III- La langue de Guillaume de Sauqueville

La progression des langues vernaculaires se fait sentir dans la prédication de manière assez timide avant le XVè siècle. Le latin garde encore une énorme prépondérance chez les prédicateurs du XIVè siècle ; il est en effet la langue de la Vulgate, de la liturgie et de toute l’Eglise 253 . L’activité intellectuelle, particulièrement universitaire, s’exprime en latin. La formation des futurs prédicateurs est nourrie de latin, dans l’apprentissage de la Bible et des textes des Pères, même si la pratique des langues vernaculaires progresse régulièrement. La nécessité d’être bien compris s’est fait jour depuis longtemps, et, dans le domaine de la prédication 254 , dès le concile de Tours de 813, recommandation est faite à l’évêque de veiller à être compris du peuple, le latin a alors commencé à perdre son monopole. La nécessité de prêcher au peuple non initié au latin et la participation à cette tâche d’un clergé pas toujours à l’aise avec le latin ont logiquement conduit à une prédication effective en langue vernaculaire. L’inventaire dressé par M. Zink des sermons conservés en langue romane illustre ce mouvement. Au-delà des questions directement liées à la prédication, et d’un point de vue plus global, cette évolution linguistique, qui aboutit à l’émergence d’un français commun 255 et au recul des scripta locales dès la fin du XIIIè siècle, ne concerne pas que l’Eglise : elle n’est pas étrangère à l’évolution politique du royaume de France, au XIVè siècle en particulier. La souveraineté étendue du roi de France, la centralisation de l’appareil judiciaire, le développement du pouvoir royal et du sentiment de nation conduisent à l’apparition d’un état moderne, et, par commodité, la langue s’adapte à ces profonds changements. Si, à l’oral, le français gagne peu à peu du terrain, en particulier dans le monde judiciaire – on plaide en langue vulgaire au XIVè siècle –, il en va différemment à l’écrit, où le latin reste encore très répandu. Le français est tout de même devenu, au XIVè siècle, une langue utilisée par l’administration du royaume 256  ; la chancellerie, le parlement diffusent désormais des documents entièrement rédigés en français. La prédication reste donc un peu en retrait de ce mouvement, tout du moins dans le monde des clercs lettrés et de l’université. Les sermons de Guillaume de Sauqueville illustrent bien cette situation car ils ne sont pas composés seulement en latin : ils comportent aussi de nombreux passages en langue française.

Notes
253.

Sur le choix linguistique des intellectuels, voir Serge Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux XIIIè et XIVè siècle, Paris-Montréal, 1986. Les conditions de la prépondérance du latin au Moyen Âge ont fait l’objet de nombreuses études (données en bibliographie). Nous retiendrons l’analyse claire que donne S. Lusignan pour expliquer la place du latin comme langue identitaire des clercs au XIVè siècle : « Le système idéologique qui singularise le latin de la sorte est construit sur deux thèmes : celui du caractère sacré du latin qui l’oppose aux langues vernaculaires laïques, et celui de l’immutabilité du latin dans le temps et l’espace qui le différencie des langues vernaculaires variées et changeantes » (dans « Traduction, bilinguisme et diglossie : le français écrit à la cour de France à la fin du Moyen Âge », dans Etudes classiques, fasc. IV. Actes du coll. « Méthodologie de la traduction de l’Antiquité à la Renaissance », ed. Ch. M. Ternes, Luxembourg, 1994, ici p. 59).

254.

Voir M. Zink, La prédication en langue romane, Paris : Champion, 1982, introduction et p. 85-91. Vittorio Coletti, L’éloquence de la chaire. Victoires et défaites du latin entre Moyen Age et Renaissance, Paris : Cerf, 1987.

255.

F. Brunot, Histoire de la langue française, t. 1 : de l’époque latine à la Renaissance, Paris, 1966. Christiane Marchello-Nizia, La langue française aux XIVè et XVè siècles, Paris : Nathan, 1997, spéc. p. 28-29 de l’introduction.

256.

Une synthèse récente sur la question de la langue utilisée par l’administration judiciaire du royaume est donnée dans l’article de Claude Gauvard, « La justice du roi de France et le latin à la fin du Moyen Âge : transparence ou opacité d’une pratique de la norme ? », dans Les historiens et le latin médiéval. Actes du coll. tenu à la Sorbonne (sept. 1999), ed. M. Goullet et M. Parisse, Paris : presses universitaires de la Sorbonne, 2001, p. 31-53. Sur le même sujet, voir aussi Serge Lusignan, « Quelques remarques sur les langues écrites à la chancellerie royale de France », dans Ecrit et pouvoir dans les chancelleries médiévales : espace français, espace anglais. Actes du coll. int. de Montréal (sept. 1995), ed. K. Fianu et D. J. Guth, Louvain-la-Neuve : FIDEM, 1997, p. 99-107.