dans un développement introductif et conduit le raisonnement d’un premier niveau concret vers un niveau supérieur, théologique ou moral. Cette tendance à la dilution d’un matériau illustratif dépourvu d’originalité propre est une constante de la prédication de Guillaume de Sauqueville.

On comprend donc que la question de la présence d’exempla dans les sermons de Guillaume de Sauqueville n’est pas simple à résoudre. Si l’on considère la définition 179 désormais classique de l’exemplum, « un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire », le problème s’accentue. L’existence des exempla et de la valeur que les auteurs médiévaux leur accordaient est bien attestée par les recueils que nous connaissons aujourd’hui, par leurs prologues 180 , et par les artes predicandi qui vantent souvent l’intérêt à utiliser ce type de récits dans la prédication. Chez Guillaume de Sauqueville, la simple notion de récit pose problème : elle est absente dans la plupart des motifs narratifs employés pour illustrer les sermons. Le noyau constitutif de l’exemplum, c’est-à-dire une trame narrative efficace construite autour d’un enchaînement d’actions dans des circonstances expliquées, fait souvent défaut. On trouve en réalité des récits sans réelle trame, sans action, et qui sont traités en moins de cinq lignes : le récit est remplacé par l’énoncé d’une particularité de l’objet considéré, et se poursuit sous forme d’une comparaison. Le bestiaire de Guillaume de Sauqueville est très riche et spécialement adapté à ce type d’illustration ; le prédicateur affectionne en effet les comparaisons avec le monde des animaux, comme dans le sermon 104 (f. 230rb) où il introduit une comparaison entre le diable et la fourmi:

‘Formica enim, quando habet granum, abscindit illud per quod posset germinare et per consequens fructificare.’

Peut-on qualifier d’exemplum une telle anecdote ? Il en va de même avec toutes les anecdotes de la vie courante figurant dans les sermons de Guillaume : elles illustrent le récit, mais n’ont pas pour autant le statut d’exemplum. Outre la notion de trame narrative, à laquelle nous donnerons du poids dans la définition de l’exemplum chez Guillaume de Sauqueville, nous retiendrons également la notion d’image, pour écarter les anecdotes par trop banales que le simple bon sens permet de comprendre. L’exemplum ne peut être une simple image du quotidien ou de la nature.

Le repérage des exempla dans les sermons est d’autant plus délicat que Guillaume lui-même emploie rarement le terme d’exemplum et les locutions habituellement rencontrées, comme legitur quod, audivi quod. Le mot exemplum est en réalité très souvent utilisé dans le sens d’exemple moral, dont on recommande l’imitation, en particulier l’exemple des apôtres. Ainsi l’expression exemplo apostolorum revient à plusieurs reprises. Dans le sens de récit exemplaire, le mot est utilisé précisément quand l’exemplum n’est pas donné en totalité dans le texte, mais quand il se résume à un simple rappel, comme dans le sermon 2 (f. 8vb) :

‘Exemplum in horologio : natura facit horologium cuius cantu etc.’

Il en va de même avec des rappels introduits par nota ou narra, comme dans le sermon 93 (f. 209va) : nota de presbitero moriente, ou dans le sermon 30 (f. 84ra) : narra, si uis, de usurario faciente testamentum etc. Le développement s’arrête là, et le prédicateur passe à la partie suivante de son raisonnement. On compte cinq exempla rédigés ainsi de manière lapidaire. Guillaume suppose probablement que les allusions qu’il fait à des exempla sont assez claires pour son lecteur. Il semble d’ailleurs considérer le rôle de l’exemplum comme facultatif dans le sermon, comme le laisse entendre le si vis placé en incise, dans l’exemple précédent.

Ensuite la notion d’authenticité, appliquée à un récit qui se doit d’être véridique, est pratiquement absente du recueil de sermons. On trouve en effet, sur les 35 récits exemplaires dénombrés, deux mentions seulement à une référence littéraire (legitur) et une seule référence à une source avérée, il s’agit d’Isidore de Séville, dans le sermon 91 :

‘Dicit enim Ysidorus, libro XI 4 capitulo de potentia, quod in Ethiopia sunt quidam homines qui archa uocantur qui incuruati uelut pecudes continue terram respiciunt nec ualent ad celum oculos eleuare.’

C’est une référence aux Etymologies d’Isidore, donnée avec précision, comme lorsque Guillaume cite une auctoritas. Cet exemplum est une exception : Guillaume ne donne jamais la source de ses récits. C’est en même temps une confirmation du peu de cas que fait Guillaume de cette technique rhétorique, qui consiste à rendre plus vivant un récit à l’aide de quelques exemples : il traite l’exemplum comme s’il n’en était pas un, comme s’il était une auctoritas.

Il y a tout de même des exempla dans les sermons de Guillaume de Sauqueville, c’est-à-dire des récits satisfaisant aux deux éléments principaux de la définition donnée ci-dessus, la notion de récit et celle de leçon salutaire. Ce sont majoritairement des exempla brefs : moins de cinq lignes suffisent à l’auteur pour donner le contenu du récit. Ce sont seulement des récits ou traits caractéristiques donnés sans précision de lieu ni de date, à l’exception de l’allusion au Mont-Saint-Michel qui figure dans l’exemplum du sermon 98 (f. 215va-vb) :

‘Nota inter omnes peregrinos isti habent festinare qui inter se et locum ad quem tendunt habent fluxum maris sicut est in monte Sancti Michaelis : dum enim est refluxus maris libere transeunt. Si ergo fluxus maris eos ocupauerit subito submerguntur.’

Ce sont également des récits donnés au style indirect 181 , même lorsque les paroles d’un personnage sont rapportées, comme au sujet de Jourdain de Saxe (sermon 102, f. 225ra) :

‘Nota quomodo magister Jordanus, qui fuit magister ordinis predicatorum, consciencia ductus intrauit ordinem quia semel retraxerat unum iuuenem uolentem intrare. Arguebat enim apud se quod qui abstulisset alicui domino seruum suum teneretur ei restituere etc.’

Enfin, dernière caractéristique, ce sont des récits connus, que l’on trouve facilement dans les recueils d’exempla de l’époque. Le meilleur exemple est l’exemplum de la guenon et de ses petits (sermon 16, f. 42ra) :

‘Set recte sunt aliqui hodie similes symie que quandoque duos symea fetus famulos parit et quando fugatur a uenatoribus, unum eorum amplectitur et portat coram facie sua, alium proicit supra dorsum, ueniens ad passum nititur dimittere illum quem amplectitur inter brachia, alium non potest dimittere quia firmiter collo eius adheret.’

Cet exemplum figure dans tous les grands recueils d’exempla, notamment dominicains 182 . La source originelle se trouve dans les Etymologies d’Isidore de Séville, puis le récit est repris par Alexandre Neckam dans le De naturis rerum, par Thomas de Cantimpré, Jacques de Vitry dans l’Historia orientalis, Vincent de Beauvais dans le Speculum naturale. On le trouve aussi dans la vaste compilation d’exempla du dominicain Etienne de Bourbon, le Tractatus de diversis materiis predicabilibus, composé avant 1261, et dans le Tractatus de dono timoris de son confrère Humbert de Romans, rédigé quelques années plus tard.

Toutes les caractéristiques relevées dans les exempla choisis par Guillaume de Sauqueville, ajoutées au faible nombre de ces récits, montre que le dominicain n’accordait pas une réelle importance à l’exemplum inséré dans le sermon. Il en utilise peu, souvent les cite de manière incomplète, et compte sur l’effort de son lecteur pour compléter les récits. Il est amusant de noter que Guillaume reconnaît pourtant sincèrement, semble-t-il, la valeur de l’exemplum ; il dit en effet dans le sermon 61 (f. 137ra), reprenant le fil du sermon après avoir conclu le prothème :

‘Prudens Seneca, qui dixit tant de bons mos, inter alia dicit unam paruam parabolam, dicit quod longum iter est per uerbum. Vult dicere quod multo breuius et facilius inducitur homo ad bonum ad uiam sue salutis per bona exempla que il voyt quam bona uerba que il oyt. Exempla plus mouent quam uerba, quod ita sit apparet per simile in orationibus nature, artis et scripture.’

Il reprend une formule bien connue : exempla plus movent quam verba, issue des Dialogues de Grégoire le Grand 183 , et qui sert d’incipit notamment au Tractatus de dono timoris de Humbert de Romans. Dans ce prologue, Humbert met en valeur l’usage des exempla dans la prédication :

‘Quoniam plus exempla quam verba movent, secundum Gregorium, et facilius intellectu capiuntur et altius memorie infiguntur necnon et libentius a multis audiuntur suique delectatione quadam plures attrahunt ad sermones, expedit viros predicationis officio deditos in hujusmodi habundare exemplis quibus utantur modo in sermonibus communibus, modo in collationibus ad personas Deum timentes, modo in familiaribus colloqutionibus ad omne genus hominum ad edificationem omnium et salutem.’

Ce sont les premières lignes de ce prologue. A l’aide d’exemples, Humbert démontre l’efficacité des exempla, leur nécessité parfois, en particulier pour certains publics, et tout le bénéfice que le prédicateur tirera de leur utilisation judicieuse. Bien qu’apparemment sensible au problème de la persuasion et à l’efficacité de son discours, Guillaume ne semble pas intéressé, à l’écrit, par l’usage des exempla, même s’il peut reconnaître leur intérêt. Il ne choisit que des exempla très brefs, qui parfois, surtout lorsqu’il puise dans les motifs animaliers, sont très proches de simples similitudines. La rareté des exempla chez Guillaume de Sauqueville n’a rien de surprenant. Nicole Bériou 184 posait déjà le même constat au sujet de la prédication au XIIIè siècle : « C’est pourquoi, tout en reconnaissant l’efficacité de cette technique de persuasion, portée à maturité par les théoriciens de l’art de prêcher dès le début du XIIIè siècle, il convient de rester prudent sur la pratique effective des prédicateurs. »

A vrai dire, il y a bien un « vrai » exemplum dans les sermons de Guillaume de Sauqueville, qui correspond en tous points à la définition classique de C. Bremond, J. Le Goff et J.-C. Schmitt : dans le sermon 39 apparaît un très beau récit mettant en valeur la foi en l’Immaculée Conception de la Vierge. Il met en scène des moines perdus en pleine tempête, figures connues des exempla médiévaux, sauvés par l’apparition d’un ange qui leur recommande, pour être sauvés, de célébrer la fête de la Conception de Marie. Nous avons là tous les éléments constitutifs de l’exemplum : une situation de tension, ici la tempête, avec un enjeu fort ; une apparition, qui contribue à dénouer le problème ; un être merveilleux ; une morale qui exalte une valeur chrétienne ; une source, le Tractatus de diversis materiis predicabilibus d’Etienne de Bourbon. C’est, parmi les sermons de Guillaume de Sauqueville, le seul exemplum qui réunit toutes ces caractéristiques. Etant donné que la conclusion de cet exemplum, c’est-à-dire la célébration de la fête de la Conception, qui n’était pas encore une norme au début du XIVè siècle, revêt un intérêt particulier qui va au-delà de la simple technique de communication, nous avons préféré réserver l’analyse pour la troisième partie de ce travail 185 .

On retrouve, comme chez beaucoup d’autres prédicateurs, un goût marqué pour l’histoire naturelle : bestiaires et lapidaires fournissent des récits réutilisés ensuite en termes brefs dans les sermons. La plupart du temps, la source de ces récits se retrouve chez Isidore de Séville, dans les Etymologies, et Vincent de Beauvais, dans le Speculum naturale, peut-être l’encyclopédie d’histoire naturelle la plus connue des médiévaux 186 . Dans le bestiaire de Guillaume de Sauqueville, on notera la présence de la baleine et de la carpe, animaux rarement cités dans la littérature. De même, d’un point de vue général, les sermons fournissent quelques raretés en matière d’exempla. L’exemplum de Jourdain de Saxe, cité plus haut, n’a pu être identifié, et pour cause : il s’agit vraisemblablement d’une confusion avec un autre maître général de l’ordre dominicain, Raymond de Peñafort 187 . Un siècle plus tard, Guillaume de Sauqueville semble avoir une idée confuse de la chronologie des maîtres généraux de son ordre. Dans le sermon 63 bis (f. 145rb) figure un exemplum très peu clair sur des martyrs lyonnais :

‘Narra de illa pulcra corea XVII martirum in Lugduno, quomodo unus ciuis, audiens quod christiani martirizabantur, cum surgeret de lecto et haberet adhuc alterum pedem nudum, statim decollatus accepit caput suum in manibus suis et portauit ad puteum, dixit : « Exultabit in gloria sancti ». Alii de puteo mundauerunt in cubilibus suis.’

Cette étrange histoire de décollation m’est restée inconnue jusqu’à présent. Enfin, parmi les images bibliques employées par Guillaume de Sauqueville, on note la présence répétée d’Abraham : son mariage avec Sarah est mentionné à plusieurs reprises par le dominicain. Abraham est le personnage biblique le plus régulièrement cité par Guillaume, qui ne donne à son sujet que l’épisode du mariage, et qui en fait un véritable exemplum biblique.

Il faut accorder une place particulière, parmi les procédés illustratifs employés par Guillaume de Sauqueville, aux anecdotes retraçant des épisodes des vies de saints 188 . Ce sont de courts récits, allant de la simple allusion à l’exemplum et annoncés comme tels, et présentant toutes les caractéristiques déjà mentionnées. Un examen précis de toutes les anecdotes et exempla se rapportant à des vies de saints montre que Guillaume puise dans sa propre culture pour insérer ce type de référence : il s’agit avant tout de réminiscences liturgiques, qui sont les plus nombreuses et les plus nettes, mais aussi d’emprunts à des recueils de vies de saints semblables à la Legenda aurea de Jacques de Voragine. Les épisodes des vies de saints que Guillaume de Sauqueville cite sont connus. Dans les sermons, ils sont en nombre variable selon le saint considéré et selon la teneur même du sermon, il arrive même que des sermons composés en l’honneur d’un saint ne contiennent en réalité aucune référence à ce saint, comme dans le sermon 55 en l’honneur de saint Marc. Guillaume ne fait pas référence à des événements extraordinaires ignorés des textes liturgiques ou hagiographiques, il reste dans un registre très classique. Ainsi dans le sermon 37, pour la fête de saint Nicolas, il rapporte quelques événements de la vie du saint, mais de manière elliptique : après avoir raconté la petite enfance du saint, lorsqu’il était encore nourri par sa mère 189 , il rapporte brièvement d’autres épisodes (f. 98rb).

‘Verum etiam tenetur sustentare parietes pauperes deficiendo pascendo sicut faciebat beatus Nicholaus, ut patet in tribus puellis quas maritauit, in frumento quod a nautis postulauit etc.’

Les anecdotes citées dans cette phrase figurent aussi dans la Legenda aurea 190  : Nicolas donne de l’argent au père de trois jeunes filles pour qu’il puisse les marier dignement ; Nicolas demande du blé à des marins et le distribue aux affamés. Il n’est pas possible de déterminer quelle a été la source utilisée par Guillaume. Là encore, il abrège le récit et considère qu’il est connu de son lecteur, ou bien qu’il pourra facilement le retrouver.

Parmi les vies de saints, saint François représente un cas particulier. Guillaume de Sauqueville est en effet très prolixe sur ce saint, cinq sermons lui sont consacrés et tous, sauf le sermon 77, contiennent des anecdotes et exempla puisés dans Legenda major sancti Francisci 191  ; d’un point de vue illustratif, ces sermons sont rédigés d’une manière tout à fait différente des autres pièces du recueil 192 . Ce sont des sermons qui mettent réellement en valeur la vie et les actes du saint, et qui sont en réalité consacrés uniquement à ce but. Contrairement aux autres sermons de sanctis, Guillaume reste dans l’hagiographie, il ne cherche pas à avoir un discours théologique et moral plus large. Pour étoffer son sermon, il a largement puisé dans la Legenda major écrite par saint Bonaventure, préférée aux autres hagiographies consacrées à saint François. La Legenda lui a fourni de très nombreuses anecdotes, allant des plus connues comme les stigmates du saint, jusqu’à des exempla localisés en Italie et rapportant des paroles du saint. On note que le dominicain a soigneusement recopié des passages courts de la Legenda, et qu’il a préféré les propos de saint François aux événements de sa vie, preuve de la valeur qu’il accorde à la parole. Ainsi dans le sermon 76, quelques passages sont recopiés mot à mot sur le texte de Bonaventure, comme le récit concernant frère Gérard (f. 171vb-172ra) :

‘Unde ipse et frater Gerardus primus de ordine post ipsum intrantes ecclesiam Michaeli super modo uiuendi consilium a Domino petiuerunt et oratione premissa Franciscus ter aperuit librum euangeliorum. In prima apparitione occurrit sibi illud, Mt. 19 (21) : si uis perfectus esse, uade et uende omnia que habes et da pauperibus ; in secunda illud, Luc. 9 (3) : nichil tuleritis in uia ; in tertia illud, Mt. 19 (16, 24) : qui uult uenire post me etc. « Hoc est », ait uir sanctus, « in uita et regula nostra omnium qui nostre uoluerunt societati coniungi ».’

La seule variante, sur ce passage assez long, touche le nom de l’église : il s’agit, dans le texte originel, de l’église Saint-Nicolas, et non pas Saint-Michel. Guillaume de Sauqueville propose cinq sermons en l’honneur de saint François, et deux seulement pour saint Dominique ; cet enthousiasme pour saint François n’a rien de surprenant, les Dominicains ont en effet toujours prêché en son honneur et l’on connaît l’admiration de Thomas d’Aquin pour François d’Assise 193 .

En conclusion, l’usage des exempla et similitudines dans le recueil de sermons de Guillaume de Sauqueville apparaît tout à fait classique par rapport à ce que l’on sait déjà de la prédication au début du XIVè siècle : présence discrète de l’exemplum au regard des auctoritates et intérêt modéré du prédicateur pour cette materia predicabilis. Tout cela peut paraître paradoxal chez un prédicateur qui reconnaît lui-même les vertus de l’exemplum. Mais l’exemplum mis par écrit est justement une affaire de mots que l’on confie au lecteur : à lui de reprendre le texte et de raconter l’histoire au mieux. Quant aux auctoritates, aux raisonnements théologiques, qui constituent le sermon et participent à la transmission et à la compréhension du message divin, il importe de les rendre avec justesse et vérité.

Notes
177.

Une table des exempla est donnée en annexe 5.

178.

N. Valois, « Guillaume de Sauqueville, dominicain », dans Histoire littéraire de la France, 34, 1914, p. 303.

179.

Brémond C., Le Goff J., Schmitt J.-Cl., L’ exemplum, Turnhout : Brepols, 1982, p. 37-38 (Typologie des sources du Moyen Âge, 40). Voir aussi Jacques Berlioz, « Le récit efficace : l’exemplum au service de la prédication », dans Rhétorique et histoire. L’exemplum et le modèle de comportement dans le discours antique et médiéval. Actes de la table ronde de Rome, mai 1979, dans Mélanges de l’Ecole française de Rome, Moyen Âge-Temps modernes, 92, 1980-1981, p. 113-146. J. Berlioz, Identifier sources et citations, Turnhout : Brepols, 1994 (L’atelier du médiéviste, 1), p. 211-221 (chap. Les exempla). L’ouvrage fondamental en la matière est celui de J. Th. Welter, L’exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Âge, Paris-Toulouse, 1927 (réimpr. Genève, Slatkine, 1974).

180.

J. Berlioz, M.-A. Polo de Beaulieu, « Les prologues des recueils d’exempla (XIIIè-XIVè siècles). Une grille d’analyse », dans La predicazione dei frati dallà metà del’200 alla fine del’300, Spoleto : Centro italiano di studi sul’alto Medioevo, 1995, p. 269-299. Les prologues médiévaux. Actes du colloque int. org. par l’Academia belgica et l’Ecole française de Rome (Rome, mars 1998), ed. J. Hamesse, Turnhout : Brepols, 2000.

181.

La seule exception se trouve dans le sermon 77 (f. 177va) : narra de archydiacono quem puer rogauit, cum cominaretur ei, quod portaret eum secum : « Domine, inquit, pro Deo non ponatis me in archa uestra », rationem subiungens : « Audiui, inquit, quod quicquid ibi ponitur in perpetuum non exibit. » Au sujet de Jourdain de Saxe, notons que cet exemplum fait allusion à une anecdote totalement inconnue sur la vie de ce personnage pourtant fameux chez les dominicains.

182.

Pour les références exactes de cet exemplum, voir la table récapitulative donnée en annexe 5.

183.

Gregoire le Grand, Dialogues, I, 12, 6 (Sources Chrétiennes 260, p. 118, 66/68). Humbert de Romans, Tractatus de dono timoris, ed. C. Boyer, Turnhout: Brepols, sous presse.

184.

N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole…, p. 521. Hervé Martin avait aussi proposé la même conclusion dans Le métier de prédicateur, p. 486 : « Les prédicateurs de la fin du Moyen Âge font un usage variable, mais jamais massif, de l’exemplum. »

185.

Voir chapitre 3 p. 146 sqq.

186.

Monique Paulmier-Foucart, Marie-Christine Duchenne (collab.), Vincent de Beauvais et le Grand miroir du monde, Turnhout : Brepols, 2004. Baudoin Van den Abeele, « Vincent de Beauvais naturaliste : les sources des livres d’animaux du Speculum naturale », dans Lector et compilator. Vincent de Beauvais, frère prêcheur. Un intellectuel et son milieu au XIIIè siècle, dir. S. Lusignan, M. Paulmier-Foucart, Grâne : Creaphis, 1997, p. 127-151.

187.

Je remercie Bernard Hodel de m’avoir signalé la piste de Raymond de Peñafort.

188.

Pour un point de vue général sur cette question , voir Carlo Delcorno, Exemplum e letteratura. Tra Medioevo e Rinascimento, Bologna : Il Mulino, 1989, p. 25-77 (« Agiografia e predicazione »).

189.

f. 97va : nondum enim duos annos compleuerat quando incepit primo ieiunare et tantum semel feria iv a et vi a mamillas suggere et sic terram suam amortizando posuit se extra l’empire. On retrouve cet épisode dans la légende dorée (Legenda aurea, ed. Giovanni Paolo Maggioni, Firenze : SISMEL, 2è ed., 1998, p. 38), mais aussi dans le lectionnaire dominicain : in festo beati Nicolai, lectio prima (ed. A. E. Urfells, tome 1, p. 141).

190.

Legenda aurea, op.cit., p. 39-40 pour le premier épisode, p. 40-41 pour le second. On ne trouve pas dans le lectionnaire dominicain l’histoire des marins.

191.

Il s’agit des sermons 76 (f. 171va-175va), 77 (f. 175va-178ra), 78 (f. 178ra-180vb), 79 (f. 180vb-183ra) et 86 (f. 196rb-197vb).

192.

Cette singularité très marquée peut laisser supposer que ces sermons ont été recopiés et que Guillaume n’en est pas l’auteur – rappelons la présence de deux sermons de saint Thomas d’Aquin dans le recueil. Mais à ce jour, ces cinq sermons n’ont été repérés nulle part ailleurs. Outre le Repertorium de J.-B. Schneyer, voir Jacques-Guy Bougerol, « Initia latinorum sermonum ad laudem sancti Francisci », dans Antonianum, 57, 1982, p. 706-782. Du même auteur : « Sermons médiévaux en l’honneur de saint François », dans Archivum franciscanum historicum, 75, 1982, p. 382-415.

193.

Louis-Jacques Bataillon, « Les stigmates de saint François vus par Thomas d’Aquin et quelques autres prédicateurs dominicains », dans Archivum franciscanum historicum, 90, 1997, p. 341-348. Le Père Bataillon cite l’exemple de Jean d’Opreno, prêcheur milanais (p. 344) : « Jean d’Opreno prêchait lui aussi sur saint François dans des termes si enthousiastes que, n’était l’attribution, ils feraient penser que l’auteur est un frère Mineur. » Jacques Dalarun, « Francesco nei sermoni : agiografia e predicazione », dans La predicazione dei frati dalla metà del ’200 alla fine del ’300. Atti del convegno internazionale Assisi (ott. 1994), Spoleto : Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 1995, p. 339-404.