B. Un latin pétri de français

Il y a beaucoup moins à dire sur le latin pratiqué par Guillaume de Sauqueville que sur le français que l’on peut lire dans ses sermons, même si le latin est la langue dominante de son œuvre 274 . Les textes témoignent en effet de l’imbrication entre latin et français ; il s’agit d’un latin pétri de français, et non pas un français pétri de latin, comme ce qu’on peut constater dans les sources judiciaires de la même époque 275 . La syntaxe latine est fortement influencée par le français, comme ce que l’on constate dans les œuvres d’autres prédicateurs : Guillaume pratique un latin d’usage 276 , ses phrases latines sont très proches de la syntaxe française dans l’ordre des mots en particulier. C’est un latin transposable, pourrait-on dire. « Le français pèse lourd sur le latin », remarque Serge Lusignan 277 au sujet de la compilation de modèles de lettres du notaire Odart Morchesne. De même que dans la pratique administrative, le poids du français est en effet facilement discernable dans le latin écrit de Guillaume de Sauqueville. La conjugaison latine et les formes verbales sont souvent un calque de l’expression française correspondante. On peut ainsi lire : non uolunt habere (sermon 53, f. 127vb), tenemur parere (sermon 13, f. 30vb), habemus orare (sermon 103, f. 229ra). Il arrive même que Guillaume abandonne complètement la conjugaison latine classique pour appliquer les formes verbales propres au français, comme dans le sermon 24 (f. 66ra) : sic habeo probatum per singula quod… Ce type de phrase induit une certaine lourdeur de style, notamment par l’accumulation verbale qu’elle provoque, comme dans le sermon 64 (f. 148ra) : uidetur uelle dicere. Certaines locutions sont reprises du français, comme proprie dictus (sermon 14, f. 32va). Dans la construction du passif, le complément d’agent peut être introduit par per et non plus par a suivi de l’ablatif, comme dans le sermon 70 (f. 161va) : regnum stabilitur legibus per sapientes conditis et inuentis. Il est clair que Guillaume ne pense pas en latiniste la langue qu’il écrit ; bien qu’il emploie parfois un vocabulaire latin peu courant, dans les termes techniques et agricoles notamment, il ne fait pas appel aux mécanismes grammaticaux de construction de la phrase latine. Ainsi la disparition de l’ablatif absolu est caractéristique de cette évolution : il est utilisé exceptionnellement et est cantonné à des annonces temporelles brèves, Guillaume le remplace en réalité par une subordonnée annoncée par cum, correspondant au français. Globalement, la construction de la phrase latine est le calque de la phrase française. Ainsi en ce qui concerne l’ordre des mots dans la phrase, Guillaume de Sauqueville n’utilise plus la liberté qu’offre le latin, mais respecte l’usage du français : ses phrases sont donc construites selon un modèle offrant peu de variations. Le glossaire latin montre quelques particularités entièrement propres à la langue latine : Guillaume n’hésite pas à créer un adjectif ou un adverbe quand celui-ci lui fait défaut. C’est le cas par exemple de l’adjectif beatificabilis utilisé dans le sermon 13 (f. 30rb), construit à partir du verbe beatificare mais d’un usage non attesté par les dictionnaires. Le même procédé vaut pour l’adverbe fontaliter (sermon 22, f. 61vb), créé à partir de fontalis : motus uitalis fontaliter procedat a corde.

La pratique linguistique de Guillaume de Sauqueville n’a rien de surprenant pour un homme d’Eglise du début du XIVè siècle. La langue vulgaire est présente dès le XIIIè siècle dans les textes de prédication, sous forme de mots isolés issus du vocabulaire courant, de proverbes 278 ou de passages beaucoup plus longs. Il n’en reste pas moins que chez Guillaume de Sauqueville comme chez d’autres prédicateurs, le latin est tout de même la langue de communication, tout au moins de communication écrite. Pascale Bourgain 279 rappelle que « l’habitude de noter en latin ce que l’on est entraîné à transposer directement dans une langue plus usuelle, mais de le noter dans un latin le plus proche possible pour l’ordre des mots, le lexique et les tournures, de la langue vulgaire qui est sortie de ce latin, est une des compétences les plus courantes requise de n’importe quel clerc de chancellerie, laïque ou ecclésiastique, des notaires et autres professionnels de l’écriture. » Il est certain que ce procédé a joué dans la mise par écrit des sermons de Guillaume, la présence de formules issues de la langue courante l’illustre bien. Guillaume utilise en effet souvent des formules qu’il introduit par vulgariter dicitur, et qui rapportent des propos quotidiens. Il peut s’agir de proverbes, ou de simples sentences. Ces formules témoignent de l’importance que revêt la langue latine dans leur tournure. Dans certains cas, Guillaume utilise en effet les assonnances latines ou des jeux des mots pour marquer la mémoire, comme dans le sermon 50 :

‘Vulgariter dicitur quod qui malum nuntium portat numquam nimis tardat, semper nimis festinat.’

La formule est soulignée par l’opposition des deux verbes et de numquam / semper, et par la répétition de l’adverbe nimis. Les mots latins ont été soigneusement choisis. Dans d’autres cas, Guillaume procède à une latinisation d’une expression française, comme dans le sermon 16, où il cite le proverbe suivant :

‘Iuxta uulgare dictum : ordo est prepositus, quando caruca preponitur bobus.’

Le latin occupe donc encore une place prépondérante dans l’esprit et dans les écrits du prédicateur. L’auteur signale l’alternance linguistique par l’adverbe vulgariter, mais ne la répercute pas dans son texte.

En conclusion, la parole de Guillaume de Sauqueville, telle qu’elle nous est transmise aujourd’hui par les manuscrits, nous apparaît tout à fait classique dans son cadre (le plan du sermon, la méthode scolastique, les instruments de travail), mais en même temps propre à un homme, dans les particularités – et non pas les originalités –, que l’on peut discerner au fil du texte, comme l’emploi du normand ou le goût pour le raisonnement étymologique. Elle permet de confronter ce que l’on sait de la prédication au début du XIVè siècle grâce aux études sur le contenu de l’enseignement universitaire, les artes predicandi, la pratique d’autres prédicateurs connus, et la réalité d’un prédicateur au travail, dont nous connaissons maintenant un peu mieux la culture, les instruments de travail et les sermons. Faut-il parler de son public ? Nous ne savons rien de la prédication effective de Guillaume de Sauqueville. Les manuscrits ne portent aucune mention de lieu ni de date, et nous n’avons à notre disposition aucune reportatio. Nous pouvons simplement noter ici ou là les passages où Guillaume s’adresse directement à un lecteur / auditeur, comme dans le sermon 27 (f. 78vb), avec un set scitis, karissimi. Il arrive ainsi que Guillaume emploie la deuxième personne du pluriel pour s’adresser à d’hypothétiques auditeurs. Ce sont les seules faibles traces de public que l’on puisse noter. Guillaume s’adresse à un auditoire qui lui ressemble parce qu’il est à même de comprendre les nombreuses anecdotes dont fourmillent les sermons et qui dessinent la vie d’un prédicateur parisien : la vie universitaire, les critiques contre l’incurie du clergé, la vie politique du royaume de France. Les sermons de Guillaume ont été rédigés à l’adresse d’étudiants 280 , universitaires ou non, et/ou de prédicateurs. Peut-on parler d’auditoire quand on ne sait pas si les sermons ont été effectivement prêchés ? Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, la collection présente des caractéristiques propres aux recueils de sermons modèles. Nous connaissons maintenant mieux la parole du prédicateur et sa méthode de communication, mais pas ceux à qui elle s’adressait.

Notes
274.

Un glossaire donné en annexe 6 donne le sens des termes latins rares.

275.

C. Gauvard, « La justice du roi de France et le latin à la fin du Moyen Âge », p. 41.

276.

L’expression est employée par P. Bourgain au sujet des sermons de Federico Visconti, dans « Les sermons de Federico Visconti comparés aux écrits de fra Salimbene et Jacques de Voragine », dans Mémoires de l’Ecole française de Rome, 108, 1996, p. 243.

277.

S. Lusignan, « Traduction, bilinguisme et diglossie », p. 71 : « La première chose qui frappe est le très grand parallélisme dans la construction des phrases et la syntaxe. »

278.

Nous ne nous attarderons pas sur le point précis des proverbes dans les sermons de Guillaume de Sauqueville, la matière faisant défaut : bien que les artes predicandi en recommandent l’usage, les proverbes sont en petit nombre dans le recueil, moins de vingt au total, et essentiellement en latin. Voir la liste donnée en annexe 4. Voir Claude Buridant, « Les proverbes et la prédication au Moyen Âge. De l’utilisation des proverbes vulgaires dans les sermons », dans Richesse du proverbe. I. Le proverbe au Moyen Âge. Etudes réunies par F. Suart et C. Buridant, Lille : presses de l’université Lille III, 1984, p. 23-45.

279.

P. Bourgain, « Les sermons de Federico Visconti comparés aux écrits de fra Salimbene et Jacques de Voragine », dans Mélanges de l’Ecole française de Rome, 108, 1996, p. 243-257, ici p. 243.

280.

Rappelons que nous n’avons aucune reportation de sermon de Guillaume de Sauqueville. Voir Nicole Bériou, L’avènement des maîtres de la parole. La prédication à Paris au XIIIè siècle, Paris : Etudes augustiniennes, 1998, t. 1, p. 122 : « Plus que par un mode de construction qui leur serait propre, les sermons aux universitaires se laissent reconnaître par de multiples allusions à la vie et aux institutions universitaires, et par des développements plus ou moins consistants sur les problèmes propres à ce milieu. »