A. Usage régulier du français

On compte, sur les 108 sermons, 37 textes teintées de français, soit le tiers du recueil. On peut donc dire, bien qu’il s’agisse de passages brefs, que l’auteur a un recours régulier au français dans ses sermons. Il n’est pas le seul à élaborer à la même époque ce type de sermons macaroniques : on trouve également chez Jacques de Lausanne des phrases rédigées en français. Dans les sermons de Guillaume, ces passages sont de trois types : des mots isolés au sein d’une phrase latine, ou des membres de phrases, ce qui représente le cas le plus courant en particulier dans la division du thème, ou, enfin, des phrases entières rédigées en français.

L’étude de la langue des sermons renvoie immédiatement à la question de la nature même de la source étudiée, le sermon, trace écrite d’une parole qui n’a peut-être jamais été dite, mais qui a été conçue comme susceptible d’être dite. L’analyse du problème de la langue des sermons est une question centrale en matière de prédication et objet d’attention depuis longtemps, particulièrement en Italie où les sermons en langue vulgaire ont fait l’objet d’études depuis plus de trente ans 257 . Chaque recueil, chaque sermon pose ses propres problèmes de compréhension, et il importe de bien distinguer entre la langue du prédicateur, écrite et parlée, et la langue du document, qui a pu subir l’influence du scribe. Une question préalable serait donc de savoir si le scribe du manuscrit BnF lat. 16495 peut avoir une influence sur cette langue vernaculaire retrouvée dans les sermons de Guillaume. Etait-il lui-même assez à l’aise avec cette langue pour la rapporter correctement sur le manuscrit qu’il copiait ? La recopiait-il ou a-t-il eu une action plus directe sur le texte ? Mais nous ne connaissons rien de ce copiste. La comparaison avec les autres manuscrits nous apporte quelques points de comparaison. Le manuscrit Bruges, Bibl. mun. 263 comporte des sermons où l’on retrouve du français, et le scribe a conservé de manière assez fidèle le français initial, en reportant même les traits dialectaux les plus marqués. Ainsi la division du sermon 15 est donnée ainsi (f. 38va du manuscrit parisien) :

‘Notantur tria : in curatione enim demoniaci uel peccatoris habentis demonium, primo Dieu demonstre sa puissaunce, cum eiecisset demonium, le pecheur reconoit sa deliveraunce, locutus est, il recorde sa desevaunce, mutus.’

Le scribe 258 du manuscrit belge a consciencieusement relevé et conservé puissaunce, deliveraunce et desevaunce, termes marqués phonétiquement par le son -aun- typique de la nasalisation anglo-normande. Il a tout de même, en quelques occasions, atténué la vocalisation normande des pronoms. De même, le propriétaire du manuscrit parisien, Gérard d’Utrecht, a lui aussi conservé les passages en français sans y apporter de modification ni de correction, alors que lui-même était originaire des Pays-Bas. Même si la tradition manuscrite des sermons de Guillaume de Sauqueville est assez limitée, on constate tout de même que l’emploi du français, pourtant marqué de dialecte normand, ne semblait pas poser problème aux scribes ni aux utilisateurs des manuscrits. Le scribe du manuscrit Vatican Borghese 247, qui peut être Pierre Roger lui-même, a même traduit en occitan les passages donnés initialement en normand. Dans le deuxième sermon, la division du verset est ainsi donnée dans le manuscrit parisien (f. 8vb) :

‘Diuisio est ista : le terme que il nous baille est sanz delacioun et sanz longe demeure, iam ; de age nostre tenps il le taylle et ne fet mencioun fors de une soule houre, hora est ; pur ceo que nul ne faille et que l’affectioun enpesché demeure, de sompno surgere. ’

Le scribe du manuscrit italien traduit ce passage (f. 177v) :

‘Diuisio est ista : li termes qu’il nos baile est sen dilatiom et seins longue demure, iam ; de age nostre tenps il le taile et ne fait mencion fors que d’une seule eure, hora est ; quando facit hoc porce que nul ne faille et que l’afection empechie ne demure, de sompno surgere.’

Le scribe n’a jamais laissé en l’état les passages teintés de normand, il les a toujours traduits. L’emploi du normand dans les sermons nous rattache directement à la prédication originelle de Guillaume de Sauqueville. Il est certain que Guillaume de Sauqueville emploie la langue française à des moments particuliers de son discours, la plupart du temps au moment de la division du thème. Est-ce à dire que cette langue correspond chez lui à un usage précis au sein du discours, et suit donc la volonté de son auteur, ou est-ce simplement un va-et-vient naturel entre deux langues qui ne permettent pas les mêmes associations de mots, de sons, d’idées ? Le corpus de mots français répertorié est assez limité, il ne comprend en effet qu’un millier d’occurrences environ, ce qui correspond à un lexique de moins de 500 mots. Nous ne pourrons donc pas apprécier dans le détail toutes les caractéristiques de la langue effectivement pratiquée par le prédicateur, mais certains traits linguistiques formels se dégagent de manière claire. En guise de préliminaire, d’un point de vue orthographique, on remarque que le scribe varie parfois dans la façon d’écrire un même mot. Ainsi le verbe avoir se présente, à la 1ère personne du singulier, tantôt sous la forme ay (sermon 36, f. 95vb : moun pe est alé l’amblure que jeo ay tenu la voye de droyture), tantôt ey (sermon 12, f. 28va : et pur resoun de ceo que jeo t’ey fet homage). De même, on passe de pleintenouse (sermon 43bis, f. 109rb : queste est eurouse pur ceo graciouse Virge pleintenouse) à pleintinouse (sermon 53, f. 127va : et dit que ele est pleintinouse pour touz les defautes refere). Ces variations, sur un corpus restreint, se trouvent en petit nombre. Il est vrai que le scribe ne procède pas à de telles modifications quand il pratique le latin, langue beaucoup plus stable et dont il avait probablement une meilleure connaissance 259 .

Le français utilisé dans les sermons de Guillaume de Sauqueville présente des particularités facilement identifiables. Tout d’abord l’étude morphosyntaxique des phrases montre qu’elles portent les traits caractéristiques du moyen français. En effet la déclinaison des substantifs 260 telle qu’elle existait en ancien français (cas sujet / cas régime) a disparu ; on peut faire la même remarque au sujet des déterminants (réduits à le, la et les), adjectifs démonstratifs et possessifs. On note cependant un usage de l’adjectif grant encore conforme à l’ancien français, où formes féminine et masculine étaient uniques. Alors que l’ancien français connaît une progressive disparition de ce type d’adjectifs, on voit que Guillaume de Sauqueville emploie encore grant comme forme féminine dans le sermon 37 : la grant nobleté et plus loin sa grant prouesté. C. Marchello-Nizia note 261  : « Ce mouvement [de transformation en adjectif à forme variable] s’était déjà amorcé au XIIè siècle en anglo-normand : les textes composés ou copiés dans l’Ouest offrent en effet très tôt les formes grande, forte, verte. » L’usage maintenu de grant pour grande peut donc paraître singulier, voire archaïque. Du point de vue de la conjugaison du verbe, les formes employées par le prédicateur sont courantes pour les verbes du premier groupe en moyen français. La forme entendunt du verbe entendre s’explique mal (sermon 15, f. 37vb : manus corporis ecclesie sunt illi qui tenent uitam actiuam qui entendunt a laborer, oculi qui uitam contemplatiuam qui entendunt a Dieu prier). Les désinences du présent de l’indicatif se sont éloignées du latin et donc de sa conjugaison en –unt à la 3e personne du pluriel depuis très longtemps. Nous nous trouvons devant une forme à mi-chemin entre entendent et intendunt, dans une phrase qui mêle latin et français. On notera aussi la forme fra comme futur du verbe faire, 3e personne du singulier (sermon 7, f. 17va : il fra clere demoustrance), c’est-à-dire une forme syncopée du radical fer- dont le e a donc disparu. Ce radical syncopé, dans le cas du verbe faire et de sa première syllabe, est caractéristique de l’anglo-normand 262 .

Nous remarquons ensuite que le français de Guillaume de Sauqueville porte les marques du dialecte normand 263 . L’examen des formes donne divers exemples significatifs : ainsi le démonstratif neutre ceo est clairement attesté en normand et anglo-normand, de même que le pronom personnel de première personne est connu selon la graphie jeo pour je 264 . Le scribe a maintenu ce trait dialectal sur des termes extrêmement courants, sur lesquels une transformation phonétique aurait été très simple. On peut mettre en rapport cette attitude avec l’exemple connu de Guiot, copiste du Brut de Wace. Comme le note B. Woledge 265 , Guiot, confronté à un texte écrit dans une langue qui n’est pas la sienne, n’a pas hésité à « procéder à la champagnisation de Wace » : on trouve ainsi régulièrement ce et je pour jo et ço, mais aussi des cas de simplification du vocabulaire et de modifications syntaxiques. Le scribe du manuscrit BnF lat. 16495, quant à lui, ne semble pas avoir eu de gêne particulière avec les traits normands du texte. Certaines transformations des sons trahissent aussi l’origine normande de l’auteur : il s’agit des sons –ions écrits –iouns dans les sermons, ou encore les sons –on– en –ou– comme dans le cas de mencioun pour mencion (sermon 2, f. 8vb : il le taylle et ne fet mencioun), demoustrance (sermon 7, f. 17va : il fra clere demoustrance) pour demonstrance. Les sons –ance sont également transformés en –aunce, comme il est courant en normand. Le [ã] nasalisé devant consonne devient en effet –aun– dans la tradition normande. Nous trouvons ainsi au sermon 15 puissaunce et deliveraunce. Dans le sermon 7 nous lisons purveaunce et alyaunce (f. 17va : de ceo que ayde a purveaunce que furent la ou est la racine de amour et de alyaunce). D’un point de vue plus précisément phonétique, en tenant compte de la faible taille du corpus étudié, nous pouvons nous appuyer sur l’étude de R. Lepelley 266 pour confirmer quelques traits normands. L’étude des consonnes ne donne rien de commun avec les conclusions de R. Lepelley (graphies c et qu pour ch, graphies v et w). En revanche on retrouve un certain nombre de traits communs dans l’étude des voyelles, spécialement des graphies ou dans le cas de la transformation à partir du latin o accentué ouvert, qui devient eu en graphie française. On rencontre ainsi le possessif lour pour leur. Le même phénomène agit dans les adjectifs issus de suffixes latins en –osus. Tous les adjectifs féminins correspondant à cette origine latine sont écrits avec une terminaison en –ouse, caractéristique des textes du XIVè et XVè siècles : amourouse, eurouse, graciouse, virtuouse (sermon 43bis, f. 109rb : queste est eurouse pur ceo graciouse Virge pleintenouse ; sermon 54, f. 127va : compaignie amourouse). Les substantifs manquent pour pousser cette remarque aux termes issus de suffixes en –ator. On notera enfin la transformation du e bref accentué en [e] normand, alors que le « français » donne [je], comme dans pe (sermon 36, f. 95vb : moun pe est alé l’amblure). On remarque au contraire la conjugaison du verbe avoir : on aurait pu s’attendre à une graphie en aver ou aveir, mais l’on rencontre, comme en français, avoyr (sermon 45, f. 113va : byen ad costé trové soun pareyl, mout avoyre avoit fet grant apareil robe si clere cum me soleil).

Un certain nombre de termes français sont problématiques et ont imposé des corrections assez fortes, eu égard à la brièveté des passages concernés, comme on peut le constater dans l’édition. Le mot le plus problématique est anongue, donné dans le sermon 20 (f. 57va) :

‘De tertio nota quod reditum siue regenerationem uiue carnis concomitatur pruritus quidam qui sentitur in loco ulceris et est signum curationis et iste pruritus uocatur gallice anongue, ita quod manducatio est nomen commune equiuocum ad comestionem et pruritum.’

La phrase se comprend lorqu’on donne le sens de démangeaison à pruritus, ce qui permet de retrouver le lien entre pruritus et manducatio, à partir de la racine « manger ». Mais le mot anongue est absent des dictionnaires de français médiéval. Le rôle du scribe dans ces passages problématiques est naturellement à envisager : on remarque qu’il a maintenu les traits dialectaux normands, mais était-il réellement à l’aise avec ces sonorités et ce vocabulaire ? Il n’en reste pas moins que le lien entre l’origine normande de Guillaume de Sauqueville et les sermons du recueil BnF lat. 16495 est bien établi grâce à cette analyse linguistique.

Il est difficile de savoir en quelle langue ont pu être prêchés les sermons de Guillaume de Sauqueville. Le manuscrit donne des traces d’usage, mais ce sont celles de Gérard d’Utrecht lorsqu’il s’est plongé dans le texte : on ne relève en revanche aucune indication de lieu ni de date concernant les sermons. On ne sait rien non plus de son auditoire. Néanmoins quelques traits méritent d’être soulignés, qui nous éclairent sur le rapport que Guillaume entretient avec la langue de prédication. Tout d’abord c’est bien le latin qui reste, à l’écrit, la langue de prédilection de l’auteur ; sa prépondérance est évidente, puisque, même si un tiers de ses sermons présentent des passages en langue française, il s’agit d’un nombre de phrases et d’un corpus de mots très limités. Guillaume s’appuie par exemple sur des auctoritates en latin uniquement. De même, la Bible est systématiquement donnée en latin, même si le prédicateur s’autorise en de rares cas à donner des équivalences françaises. Mais le français présente pour lui plusieurs avantages : il lui permet des expressions plus naturelles et lui donne plus de clarté, notamment au moment de la division du verset. L’usage que fait Guillaume de Sauqueville de la langue française est d’une grande richesse. Souvent les passages en français sont signalés par gallice, ce qui est courant dans les textes écrits principalement en latin. Mais la plupart du temps les mots se mêlent, quelle que soit la langue, sans annonce préalable de changement de registre. Le signalement par gallice n’intervient en effet que seize fois dans le corpus de sermons. Le discours reste donc assez fluide, sans frontière nette entre les deux langues. Le moment propice à l’apparition du français reste avant tout la division du verset thématique du sermon. Dans la majorité des sermons, c’est-à-dire 22 cas sur 37, le français émerge au moment crucial du discours qu’est la division, que ce soit la division du verset initial ou une division ultérieure. Plusieurs cas de figure se rencontrent. Guillaume emploie le français aussitôt après la division latine, comme dans le sermon 3 (f. 10ra), et l’annonce parfois avec gallice :

‘Ostendit permanens suppositum, tu es, pretendit aduentum dispositum, qui uenturus es, extendit se ultra propositum, an alium expectamus. Gallice : il est nostre ferme estable que put longement sustenir, et enquere chose covenable que il est ordeyne auenir, et conert se chose doutable si il s’en doyt a autre tenir. ’

Mais il arrive aussi qu’il commence par le français, comme dans le sermon 43 (f. 107ra-b), pour ensuite donner sa division en latin :

‘Et dicit tria de ceo : amolie et de cil cis sa doyut de justice par debonereté, apparuit, il sauve la ley de pechié, la ley de iniquité, Saluatoris nostri, il fu escrit en la piau parchemin de nostre humanité, Dei. Mollificauit ipse temperauit rigorem iustitie dulcorem sue benignitatis : apparuit. Ipse saluauit legem peccati et iniquitatis, Saluatoris nostri, ipse fuit scriptus in pelle uel pergameno nostre humanitatis, Dei.’

Les deux versions ne sont pas forcément traduction l’une de l’autre, comme le montrent ces deux exemples. Les cas de traduction sont les plus intéressants, ils traduisent en deux langues différentes la lecture que fait Guillaume du verset qu’il choisit pour support de son sermon. Il peut y avoir traduction des termes mêmes de la division latine créée par Guillaume avec conservation du verset biblique en latin ; c’est le cas le plus courant, comme dans le sermon 43. On rencontre aussi des cas de traduction du verset de la Bible, ainsi dans le sermon 36 (f. 95vb) :

‘Si ergo recta semita uiri iusti comparatur ambulature equi et equum ambulare est ipsum preponere pedem dextrum et postponere sinistrum, beatus Andreas bene potuit dicere uerbum propositum : ambulauit pes meus iter rectum. Moun pe est alé l’amblure que jeo ay tenu la voye de droyture, ubi commendatur a tribus. Primo quia fuit illaqueatus amore, hoc pertinet ad affectum. « Pes meus amor meus ». Secundo quia uilitatus in labore quo tenderet ad perfectum, ambulauit. Tertio preseruatus ab errore ne caderet in deffectum, iter rectum. ’

La division en trois parties fait suite au rappel du verset du jour, d’abord en latin puis en français. Peut-on parler de véritable traduction, ou plutôt d’adaptation ? Il ne s’agit pas ici d’une prudente traduction mot à mot. Guillaume en est pourtant capable puisque dans le même sermon, en dernière ligne (f. 96vb), on peut lire la traduction d’un passage liturgique cité quelques lignes plus haut (da sermonem rectum et bene sonantem in os meum) :

‘Gallice : donne a ma bouche, a moun psalterioun, droyte parole et melodieus soun. ’

Guillaume présente cette citation comme issue de la Bible et renvoie au livre d’Hester, mais cette citation n’y figure pas 267 . Il s’agit en réalité d’un emprunt liturgique. Le prédicateur reste beaucoup plus fidèle, dans ce cas, au texte qu’il traduit ; il se réserve un seul ajout, en incise, qui lui permet de créer un lien sémantique avec ce qui précède. Le sermon 61, connu en version abrégée seulement, montre un cas plus original de traduction d’auctoritas. Le sermon est extrêmement court, il dépasse à peine une page et se conclut sur la division du thème Vides hanc mulierem et sur une citation de Grégoire (f. 137va) :

‘Gregorius : « Cogitanti mihi de Marie penitentia, flere magis libet quam aliquid dicere. » Jeo ay meus lesir de plurer que de parler. ’

C’est le seul cas de traduction d’autorité, et c’est une traduction partielle seulement. La traduction du latin au français est assez marginale dans la collection de sermons. Guillaume de Sauqueville se livre plutôt, lorsqu’il divise le verset dans les deux langues, à un exercice d’adaptation. En prédicateur efficace et soucieux d’être bien compris, de son auditoire comme de ses lecteurs potentiels, Guillaume joue très souvent de la musicalité des mots qu’il emploie, il a un remarquable sens de l’assonnance et mise donc sur la mémoire auditive de l’auditoire, comme sur celle du prédicateur, pour retenir la division 268 . Cette volonté de créer un rythme propice se perçoit très souvent dans les passages en français et elle se combine avec une volonté de rester au plus près de la division latine, comme dans le sermon 7 (f. 17va) :

‘Vide claritatem euidentie, manifestabit, cape securitatem prudentie, consilia, nota prioritatem amicitie, cordium. Gallice : il fra clere demoustrance de ceo que ayde a purveaunce que furent la ou est la racine de amour et de alyaunce. ’

L’auteur joue sur le son –aunce et en même temps cherche à rendre le sens de la division latine, qui était elle-même assonnancée en –tie. Ce schéma de découpage rythmé se retrouve dans la majorité des divisions de versets, Guillaume de Sauqueville cherche en effet à souligner cette division par une assonnance et à annoncer avec clarté le plan qu’il va suivre. La plupart du temps, on ne peut donc pas parler de traduction du latin, l’auteur ne dit pas la même chose en une autre langue. Guillaume de Sauqueville joue des deux langues, passe de l’une à l’autre avec aisance. Le français vient compléter et éclairer le latin au moment où il importe que le texte soit compris et retenu. Le français n’arrive donc pas toujours à n’importe quel moment et on peut discerner derrière son emploi la volonté du prédicateur. Cette volonté est nette dans les phrases composées entièrement en français, qui démontrent un usage adapté à un objectif précis.

Guillaume de Sauqueville fait aussi preuve d’une grande aisance dans l’usage courant de la langue française, ce qui apparaît clairement dans les mots français dont il parsème ses sermons. Cette pratique lui ouvre une souplesse d’expression et un naturel que le latin ne lui permet pas, notamment en ce qui concerne le jeux de langue. On trouve dans les sermons des mots ou groupes de mots français insérés au milieu de phrases en latin, et cette fois hors du contexte de la division du verset. Ces mots sont à la place grammaticalement correcte de leur équivalent latin et ne nuisent donc pas à la fluidité du discours. Il s’agit dans le cas général pour Guillaume d’insérer un jeu de mots bienvenu que le latin lui aurait permis plus difficilement. Le sermon 37 269 fournit l’exemple le plus connu : le sermon est en grande partie consacré au thème du pouvoir du roi de France, et le prédicateur y utilise une astuce sur le mot empereur (f. 97ra) :

‘Certe ita ualde magna loquendo de imperio sicut ego intelligo, non intendo loqui de imperio imperatoris, set loquor de l’empire a l’empireneur, l’empireneur qui touz empire et qui touz jours en pire. ’

Il lui aurait été plus malaisé de jouer sur imperare et pejorare pour ironiser sur le pouvoir de l’empereur. Sa formulation fait mouche et a retenu l’attention de plusieurs historiens 270 . L’autre jeu de mot remarquable se trouve dans le sermon 74 271 . A partir du verset angelis suis mandavit de te ut custodiant te (Ps. 90, 11), Guillaume de Sauqueville s’attache à développer dans sa deuxième partie l’idée de custodia. Il l’illustre par l’exemple d’un orphelin qui perd les terres léguées par son père, les terres étant comparées à son corps terrestre. La conclusion de son développement apparaît sous la forme d’un jeu de mots issu du latin, mais que seul le français permet : il est facile de construire un gardecorps, de nombreux ouvriers peuvent le faire, mais personne ne peut se fabriquer un gardelame (f. 169rb) :

‘Ubi nota quod in mundo inueniuntur multi operarii, multi scissores qui sciunt facere gardecorps. Non est magnum magisterium, quilibet intromittit se de hoc set magisterium esset pulcrum qui sciret facere unum gardelame. Videtur mihi quod omnes nos sumus scissores, quilibet intromittit se de fere gardecorps, set quasi nullus intromittit se de fere gardelame, nullus curat nisi solus summus artifex Deus qui fecit cuilibet nostrum non solum gardecorps, non solum dedit nobis illa que ordinantur ad custodiam corporis, ymmo cuilibet dedit une gardelame, unum custodem anime et tutorem. ’

Ce beau néologisme permet à Guillaume de conclure en traduisant en latin ce que le français lui a permis de dire légèrement : unum custodem anime. Le scribe du manuscrit Bruges 263 n’a d’ailleurs pas bien compris le jeu de mot et a rétabli gardelaume pour gardelame. Le cas de devinaille, employé dans le sermon 55 (f. 128vb), illustre encore la spontanéité que Guillaume recherche dans l’expression en français :

‘Istud uerbum est une devinaille que fuit antiquitus proposita in quodam grandi conuiuio quod per plures dies durauit. Prima die illius conuiuii Sampsio proposuit sodalibus suis uerbum istud ut ipsi infra VII dies deuinarentur quid esset et fecit cum eis pactum. Nota totum usque ibi quomodo non potuerunt quousque consuluerunt sponsam uel uxorem Sampsionis.’

On voit mal par quel mot latin Guillaume, qui s’exprimait lui-même quotidiennement en français 272 , aurait pu remplacer devinaille, tout en préservant la simplicité et la familiarité de la phrase. Guillaume de Sauqueville est à l’aise avec la traduction du latin au français, c’est une preuve de réel bilinguisme 273 . Mais la traduction, l’équivalence mot à mot, n’est pas le seul lien qui permet le va-et-vient entre les deux langues : dans certaines phrases, le latin ne peut rendre qu’imparfaitement ce que veut dire le prédicateur. C’est alors qu’il emploie le français.

Notes
257.

David L. d’Avray, The preaching of the friars. Sermons diffused from Paris before 1300, Oxford-New York : Clarendon Press-Oxford University Press, 1985, chap. « The language of the sermon ». En ce qui concerne l’Italie, depuis les travaux importants de Carlo Delcorno, sur Giordano da Pisa (1260-1310) en particulier, signalons une analyse récente et originale sur les liens entre prédication en langue vulgaire et iconographie par Lina Bolzoni, La rete delle immagini. Predicazione in volgare dalle origini a Bernardino da Siena, Torino : Einaudi, 2002.

258.

Serge Lusignan, La langue des rois au Moyen Age. Le français en France et en Angleterre, Paris : Presses universitaires de France, 2004, p. 67-68. L’auteur rappelle qu’il peut « n’exister aucun lien entre la région d’origine d’un scribe et la nature du français qu’il écrit ».

259.

Les variations orthographiques sont limitées et sans véritable conséquence. Charles Gossen signalait, dans un article fondamental : « Les inconséquences orthographiques que nous rencontrons, non seulement dans les textes les plus anciens, mais encore dans ceux du XIIè au XIVè siècle, nous prouvent l’embarras des scribes de transcrire la langue vulgaire au moyen des signes traditionnels. », dans Charles-Théodore Gossen, « Graphème et phonème : le problème central de l’étude des langues écrites du Moyen Âge », dans Les dialectes de France au Moyen Âge et aujourd’hui. Domaine d’oïl et domaine franco-provençal, ed. Georges Straka, Paris : Klincksieck, 1972, p. 4.

260.

Sur la définition de ce que l’on peut appeler le moyen français, et sur ses caractéristiques linguistiques, voir ChristianeMarchello-Nizia, La langue française aux XIVè et XVè siècles, Paris : Nathan, 1997, p. 121 sqq.

261.

Ibid., p. 125.

262.

Gaston Zink, Morphologie du français médiéval, Paris : PUF, 1989, p. 184.

263.

Pour une description complète des caractéristiques du dialecte normand au Moyen Age, voir H. Goebl, Die normandische Urkundensprache, Wien, 1970. Les traits vocaliques et consonnantiques, déterminés à partir d’un corpus abondant de documents d’archives, sont analysés dans le détail. Je ne signale que les caractéristiques visibles dans les sermons de Guillaume.

264.

Ibid., p. 80 et 93 pour ces deux exemples. Le pronom je n’est jamais employé dans les sermons. Lorsqu’il veut la forme féminine du démonstratif, Guillaume utilise bien ceste, on le rencontre une seule fois : le servage de ceste tere (sermon 37, f. 97rb).

265.

B. Woledge, « Un scribe champenois devant un texte normand. Guiot copiste de Wace », dans Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, t. 2, Genève : Droz, 1970, p. 1140-1141.

266.

René Lepelley, « Les principales caractéristiques phonétiques de l’ancien dialecte normand et leur localisation dans l’espace », dans Actes du 105e congrès international des sociétés savantes (Caen, 1980). Section de philologie et d’histoire jusqu’à 1610, tome II : questions d’histoire et de dialectologie, Paris : CTHS, 1984, p. 7-18. L’auteur s’appuie sur un corpus de chartes et de documents d’archives écrits en Normandie du XIIIè au XVè siècle, une trentaine de textes au total.

267.

Voir ci-dessus p. 65 sqq.

268.

Jacques Berlioz, « La mémoire du prédicateur. Recherches sur la mémorisation des récits exemplaires du XIIIe au XVe siècle », dans Temps, mémoire, tradition au Moyen Âge, publication de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 1983, p. 157-183.

269.

F. 96vb-98rb : Osanna filio Dauid, Mt. XXI (9). Quilibet heres Francie, ex quo inunctus et coronatus, habet specialem graciam… (saint Nicolas).

270.

Ainsi J. Krynen s’y arrête. Voir L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France XIIIè-XVè siècle, Paris : Gallimard, 1993, p. 353.

271.

f. 168rb-169vb : Angelis suis mandauit de te ut custodiant te, Ps. (90, 11). Auantagium magnum est ei qui habet aliquid mittere… (saint Michel et saint anges).

272.

Le latin est la langue des clercs et du savoir ; l’Université, comme les autres lieux d’enseignement, maintenait le latin comme langue de communication entre les élèves. Voir S. Lusignan, « Le français et le latin dans le milieu de l’école à la fin du Moyen Âge », dans Parlure, 6, 1990, p. 3-23.

273.

Michael Richter porte un regard renouvelé sur la question du bilinguisme au Moyen Âge, en s’intéressant à la connaissance des langues chez les auditeurs. Voir en particulier le recueil de ses articles paru sous le titre : Studies in medieval language and culture, Four Courts press, 1995, et notamment le cinquième article intitulé : « Monolingualism and multilingualism in the 14th century », p. 77-85.