D. La méthode de travail de Guillaume de Sauqueville

Guillaume de Sauqueville a travaillé de manière très libre avec le Manipulus. On ne voit pas, à la lecture de ses sermons, l’application d’une méthode de travail stricte et régulière. D’une manière générale, lorsqu’un sermon comporte un nombre important de citations non scripturaires, soit à partir de cinq auctoritates dans le texte – signe que le sermon représente au moins cinq folios du manuscrit – on voit qu’une partie de celles-ci proviennent du Manipulus, voire la totalité, comme si, souhaitant construire un texte long et argumenté, l’auteur s’était muni d’un outil approprié. Dans les cas où le sermon ne comprend qu’un nombre limité d’auctoritates, soit entre une et quatre, elles sont rarement issues du florilège. Il semble donc que le florilège alimente la réflexion de l’auteur sur le sujet traité dans le sermon et le guide en même temps dans la construction de son développement.

Il peut ainsi arriver qu’un sermon soit construit en lien direct avec une rubrique du Manipulus : c’est le cas par exemple du sermon 50 246 pour la fête de l’Annonciation. Le sermon commence par un prothème puis le prédicateur enchaîne sur une double division du verset choisi, en deux fois trois parties. Sur les onze auctoritates figurant dans ce sermon, neuf existent dans le florilège, soit sept dans la rubrique Maria, une dans la rubrique Oratio et une dans la rubrique Gaudium. Guillaume a eu recours aux rubriques Maria AC (deux fois), AP, AB, T, AF et AD. Si l’on suit le fil du texte du sermon, il a donc choisi, dans la rubrique Maria, les citations n° 29, puis 42, 28, 20, 32, puis à nouveau 29 et enfin 30. Il puise donc en divers endroits, dans le désordre, et procède à un choix intellectuel fondé sur la cohérence de son texte. Il utilise alors le Manipulus dans toutes ses possibilités : il met à profit la structure du florilège, qui lui permet une recherche thématique aisée grâce aux rubriques, et il profite de la variété des auteurs sélectionnés pour enrichir son sermon. De plus, la rubrique Maria est l’une des plus longues du Manipulus : elle compte soixante-deux citations. Elle fait l’objet d’une nette prédilection de Guillaume, que l’on peut expliquer par la présence dans le corpus de nombreux sermons sur la Vierge.

La plupart du temps, Guillaume de Sauqueville puise dans des rubriques variées, et, dans ce vaste ensemble, choisit avec précision les extraits qui s’insèrent le mieux dans son texte, c’est-à-dire qui présentent une parenté d’idée et de vocabulaire évidente. La citation, venant toujours en appui d’un argument, n’est pas là pour permettre les enchaînements d’idées, elle ne vient pas en première ligne. Ainsi dans le sermon 63 bis, donné pour la fête de saint Hippolyte 247 , il emploie huit auctoritates issues du Manipulus.

Rubrique choisie dans le Manipulus n° de la citation dans la rubrique Auteur cité
Voluntas 24 Bernard
Caro sive corpus 20 Hugues de Saint-Victor
Caro sive corpus 19 Hugues de Saint-Victor
Superbia 57 Alain de Lille
Servitus 1 Augustin
Societas 11 Isidore de Séville
Tribulatio 39 Bède
Prosperitas 7 Jérôme

Son choix dans le Manipulus se caractérise par la diversité des rubriques et des auteurs sélectionnés. Ce sermon met en évidence le travail soigné du prédicateur et représente également une trace du cheminement de sa pensée pendant son travail. Ainsi, après une longue introduction, Guillaume bâtit son sermon sur un plan complexe et peu lisible au premier abord, à partir de la division de Rom. 8, 14, mais au milieu de laquelle il intercale un nouveau développement à partir de Sap. 5, 5 : computati sunt inter filios Dei et inter sanctos sors illorum. Le premier paragraphe est consacré à hii sunt filii Dei et part de l’idée de l’égalité de la naissance devant Dieu : tous les hommes sont frères car ils sont nés de la même mère et faits de la même terre. Et il conclut par Eccli. 10, 9 : quid ergo superbis terra et cinis pour mettre en garde l’homme, né de rien quelle que soit sa condition terrestre, contre le péché d’orgueil. Sa démonstration est alors développée sur ce double thème et il passe logiquement à l’idée que le corps de l’homme est vil et que celui-ci n’a pas à en tirer gloire. Il puise donc dans les rubriques Caro sive corpus et Superbia en choisissant dans la première deux extraits de Hugues de Saint-Victor et dans la deuxième un extrait d’Alain de Lille, qui répondent de manière très claire, en premier lieu et tout simplement par leur vocabulaire, au développement dans lequel ils sont insérés.

La citation d’Alain de Lille mérite une attention particulière. D’un point de vue logique, elle a tout-à-fait sa place dans le sermon. Choisie dans la rubrique Superbia, elle arrive dans un paragraphe consacré au corps et au détachement que l’on doit avoir par rapport à lui : le corps n’est rien, il n’y a aucune raison d’en tirer gloire. La citation de Nahum vient poursuivre la métaphore sur la brique commencée plus haut. Le scribe ne connaissait probablement pas bien le Liber de planctu naturae d’Alain de Lille : il a lu copulatu au lieu de complanctu 248 sur le manuscrit du Manipulus, à la fin de Superbia BE. Peut-être aussi s’est-il laissé entraîner par l’usage du même verbe dans le début du sermon, dans le paragraphe sur Sara et Abraham (liés par le mariage). Thomas d’Irlande a utilisé son propre manuscrit du De planctu 249 pour en insérer des extraits dans le Manipulus. Guillaume de Sauqueville suit de manière très libre la citation du florilège puisqu’il remplace penalitas et necessitas par nativitas. Cette technique de lien par le vocabulaire conduit logiquement Guillaume de Sauqueville à utiliser la même entrée du Manipulus dans des sermons différents. C’est le cas de l’extrait Maria R, qui se présente ainsi dans le florilège 250  :

‘Ceteris virginibus per partes prestatur gratia, Marie vero se totam infudit gratie plenitudo, qui fuit in Christo quamquam aliter et aliter, quia in Christo fuit plenitudo gratie tamquam in homine personaliter diffinitio, in Maria vero ut in templo singulariter consecrato, vel aliter in Christo fuit plenitudo gratie sicut in capite influente, in Maria vero sicut in collo transfundente.’

Elle apparaît dès le début du sermon 39 251 , dans une comparaison entre la Vierge et la lune d’une part, le Christ et le soleil d’autre part, pour montrer que la lune, comme Marie, atteint sa plénitude grâce au soleil (colonne 1). Elle réapparaît dans le sermon 67 252 (Assomption) dans un contexte différent, traitant cette fois des vertus (colonne 2).

Luna recipit a sole complementum uirtutis et perfectionis sue, scilicet plenitudinem luminis. Sol autem a luna non recipit nisi solam eclipsim, non quia sol eclipsetur in se ipso set per comparationem ad nos, sic Maria a sole iustitie Christo habuit complementum uirtutis et perfectionis, plenitudinem luminis gratie. Aue,inquitangelus, gratia plena etc. (Luc. 1, 28). Unde Jeronimus : « Ceteris uirginibus per partes prestatur gratia Marie se totam effudit gratie plenitudo, que fuit in Christo quamquam aliter et aliter, in Christo fuit sicut in capite influente, in Maria uero sicut in collo transfundente. » Laus est premium uirtutis. Set quando sunt in patria uictores sunt secuti set quia omnis uirtus a Deo est, ideo sibi gloriam debet attribui, quia Dominus uirtutum ipse est rex glorie (Ps. 23, 10). Modo ita est quod in rebus ordinatis quam uirtutis habet inferior, tamen habet superior et plus. Ideo quia ista est superior omnibus, in ea sunt omnes uirtutes simul que in aliis sunt diuise, nam secundum Jeronimum : « Ceteris per partes gratia prestatur Marie uero simul se totam infudit plenitudo gratie ».

Il est très difficile d’imaginer la manière concrète dont Guillaume a travaillé. Au vu de la quantité d’extraits du Manipulus qu’il a utilisés dans ses sermons, on doit supposer qu’il en avait un exemplaire sous les yeux. La plupart du temps, en effet, il propose un texte fidèle à celui de Thomas d’Irlande, les modifications sont réelles mais peu sensibles. Néanmoins quelques approximations ne laissent pas d’étonner, comme, dans le sermon 63 bis, lorsqu’il attribue la citation cum fex, cum limus… (Caro sive corpus T) à un versificator inconnu alors que le Manipulus l’attribue clairement à Hugues de Saint Victor. C’est la seule fois où il emploie ce mot de versificator, et la citation est intégrée de manière habituelle dans le texte, en lien avec le raisonnement. Et quelques lignes plus loin, il utilise Caro sive corpus S et lui donne comme auteur Hugo, comme Thomas d’Irlande. La recherche parmi les plus anciens témoins manuscrits parisiens du Manipulus n’a pas montré de proximité entre le manuscrit Bibl. nat. de Fr., lat. 16495 et l’un des huit manuscrits examinés. Les variantes sont à la fois minimes et assez fréquentes entre les diverses versions sans montrer de point commun stable. Le sermon ne figure pas dans les autres témoins manuscrits des sermones de tempore de Guillaume de Sauqueville, on manque donc d’un point de comparaison fiable. Guillaume aurait-il mis en doute l’attribution à Hugo qu’il lisait dans le Manipulus ? Il s’agit peut-être d’une simple mise en valeur de la citation.

Notes
246.

f. 120va-124ra : Hec dies boni nuntii est, 4 Reg. VII (9). Viator uolens inuenire hospitiis preparatum…

247.

f. 141rb-146va : Quicumque spiritu Dei aguntur hii filii Dei sunt, Ro. 9 (8, 14). Quicumque sit secundum iura, tamen ista consuetudo seruatur in Francia… 

248.

L’appellation complanctu pour planctu est courante. Voir Nikolaus M. Häring, « Alan of Lille, De planctu naturae », dans Studi medievali, 19, 1978, p. 797-879. Superbia BE f. 189ra : « Heu homini unde iste fastus ! Ista superbia cuius erumpnosa natiuitas, cuius uitam laboriosa demollitur. Penalitas cuius penalitatem penalior mortis concludit, neccessitas cui esse momentum uita naufragium mundus exilium, cui uita aut abest aut spondet absenciam, mors aut instat aut minatur instantiam. Alanus de complanctu nature. »

249.

M.A. et R. Rouse, op. cit., p. 408. Il s’agit du manuscrit Bibl. apost. Vatic., Reg. Lat. 1006. Tous les manuscrits parisiens du Manipulus datant du début du XIVe siècle proposent la leçon complanctu (Bibl. nat. de Fr., lat. 15985, lat. 15986 et lat. 3336, Mazarine 1031, 1032 et 1033, Sorbonne 215).

250.

Cet extrait, pourtant attribué par Thomas d’Irlande et Guillaume de Sauqueville à saint Jérôme, n’a pas pu être repéré avec exactitude.

251.

f. 101va-104va : erunt signa in sole et luna (Luc. 21, 25). Ortus solis et exordium nove lune habent illud commune… (Conception de la Vierge)

252.

f. 153rb-156rb : in civitate sanctificata similiter requievi (Eccli. 24, 15). Omnes qui sunt de eadem dyocesi quando habent gravem querelam… On trouve encore une troisième occurrence de la citation dans le sermon 68, f. 157rb.