b. Les artiens et la pratique philosophique

L’introduction progressive des œuvres d’Aristote à l’université, à partir du XIIIè siècle, accompagnées des commentaires qu’en firent les auteurs arabes comme Avicenne et Averroès, a peu à peu modifié l’activité de la faculté des arts, et a posé le problème de la place de la philosophie par rapport à la théologie 289 . Les soubresauts de cette évolution intellectuelle ont conduit à une succession d’interdictions et de condamnations, et ce dès 1210, lorsque l’archevêque de Paris Pierre de Corbeil interdit le commerce des livres de la Philosophie naturelle d’Aristote. L’étude d’Aristote a néanmoins perduré et la philosophie a maintenu sa place à l’université. Au début du XIVè siècle, la faculté des arts est le lieu où l’on enseigne la philosophie aristotélicienne et l’un des lieux où l’on s’efforce de trouver le « difficile équilibre de la foi et de la raison 290  ». Au temps de Guillaume de Sauqueville, cet équilibre n’est pas encore installé, la méthode n’est pas encore trouvée qui permettra une forme de conciliation. Guillaume donne une illustration de cette situation dans le sermon 22 291 . Donné pour l’Octave de Pâques, il est précédé d’un bref prothème et est construit sur le verset de Jean 20, 20 : ostendit eis manus et latus. Guillaume met immédiatement l’accent sur la différence de méthode logique qu’il voit entre la faculté des arts et ce qu’il appelle la scola fidelium, appellation assez large pour désigner la faculté de théologie :

‘Scola fidelium et doctrina fidei in hoc differt a scola artium quia in scola artium reperitur duplex modus probandi et uterque efficaciam habet, ibi unus quidem per argumentum ostensiuum et alius per argumentum deducens ad impossibile set in scola fidei argumentum ad impossibile non concludit, solum ostensiuum efficaciam habet ibi.’

L’une des particularités de la faculté des arts est, selon lui, d’user de l’argumentum deducens ad impossibile, que l’on peut comprendre comme un raisonnement par l’absurde ou un raisonnement paradoxal. Or Guillaume constate que ce type de raisonnement est stérile quant à la foi et incompatible avec l’un des éléments fondamentaux de la foi chrétienne : la Résurrection. Il explique donc pourquoi il ne peut être en usage chez les théologiens. Première raison, selon le prédicateur : le concept d’impossibilité n’existe pas au regard de Dieu ; il s’appuie pour cela sur le verset Luc. 18, 27 : que impossibilia sunt apud homines, possibilia sunt apud Deum. Deuxième raison, dans le cas précis de la Résurrection : l’âme, qui précède et dirige le corps, est le prémisse du raisonnement ; le corps est alors la conséquence. Démontrer la fausseté de la conséquence, et donc la détruire, ne peut impliquer la destruction du prémisse lui-même : l’âme est en effet immortelle et les deux éléments du raisonnement, corps et âme, conservent une part d’indépendance l’un vis-à-vis de l’autre. Ils se retrouvent unis dans la Résurrection. Guillaume conclut donc ainsi :

‘Ergo ex quo Resurrectio non est aliud quam reunio carnis et spiritus et hoc antecedens non destruitur consequente destructo, quia post mortem anima remanet immortalis in materia que est ingenerabilis et incorruptibilis, et hoc propter principia essentialia hominis. Nulli fideli debet esse dubium quin Deus a principio animam et corpus de nouo produxit et inuicem uniuit.’

L’argumentum ad impossibile deducens est certes valable dans les domaines qui touchent la faculté des arts, trivium, quadrivium, mais pas en ce qui concerne la foi : Guillaume de Sauqueville démontre l’incompatibilité de ce mode de raisonnement avec la foi et conteste donc la méthode en vigueur à la faculté des arts de Paris. Implicitement, il montre que les artiens, s’ils persévèrent dans leur propre méthode, ne pourront jamais atteindre la vérité de la foi : c’est mettre en avant un défaut profond de la faculté, qui la cantonne à ses disciplines traditionnelles, et l’écarte totalement de la théologie. On ne peut, selon Guillaume, raisonner en logicien à propos de la foi.

Notes
289.

François-Xavier Putallaz, Insolente liberté. Controverses et condamnations au XIIIè siècle, Paris : Cerf, 1995.

290.

Jacques Le Goff, Les intellectuels au Moyen Âge, p. 121. Voir aussi A. de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1991.

291.

F. 59ra-62ra : ostendit eis manus et latus, Io. XX (20). Beatus Bernardus loquens cuilibet nostrum dicit unum deuotum et notabile uerbum…