A. Le Manipulus florum utilisé comme instrument de travail ?

Sur l’auteur du Manipulus, dénommé Thomas d’Irlande ou Thomas Hibernicus 220 , on sait peu de choses. Il serait né aux environs de 1265-1275 et mort avant 1338. Maître ès arts à la Sorbonne, étudiant en théologie, il n’a presque pas laissé de trace à l’université : on le trouve fugacement mentionné dans le cartulaire de la Sorbonne 221 . Barthélemy Hauréau 222 lui a consacré une notice dans l’Histoire littéraire de la France, qui donne quelques indices biographiques démontrant son activité dans le premier quart du XIVe siècle – soit dans une période contemporaine de l’activité de Guillaume de Sauqueville à Paris. Son œuvre majeure, le Manipulus florum, est une compilation de plus de six mille extraits des Pères, Docteurs de l’Eglise et auteurs antiques classés selon deux cent soixante-six thèmes selon l’ordre alphabétique, d’Abstinentia à Utilitas. On y trouve donc, toujours selon le même ordre dans chaque rubrique, Augustin, Ambroise, Bernard, Cassiodore, mais aussi des auteurs profanes toujours placés en fin de rubrique, comme Aristote, Sénèque, Cicéron. Les citations sont groupées par auteur et signalées par des lettres repères qui se succèdent selon l’ordre alphabétique, de A à Z puis de AA à AZ et parfois, dans les rubriques les plus fournies, en continuant à partir de BA. Les auteurs et les œuvres mentionnés par Thomas d’Irlande ne sont pas toujours exactement identifiés car il a lui-même puisé dans des florilèges où il a repris les indications bibliographiques mentionnées 223 . La diffusion manuscrite puis imprimée du Manipulus témoigne de son succès : on conserve au moins 188 manuscrits identifiés et les éditions imprimées se sont succédées dès 1483. L’œuvre fait aujourd’hui l’objet d’un travail d’édition électronique par Chris Nighman 224 à partir de trois manuscrits parisiens confrontés à plusieurs éditions imprimées.

Démontrer que Guillaume de Sauqueville a bien travaillé avec le Manipulus florum exige de mener une comparaison systématique de l’ensemble des citations présentes dans les sermons avec celui qui est offert par l’instrument de travail. Plus précisément, dans la mesure où le Manipulus florum ne contient aucun extrait de la Bible ni aucune source liturgique, il faut limiter l’enquête aux 439 citations non scripturaires et non liturgiques tirées des sermons de Guillaume. Or, dans cet ensemble, 261 citations ont pu être repérées dans le Manipulus, soit 60 % du corpus, ce qui représente une proportion très importante. De plus, pour 13 sermons 225 , la totalité des citations existe aussi dans le Manipulus, et pour 11 autres, plus de trois quarts des citations figurent dans le florilège. On remarque par ailleurs que lorsque Guillaume de Sauqueville emploie une citation aussi attestée dans le Manipulus florum, les deux extraits sont de même longueur : le prédicateur ne donne jamais un extrait plus long que celui que l’on peut lire dans le florilège. Il est donc tentant de penser que Guillaume de Sauqueville a composé ses sermons à l’aide du Manipulus florum ; on imagine mal comment il aurait pu choisir de son propre mouvement des extraits dans des œuvres variées, qui se retrouveraient par ailleurs groupés dans le Manipulus sous la même rubrique. D’ailleurs on verra plus loin qu’il y a un lien intellectuel et sémantique étroit entre le sujet traité dans le sermon et le choix de la citation.

La méthode de vérification a donc consisté à confronter 66 citations extraites des sermons de Guillaume de Sauqueville et les attestations de ces même citations dans le Manipulus 226 , dans les Flores paradisi et dans le Liber exceptionum. Ces citations ont été retenues en fonction des observations qu’elles autorisaient sur le point précis des relations possibles entre le texte des sermons et celui du Manipulus.

Mais le Manipulus, rédigé peu avant 1306, a-t-il été réellement une source de travail pour Guillaume de Sauqueville ou bien peut-on imaginer que le dominicain s’est appuyé sur un autre florilège, voire sur les sources du Manipulus elles-mêmes ? La proximité chronologique et géographique est grande entre Guillaume de Sauqueville et Thomas d’Irlande, tous deux lecteurs à la bibliothèque du collège de Sorbonne dans les années 1300-1310. Et l’on sait que tous les deux avaient accès à tous les recueils manuscrits de cette bibliothèque 227 . Guillaume de Sauqueville n’a-t-il pas pu lui aussi exploiter directement les mêmes florilèges que Thomas, voire les mêmes originalia, au lieu de se référer directement au Manipulus ? On sait en effet que Thomas a puisé dans plusieurs originalia pour composer sa compilation, mais qu’il a surtout trouvé ses citations dans deux florilèges, qu’il ne cite jamais : les Flores paradisi et le Liber exceptionum ex libris viginti trium auctorum. Les Flores, florilège d’origine cistercienne, sont maintenant très bien connues grâce à l’étude de T. Falmagne 228 . Le Manipulus est en fait issu en partie des Flores paradisi version C, c’est-à-dire du manuscrit Bibl. nat. de Fr., lat. 15982, datant du troisième quart du XIIIe siècle 229 , présent dans la bibliothèque de la Sorbonne dès avant 1300 230 . L’autre source principale du Manipulus est le Liber exceptionum ex libris viginti trium auctorum 231 , lui aussi florilège cistercien, composé dans la première moitié du XIIIe siècle par Guillaume de Montague. L’étude de Mary et Richard Rouse montre clairement que Thomas a travaillé sur l’exemplaire de ce florilège aujourd’hui conservé à Paris sous la cote Bibl. nat. de Fr., lat. 15983, datant du XIIIe siècle et légué à la bibliothèque de la Sorbonne par Gérard d’Abbeville.

Il convient de s’arrêter un instant sur la composition de ces deux florilèges cisterciens, afin de comprendre quel usage on peut en faire. Les Flores se présentent de la manière suivante : une compilation d’auteurs (Augustin, Jérôme, Ambroise, Grégoire, Bernard, Jean Chrysostome, Hilaire de Poitiers, Isidore de Séville, Cassiodore, Gilbert, Valérien, Grégoire de Nazianze, Léon, Origène, Jean Damascène, une sélection d’auteurs antiques et de philosophes, Pierre de Blois) puis un index récapitulatif des auteurs cités, partiel car inachevé, et enfin encore quelques textes d’Augustin. Il n’y a donc aucun accès thématique aux textes. Et c’est un obstacle que Thomas d’Irlande 232 a lui-même noté au début de son texte : Nota quod hic deficit tabula ad inveniendum diversas auctoritates concordantes in unam sententiam que debet esse secundum ordinem alphabeti de diversis vocabulis ita quod post quodlibet vocabulum diverse littere combinate que ponuntur in margine subscribantur sicut docet iste prologus precedens. Sed in fine istius libri invenies tabulam ad inveniendum diversos auctores ac libros partiales ipsorum quorum dicta et auctoritates in hoc libro colliguntur. Le Liber exceptionum, au contraire, offre au début du manuscrit une table des auteurs et des œuvres et en fin de manuscrit un index thématique (f. 115va-163rb) riche de plus de 2000 sujets, dont certains comptent une centaine de références. Cet index s’avère donc d’un maniement assez complexe 233 . Le Liber propose des extraits de 23 auteurs différents, allant d’Augustin à Sénèque, Origène, Bède, Cassiodore, etc.

Notes
220.

L’étude la plus complète sur le sujet est : Richard et Mary A. Rouse, Preachers, florilegia and sermons.Studies on the Manipulus florum of Thomas of Ireland, Toronto, 1979 (Studies ans texts / Pontifical institute of medieval studies ; 47).

221.

P. Glorieux, Aux origines de la Sorbonne. II, le cartulaire, Paris, 1965, n° 393, p. 485. Il s’agit d’une sentence de l’université, datée de juillet 1295. Parmi les souscripteurs figure le nom de Thomas Ybernicus.

222.

B. Hauréau, « Thomas d’Irlande, théologien », dans Histoire littéraire de la France, Paris, t. 30, 1888, p. 398-408.

223.

Sur les sources du Manipulus florum, voir R. et M.A. Rouse, Preachers…, p.124-154.

224.

Le texte latin est disponible sur le site de l’université Wilfrid Laurier au Canada à l’adresse suivante :

http://www.manipulusflorum.com (consulté le 19 nov. 2005). L’auteur expose le plan de son travail d’édition dans « The electronic Manipulus florum project », dans Medieval sermons studies, 46, 2002, p. 97-99.

225.

Il peut s’agir de sermons qui ne comptent qu’une seule auctoritas. Liste des sermons dont la totalité des citations se trouve dans le Manipulus : 5, 30, 33, 60, 72, 73, 77, 78, 79, 80, 86, 92, 104. Liste des sermons dont ¾ des citations figurent dans le Manipulus : 8, 20, 24, 25, 26, 38, 63bis, 67, 71, 90, 106.

226.

Les indications de folios renvoient au manuscrit Bibl. nat. de Fr., lat. 15985.

227.

M.A. et R. Rouse, Preachers…, p. 124 : « Thomas’ source, in the widest sense, was the library of the Sorbonne College ; one assumes so, he himself declares so, and surviving manuscripts verify the fact. »

228.

Thomas Falmagne, Un texte en contexte. Les Flores paradisi et le milieu culturel de Villers-en-Brabant dans la première moitié du 13e siècle, Turnhout : Brepols, 2001.

229.

Pour une description codicologique du manuscrit, voir T. Falmagne, ibid., p. 200-203 ; sur le lien avec le Manipulus, voir p. 273-274 et M.A. et R. Rouse, Preachers…, p. 126-139.

230.

T. Falmagne, Un texte en contexte…, p. 273.

231.

Voir la description donnée par M.A. et R. Rouse, Preachers…, p. 139-145.

232.

Noté au f. 3v du manuscrit lat. 15982. Relevé par M.A. et R. Rouse, Preachers…, p. 145.

233.

La difficulté de maniement de ces ouvrages reste vraie pour le lecteur moderne. L’étude des 66 extraits des sermons comporte une part d’imprécision du fait de la place très importante qu’occupent certains auteurs dans les volumes, et donc de la grande difficulté à repérer les citations dans des textes copiés de manière compacte. Ainsi les œuvres d’Augustin couvrent à elles seules 75 folios dans les Flores (f. 4r-75v et f. 182ra-184va) et 52 folios dans le Liber exceptionum.