B. Guillaume de Sauqueville : sa connaissance de la philosophie

a. Qu’est-ce qu’un philosophe ?

Guillaume de Sauqueville emploie de manière très classique le terme de Philosophus pour désigner Aristote et, la plupart du temps, introduire une citation du philosophe antique, ou ce qu’il pense être une citation de son œuvre. Au singulier, ce substantif n’est en fait qu’un synonyme pour parler d’Aristote, comme on peut le lire chez bon nombre d’auteurs médiévaux. Les citations qui ont pu être identifiées montrent qu’on les trouve bien chez Aristote ou sous son nom dans des florilèges. Les propositions construites sur le modèle de philosophus dicit, ou encore sous forme d’incise comme secundum philosophum, annoncent une citation, sans plus de précision. Le prédicateur pense-t-il chaque fois à Aristote ? On ne peut le dire, d’autant que l’origine de certaines citations est encore obscure. Dans la collection de sermons, on compte 19 citations attribuées à un philosophus.

C’est au pluriel que ce terme de philosophus semble avoir chez Guillaume de Sauqueville une valeur plus générale, mais il n’est presque pas employé sous cette forme, le singulier lui étant très nettement préféré. Dans le sermon 57 292 , on peut lire cette phrase (f. 133ra) :

‘Multi in celum aspexerunt qui parum ibi uiderunt sicut philosophi, quia ibi non querebant salutem set luminarium gloriosam scienciam.’

Cette brève allusion au comportement des philosophes fait suite au verset 1, 11 des Actes des Apôtres : l’Ascension de Jésus vient d’avoir lieu et, aux Galiléens qui continuent à contempler le ciel après cette élévation, deux hommes en blanc expliquent qu’il ne sert à rien de se tenir là à regarder le ciel puisque Jésus reviendra du ciel sur une nuée. De même que les Galiléens s’occupent trop peu de ce qui se passe sur terre, les philosophes ont négligé leur salut au profit de la sciencia, leur soif de connaissance les a éloignés de la vie chrétienne. L’adjectif gloriosa laisse même entendre que Guillaume considère cette attitude comme présomptueuse. Le P. Bataillon 293 signale une méfiance semblable dans des textes théologiques du XIIIè siècle, et rappelle que « la méfiance envers la philosophie, la conviction qu’elle peut être un danger pour la foi, n’étaient certes pas une nouveauté du XIIIè siècle ; déjà saint Paul avait formulé des mises en garde (Col. 2, 8). Dans la chrétienté latine, on voit le rejet de la philosophie s’exprimer vigoureusement chez Tertullien mais très souvent, il s’agit d’un topos plus littéraire qu’affectif. […] Ce n’est qu’avec le renouveau des arts libéraux au XIIè siècle que les conflits vont resurgir avec véhémence. » Pour désigner les étudiants et maîtres de la faculté des arts, Guillaume de Sauqueville emploie en réalité le terme de logici, directement lié à l’enseignement du trivium dispensé à la faculté. Les logici sont en effet dans ses sermons des artiens frottés de logique, de grammaire et d’art du raisonnement. Le dominicain s’appuie souvent sur des propos rapportés des logici, qui lui permettent de soutenir son propre raisonnement ; ainsi dans le sermon 77 294 (f. 175va) :

‘Dicunt logici quod locus ab inferiori ad superius tenet constructiue et est consequentia ualde bona, set qui econtrario arguit non est bona consequentia, ymmo decipitur talis per fallaciam consequentis.’

Ou encore dans le sermon 1 (f. 7ra) :

‘Logici dicunt quod adiectiuum superueniens substantiuo facit partem in modo ad quam tenet locus dyabolicus et est optima consequentia ; quando determinatio modificans et determinatio diminuens [est], tunc consequentia non est bona.’

Les philosophi n’existent pas à proprement parler dans les sermons de Guillaume de Sauqueville, qui préfère parler du groupe des logici, dénomination plus précise, plus « universitaire » aussi, et sans connotation péjorative.

Une autre catégorie de philosophes est facilement identifiable dans les sermons : ce sont les sophistes, les sophiste, et Guillaume est plus prolixe à leur sujet. Comment distinguer un sophista d’un philosophus ? Le terme de sophista peut en effet avoir le sens général de philosophe, mais aussi d’étudiant avancé à la faculté des arts d’Oxford 295 . Mais le mot a souvent, et ce dès l’époque patristique, une connotation négative, attestée aujourd’hui dans les dictionnaires 296 . Dans les sermons de Guillaume de Sauqueville, le sens est clairement lié au monde de l’université, mais on ne sait exactement à quel grade se situe le sophista. L’opinion de Guillaume à leur sujet est complètement négative, et il le signale systématiquement. Les sophistes sont ambitieux et avides d’honneur, comme il le dit dans le sermon 25 (f. 69ra) :

‘Hoc aduertentes ambitiosi sophiste fingunt se frequenter honores fugere ut ad honores possunt attingere.’

Le principal reproche qu’il leur adresse régulièrement, c’est leur fallacia 297 , leur erreur de raisonnement. Il s’appuie même sur une auctoritas pour soutenir ses propos, comme dans le sermon 25 (f. 68va) 298  :

‘Inter fallacias sophisticorum, quas Philosophus enumerat, una est fallacia petitionis principii. Unde secundum Philosophum petere principium fallacia est. Set petere non secundum eum finem uel terminum fallacia non est, ymmo secundum ipsum, unaquaeque res petit et appetit finem suum et tunc appetitus perficitur et satiatur ad plenum, cum res attingit finem suum.’

Dans ce même sermon (f. 68vb), il va même jusqu’à faire de Lucifer le premier des sophistes à avoir pratiqué ce genre de faux raisonnement :

‘Hoc apparuit in illo sophista Lucifero qui primo hac fallacia est usus. Ipse enim de celo cecidit quia primatum appetit, principium petiit.’

Guillaume s’attarde dans le sermon 25 sur la question de la petitio principii, la pétition de principe, qui fait partie des sophismes logiques. C’est l’une des erreurs de raisonnement reprochées aux logiciens et philosophes, et sur laquelle de nombreux auteurs ont insisté 299 . De la part de Guillaume, c’est une critique lancée contre les excès de la méthode d’apprentissage en usage à la faculté des arts. Les reproches qu’il adresse aux sophistes sont révélateurs de la culture universitaire de l’époque. Les Sophistici elenchi d’Aristote, par exemple, arrivés en Occident dans la première moitié du XIIè siècle, ainsi que d’autres traités destinés à combattre les syllogismes, étaient intégrés dans le programme d’enseignement de la faculté des arts et devaient aider les étudiants à éviter ces pièges logiques 300 . C’est bien le manque de rigueur philosophique que Guillaume reproche aux sophistes. Ainsi dans le sermon 70 301 , il accuse ceux-ci de ne se préoccuper que de la vérité apparente :

‘Set nota quod multi habent sapientiam sophiste, quia secundum Philosophum, sophista querit solum sapientiam apparentem et non curat de existente. Sic est forte de multis.’

Cette phrase, portée au crédit d’Aristote par le dominicain, provient précisément du De sophisticis elenchis, dans la traduction latine de Boèce. Guillaume de Sauqueville ne paraît pas avoir une haute opinion des philosophes : au mieux, il cite Aristote, de manière assez floue ; au pire, il accuse les sophistes sur leur mode de raisonnement.

Notes
292.

f. 132ra-133va : Assumptus est in celum et sedet a dextris Dei, Mc. VI (16, 19). Omnis cursus magnorum est… (Ascension).

293.

L. J. Bataillon, « Problèmes philosophiques dans les œuvres théologiques », dans L’enseignement des disciplines à la Faculté des arts (Paris et Oxford, XIIIè-XVè siècles). Actes du colloque international, ed. O. Weijers et L. Holtz, Turnhout : Brepols, 1997, p. 445-453, ici p. 447-448.

294.

f. 175va-178ra : amice ascende superius (Luc. 14, 10). Dicunt logici quod locus ab inferiori…

295.

Du grec σοφιστής, professeur de rhétorique et de philosophie. J. F. Niermeyer et C. Van De Kieft, Mediae latinitatis lexicon minus, Leiden : Brill, 2002, t. 2, p. 1273. Mariken Teewen, The vocabulary of intellectual life in the Middle Ages, Turnhout : Brepols, 2003 (CIVICIMA, 10), p. 120-121 : « Questionista and sophista are two terms used at the Faculty of Arts in Oxford, to define students at a certain stage of their studies, or performing a certain role. » Pour plus de compléments sur ce terme, voir O. Weijers, Terminologie des universités au XIIIè siècle, Rome : Ateneo, 1987, p. 180-182. Le cartulaire de l’Université de Paris (ed. Denifle et Châtelain) ne fournit qu’une occurrence du terme, ce qui conduit O. Weijers à dire que le mot n’existe qu’à la faculté des arts d’Oxford.

296.

Voir les attestations chez Tertullien notamment, dans : A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, Turnhout : Brepols, 1993, p. 766. M. Teewen souligne aussi cette acception négative, op. cit., p. 121.

297.

Sur ce mot, voir M. Teeuwen, The vocabulary…, p. 275-276.

298.

f. 68va-69rb : Petite etc. (Joh. 16, 24). Inter fallacias sophisticorum… (5è dimanche après Pâques).

299.

La pétition de principe consiste à supposer implicitement ou explicitement dans les prémisses la proposition qui doit être prouvée. Raimond Lulle, dans son Ars generalis ultima, daté des années 1305-1308, consacre un paragraphe entier à la fallacia petitionis principii, qu’il définit ainsi : fallacia petitionis principii est deceptio, proveniens ex eo, quia idem sumitur ad probationem sui ipsius sub aliquo vocabulo. Et formatur sic paralogismus : Animal rationale currit ; ergo homo currit (Ars generalis, VII, 4, 2, 2, ed. A. Madre, Brepols, 1986, CCCM 75, p. 114).

300.

Ainsi Albert le Grand, Robert Grosseteste, Roger Bacon ont écrit de tels traités. S. Ebbesen donne une riche bibliographie sur ce sujet dans : « The way fallacies were treated in scolastic logic », dans Cahiers de l’institut du Moyen Âge grec et latin, 55, 1987, p. 107-134.

301.

f. 161va-162rb : Rex sapiens populi stabilimentum est, Sap. VI (26). Regnum stabilitur legibus per sapientes… (donné pour la fête de saint Louis).