B. Guillaume de Sauqueville, Thomas d’Irlande et les florilèges cisterciens

Nous nous proposons, dans une première étape, de vérifier si Guillaume de Sauqueville a emprunté ses citations aux versions cisterciennes données par le Liber exceptionum et par les Flores paradisi, à l’aide de trois exemples significatifs.

Le premier exemple est tiré du sermon 1 234 où, au f. 8ra, Guillaume de Sauqueville cite un passage des Moralia de Grégoire (tableau ci-dessous, colonne 1). L’extrait correspondant figure dans le Manipulus à la rubrique Mors AB f. 134va (colonne 2), et sous une forme très proche, dans les Flores paradisi, au f. 97va du manuscrit de référence (colonne 3) 235  :

Gregorius, IX Moralium 236  : « Ad hoc conditor noster nos uoluit factum nostrum, diem mortis nostre incognitum ut, dum semper ignoratur, semper proximus esse credatur, et tanto quis fit feruentior in operatione, quanto incertius est de uocatione. Unde dum incerti sumus quando moriamur, semper ad mortem parati uenire debeamus. Ad hoc autem conditor noster latere nos voluit, finem nostrum diemque nostre mortis esse incognitum ut dum semper ignoratur, semper proximus esse credatur et tanto quisque sit ferventior in operatione, quanto et incertus est de vocatione, ut dum incerti sumus quando moriamur, semper ad mortem parati invenire debeamus. Gregorius libro XII Moral. Ad hoc conditor noster latere nos voluit finem nostrum diemque nostre mortis esse incognitum ut qui semper ignorantur semper proximus esse credatur et tanto quisque sit ferventior in operatione quanto et incertus est de vocatione, ut dum incerti sumus quando moriamur semper ad mortem parati venire debemus.

Le texte donné par Guillaume de Sauqueville coïncide avec celui du Manipulus et s’écarte légèrement en même temps de celui des Flores à deux reprises, sur debeamus, et sur dum ignoratur. Il introduit une référence incomplète au livre de Grégoire. On remarque au passage la propension du prédicateur à modifier et remettre en forme les auctoritates qu’il utilise dans son texte en fonction du thème qu’il traite dans son sermon.

Le deuxième exemple montre que Thomas d’Irlande resserre parfois les textes qu’il compulse : il regroupe en un seul extrait des phrases qui ne se suivent pas dans le texte d’origine. Cette pratique met en évidence la dépendance de Guillaume de Sauqueville par rapport au Manipulus. Ainsi dans le sermon 14, au f. 36vb, Guillaume insère une citation de Grégoire (tableau ci-dessous, colonne 1). Dans le Manipulus florum, à la rubrique Oratio AN (f. 133vb), la citation est donnée dans les mêmes termes (colonne 2), tandis que les Flores paradisi (f. 95ra-rb) la donnent partiellement (colonne 3).

Unde Gregorius in Pastorali : « Talis requirendus est ad orandum, qui sit ydoneus ad placandum, quia cum hiis qui displicet ad intercedendum mittitur irati etc. » Talis requirendus est ad orandum qui sit ydoneus ad placandum quia cum is qui displicet ad intercedendum mittitur irati animus ad deteriora provocatur. Gregorius in Pastorali. Cum is qui displicet ad intercedendum irati animus ad deteriora provocatur.

Dans les Flores paradisi, la citation, correctement donnée parmi les extraits du Liber pastoralis de Grégoire, est plus courte qu’ailleurs. En réalité, le début, tel qu’il apparaît dans les deux autres extraits, vient de saint Bernard 237 . Thomas d’Irlande a ajouté cette phrase dans sa rubrique Oratio AN. C’est donc bien le Manipulus que suit ici Guillaume de Sauqueville. Il conserve en outre mittitur, que l’on ne lit pas dans la version des Flores. On note par ailleurs une erreur de lecture (ou de copie) dans le sermon, sur hiis.

Enfin le troisième exemple est lui aussi tiré des Moralia de Grégoire. Dans le sermon 33 f. 90va figure un passage de Grégoire tiré du début du livre II des Moralia in Job 238 (tableau ci-dessous, colonne 1 ; texte de Grégoire, colonne 3). Le même extrait figure dans le Manipulus florum à la rubrique Scriptura sacra AF, f. 175rb (colonne 2).

Ita dicit Gregorius, secundo Moralium : « Scriptura sacra oculis mentis uelut speculum quoddam opponitur, ut ibi nostra interna facies uideatur. Ibi enim feda pulcraque nostra conspicimus, ibi sentimus quantum proficimus, quantum ne a profectu distamus. » Scriptura sacra mentis oculis quasi speculum quoddam opponitur, ut ibi interna facies nostra uideatur. Ibi enim feda, ibi pulcra nostra conspicimus, ibi sentimus quantum proficimus, quantum ne a profectu longe distamus. Gregorius II libro Moral. c. I Scriptura sacra mentis oculis quasi quoddam speculum opponitur, ut interna nostra facies in ipsa uideatur. Ibi etenim foeda ibi pulchra nostra cognoscimus. Ibi sentimus quantum proficimus, ibi a profectu quam longe distamus.

Cette citation de Grégoire ne figure pas dans les Flores, et le Liber exceptionum (f. 53va, Gregorius II Moral. lib. 2 cap. 1) en donne seulement le début : Scriptura sacra mentis oculis quasi quoddam speculum opponitur, ut ibi interna nostra facies in ipsa uideatur. Puisque la suite, telle qu’on peut la lire dans le Manipulus ou dans le sermon, ne se trouve pas dans le Liber, à tout le moins pas à proximité du premier membre de phrase, on peut en déduire d’une part que Thomas d’Irlande a utilisé un autre ouvrage de référence pour la citer, ou sa mémoire personnelle, et, d’autre part, que Guillaume de Sauqueville, une fois de plus, dépend du Manipulus : il ne procède à aucun ajout supplémentaire, l’extrait est de même longueur. Les seules différences résident dans de légères variations de vocabulaire.

Notes
234.

Pour plus de clarté dans les exemples présentés, les mots ou parties de phrases sur lesquelles portent la comparaison sont indiqués en gras. Les passages modifiés ou adaptés par Guillaume de Sauqueville de son propre chef sont signalés en italique.

235.

L’extrait existe aussi dans le Liber exceptionum (f. 60vb), mais sous une forme beaucoup plus courte : ad hoc conditor noster latere nos voluit, finem nostrum ut dum incerti sumus quando moriamur, semper ad mortem parati invenire debeamus. (Gregorius in Moral. XII).

236.

Gregorius Magnus, Moralia in Job, lib. XII, cap. 38 (ed. M. Adriaen, 1979, SL 143A, p. 654) : ad hoc autem conditor noster latere nos voluit finem nostrum, ut dum incerti sumus quando moriamur, semper ad mortem parati inveniri debeamus. La citation, telle qu’elle se présente dans le Manipulus, est un mélange entre l’extrait des Moralia et un autre passage des Homiliae super Hiezechielem prophetam (ed. M. Adriaen, 1971, SL 142, p. 280) : est enim nobis conditor noster diem mortis nostre incognitum voluit, ut, dum semper ignoratur, semper esse proximus credatur, et tanto quisque ferventior sit in operatione, quanto et incertus est de vocatione.

237.

Talis ergo requirendus est ad orandum, qui sit idoneus ad placandum. (Sancti Bernardi opera, ed. J. Leclercq, H.-M. Rochais, vol. 3, 1963, par. 19, p. 267). La deuxième partie de la citation provient bien de la Regula pastoralis de Grégoire (pars 1, cap. 10, ed. F. Rommel, R.W. Clément, SL 141, à paraître) : cuncti enim liquide novimus, quia cum is qui displicet ad intercedendum mittitur, irati animus ad deteriora provocatur.

238.

Gregorius Magnus, Moralia in Job, ed. M. Adriaen, Turnhout : Brepols, 1979 (Corpus christianorum, Series latina, 143), p. 59.