C. Guillaume de Sauqueville, Thomas d’Irlande et les originalia

Dans une seconde étape, nous pouvons pousser plus loin la vérification. Thomas d’Irlande avait en effet sous la main les manuscrits de la bibliothèque du collège de Sorbonne, il a ainsi pu alimenter son texte à partir des deux florilèges mais aussi à partir de manuscrits disponibles à la bibliothèque. C’est ce que laissait déjà entrevoir l’exemple précédent choisi chez Grégoire. Thomas donne dans le prologue du Manipulus la liste des textes qu’il a cités dans son œuvre, et Mary et Richard Rouse ont pu identifier à quels manuscrits de la bibliothèque ses textes correspondent, en plus des florilèges. C’est le cas par exemple du De libero arbitrio de saint Bernard : le texte a fourni des citations aux Flores (tandis que le Liber exceptionum ne contient pas d’extraits d’œuvres de Bernard), mais il figure aussi intégralement dans le manuscrit Bibl. nat. de Fr., lat. 16371 239 . Prenons la rubrique Voluntas AB, au f. 203va du Manipulus (tableau ci-dessous, colonne 1) , où une citation extraite du De libero arbitrio 240 est précisément attribuée à saint Bernard et localisée par la mention libro De libero arbitrio. On peut la comparer aux versions, portant une attribution identique, qui figurent d’une part dans le texte intégral du manuscrit Bibl. nat. de Fr., lat. 16371, f. 56vb (colonne 2), et d’autre part dans les Flores paradisi, f. 112 ra (colonne 3).

Voluntas est motus rationalis et sensui presidens et appetitui habet sane quoque se uoluerit, rationem semper commitem et quodammodo pedissequam : non quod semper ex ratione, set quod numquam absque ratione moueatur, ita ut multa faciat per ipsam contra ipsam, hoc est per eius quasi ministerium, contra eius consilium siue iudicium. Est uero data ratio uoluntati ut instruat illam, non destruat. Porro voluntas est motus rationalis et sensui presidens et appetitui habet sane quocumque se uoluerit, rationem semper comitem et quodammodo pedissequam : non quod semper ex ratione, set quod numquam absque ratione moueatur, ita ut multa faciat per ipsam contra ipsam, hoc est quasi per eius ministerium, contra eius consilium siue iudicium. […] Est vero data ratio voluntati ut instruat illam, non destruat. Voluntas est motus rationalis et sensui presidens et appetitui habet sane quoque se uoluerit, rationem semper commitem et quodammodo pedissequam : non quod ex ratione, set quod numquam sine ratione moueatur, ita ut multa faciat per ipsam contra ipsam, hoc est per eius quasi ministerium, contra eius consilium siue iudicium.

La parenté du Manipulus avec le manuscrit Bibl. nat. de Fr., lat. 16371 est claire, en particulier grâce à la présence de la dernière phrase, absente des Flores. Les variations de vocabulaire témoignent aussi de cette proximité (semper, absque). Cette citation de Bernard existe également dans le sermon 13 de Guillaume de Sauqueville, on lit en effet au f. 31ra :

Bernardus : « Voluntas est motus rationalis et sensui presidens, appetitui habet sane quo se uoluerit, rationem semper commitere et quodammodo pedissecam : non quod semper ex ratione, set quod numquam absque ratione moueatur, ita ut multa fiant per ipsam contra ipsam, hoc est per eius quasi misterium, contra eius consilium siue iudicium. Est uero data ratio uoluntati ut instruat eam, non destruat. »

On voit bien que Guillaume de Sauqueville a repris ici la version de Thomas d’Irlande sans se reporter au florilège cistercien, ni probablement au texte intégral de saint Bernard, puisque, comme Thomas, il saute une partie du texte après judicium. Guillaume de Sauqueville cite à onze reprises Hugues de Saint Victor, dont les textes figurent dans le Manipulus, mais ni dans les Flores ni dans le Liber exceptionum. Les références au De anima et au De claustro anime, qui ont la faveur du dominicain, ont été puisées par Thomas dans le manuscrit Bibl. nat. de Fr., lat. 15315 241 . Il n’apparaît dans aucun de ces onze cas que Guillaume ait directement utilisé ce manuscrit : c’est par le Manipulus qu’il est passé. Voici un exemple choisi dans le sermon 33 (f. 90vb) (colonne 1). Ce passage figure dans le Manipulus (colonne 2), à la rubrique Consideratio sui AF (f. 39va). Dans le manuscrit Bibl. nat. de Fr., lat. 15315, on trouve aussi le même texte, conformément aux indications bibliographiques de Thomas (Hugo liber de anima c. 9), mais il est scindé en deux parties (colonne 3). En effet, au f. 4rb, on lit la partie principale de la citation. La dernière phrase (multi multa sciunt et se ipsos nesciunt) se trouve bien dans le manuscrit de Hugues de Saint Victor, mais assez loin de là puisqu’il s’agit en fait de l’incipit de l’œuvre (f. 2ra). Thomas d’Irlande a mis bout à bout ces deux phrases, il a également ajouté un membre de phrase que l’on ne retrouve ni dans le manuscrit ni chez Hugues de Saint-Victor (cum tamen summa philosophia sit cignitio tui). Guillaume de Sauqueville a suivi cette reconstruction.

Dicit Hugo libro primo de anima : « Melior es si te ipsum cognoscas quam si te necglecto, cursus syderum, uires herbarum, complexiones hominum, naturas animalium celestium hominumque et terrestrium scienciam haberes. Multi multa sciunt et se ipsos nesciunt. » Melior es si te ipsum cognoscas quam si te necglecto, cursus syderum, uires herbarum, complexiones hominum, naturas animalium celestium omnium et terrestrium scienciam haberes. Multi enim multa sciunt et se ipsos nesciunt cum tamen summa philosophia sit cognitio sui. Hugo libro I de anima c. IX Multi multa sciunt et semet ipsos nesciunt, alios inspiciunt et se ipsos deserunt. (f. 2ra) Stude cognoscere te quia multo melior et laudabilior es si te cognoscis quam si te neglecto cognoscens cursus siderum, vires herbas, complexiones hominum, naturas animalium et hres omnium celestium et terrestrium scienciam. (f. 4rb)

Tous ces exemples montrent que le travail de Guillaume de Sauqueville s’est largement appuyé sur le Manipulus florum : le florilège remplit son rôle de source d’auctoritates, sans que Guillaume n’éprouve le besoin d’aller voir plus loin dans d’autres manuscrits. Sur l’échantillon de travail de 66 citations présentes à la fois dans les sermons et dans le Manipulus, un tiers des cas montre une similitude nette avec la version du Manipulus et non avec les sources de ce florilège.

On ne peut cependant pas écarter l’idée que Guillaume de Sauqueville ait eu sa propre connaissance des textes ni qu’il n’ait, de temps en temps, vérifié lui-même dans un autre manuscrit l’extrait choisi dans le Manipulus. Ainsi dans le sermon 8, il cite Grégoire et donne la référence au texte de manière précise, ce qui est peu habituel chez lui :

‘Gregorius in Regula, capitulo tertio, qui dicit : « Nemo amplius in ecclesia nocet quam qui peruerse agens, nomen uel ordinem sanctitatis habet. Delinquentem namque hunc redarguere nemo presumit ; et in exemplum culpa uehementer extenditur, quando pro reuerentia ordinis predicator honoratur. ’

Cet extrait trouve place au milieu d’un développement sur le rôle exemplaire que doivent tenir tous les viri ecclesiastici, dans leurs actes comme dans leurs paroles. Il provient de la rubrique Exemplum O du Manipulus (f. 80ra), mais la référence y est plus sommaire : Gregorius, probablement sous-entendu ibidem, c’est-à-dire in Pastorali. Dans les Flores paradisi, pas davantage d’indication : Gregorius ex libro pastorali (f. 95ra). C’est dans le Liber exceptionum que l’on trouve la même précision que dans le sermon : Gregorius in Regula pastorali III 242 . Ces trois dernières versions sont textuellement identiques. Guillaume de Sauqueville s’est autorisé une variante avec predicator à la place de peccator. Il utilise le texte de la rubrique Exemplum O de manière logique par rapport à son texte, mais il savait par ailleurs précisément d’où venait ce texte – peut-être grâce au Liber exceptionum. On peut alors imaginer que le Manipulus aurait fait office d’index thématique pour le florilège cistercien. On trouve un point de comparaison intéressant avec la pratique du prédicateur Federico Visconti 243 , dont les sermons sont nourris d’un grand nombre d’auctoritates issues de sources plus variées que celle de Guillaume, mais où l’on aperçoit aussi l’utilisation massive des Sentences de Pierre Lombard et du Décret de Gratien. Sur la pratique de Federico, Nicole Bériou conclut qu’il a utilisé deux type de sources : d’une part les originalia qu’il pouvait avoir à sa disposition, et qui lui permettent des emprunts assez longs dans un but d’exégèse ; d’autre part des citations brèves très nombreuses issues de recueils intermédiaires. Guillaume de Sauqueville, pour sa part, s’appuie sur sa propre culture de prédicateur, que nous ne pouvons connaître précisément, et sur un instrument de travail destiné aux prédicateurs.

Le fait que Guillaume de Sauqueville ait utilisé le Manipulus florum apporte un élément important concernant la datation des sermons : les premiers manuscrits du Manipulus sont en effet datés de 1306. Le texte du Manipulus a été diffusé à partir d’un original aujourd’hui disparu 244 , par un circuit universitaire traditionnel (stationnaires et pecia) mais aussi à partir de trois copies privées. Les colophons de ces divers manuscrits indiquent que la publication du texte date de 1306. Le manuscrit BnF lat. 15986 a été donné à la bibliothèque de la Sorbonne par Thomas d’Irlande, probablement dès 1306, il est signalé comme catenatus dans le catalogue de 1338 245 . Il était donc mis à disposition des lecteurs en libre accès, et ce peu de temps après que le Manipulus ait été terminé.

Notes
239.

Manuscrit daté du XIIIe siècle, signalé dans les catalogues de la Sorbonne de 1321 et de 1338. F. 56-67v : De gratia et libero arbitrio liber unus. Voir M.A. et R. Rouse, Preachers…, p. 278-279.

240.

Sancti Bernardi opera, ed. J. Leclercq, J. Talbot, H.-M. Rochais, vol. 3, 1963, par. 3, p. 168. L’extrait est identique à celui du manuscrit Bibl. nat. de Fr., lat. 16371.

241.

Manuscrit du XIIIe siècle légué à la Sorbonne par Gérard d’Abbeville, signalé dans les catalogues de 1321 et de 1338. Voir M.A. et R. Rouse, Preachers…, p. 287-288.

242.

La citation, que l’on trouve aussi dans le Liber scintillarum de Defensor de Ligugé mais aussi dans le Décret de Gratien, se trouve bien dans la Regula pastoralis (pars 1, cap. 2).

243.

Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti, archevêque de Pise, 1253-1277, sous la dir. Nicole Bériou, Rome : Ecole française de Rome, 2001 (Sources et documents d’histoire du Moyen Age ; 3).

244.

R. H. et M. A. Rouse, Preachers…, chap. The history of the text in manuscript and print, p. 163 sqq. Les plus anciens témoins, tous issus d’un original perdu et chacun porteur de sa tradition, sont : BnF lat. 15986 (donné par Thomas d’Irlande à la bibliothèque de la Sorbonne), BnF lat. 15985 (donné par Nicolas de Bar le Duc), BnF lat. 3336 (venant de l’abbaye de Montmajour), Mazarine 1032. Les deux derniers manuscrits cités proviennent d’une tradition par pecia. S’ajoute une cinquième branche qui attribue le texte à Jean de Galles.

245.

Léopold Delisle, Le cabinet des manuscrits, 3, p. 43, 74, 105 (XXXIX, 19).