b. Sa pratique personnelle de la philosophie

La prédication de Guillaume de Sauqueville se place plus sur le terrain de la morale que de la philosophie proprement dite. L’auteur ne se livre pas à des raisonnements philosophiques importants, il manie peu de concepts abstraits. Néanmoins la philosophie est présente dans la collection de sermons. Une vingtaine de passages offrant une référence philosophique ont été relevés dans les sermons 302 . Guillaume de Sauqueville émaille régulièrement ses textes de citations de philosophes, qui viennent étayer son discours de la même manière que les auctoritates tirées d’auteurs médiévaux ou de la Bible. Deux auteurs émergent : Sénèque et Aristote. Les cinq citations 303 de Sénèque repérées dans les sermons sont brèves (une phrase seulement), et figurent toutes dans les florilèges d’auteurs dont Guillaume a pu se servir à la bibliothèque de la Sorbonne, c’est-à-dire le Manipulus florum ou les Flores paradisi. L’auteur, Sénèque, est soigneusement mentionné, et cette attribution concorde avec celle du florilège, sauf dans un cas, dans le sermon 23 (f. 63va) :

‘Unde dixit, puto, Seneca : « Non sunt hominis bona que secum ferre non potest, sola misericordia comes est defunctorum. »’

Il s’agit probablement d’une erreur de mémoire de Guillaume, comme le laisse penser le prudent puto qu’il se sent obligé d’ajouter. La phrase est en effet extraite du Manipulus florum, à la rubrique Avaritia K, et elle y est attribuée à Ambroise de Milan, à juste titre puisque elle figure dans l’Expositio evangelii secundum Lucam 304 . Guillaume de Sauqueville la réutilise du reste dans le sermon 30, en précisant bien, à ce moment-là, qu’Ambroise en est l’auteur. Dans le cas de Sénèque, le dominicain a procédé comme pour les autres auteurs qu’il cite : il a puisé dans ses florilèges habituels pour trouver des auctoritates qui conviennent à son raisonnement et contribuent à l’efficacité de son discours. Il n’a aucun souci de cohérence philosophique, et les citations de Sénèque sont utilisées à des fins morales et pastorales, en faisant abstraction de leur caractère païen.

Le cas d’Aristote, ou du Philosophus régulièrement cité, est différent. Il s’agit en effet, dans la plupart des cas, de maximes courtes et dont l’origine est difficile à déterminer. Quand il attribue une citation à un philosophus, Guillaume de Sauqueville ne donne jamais le nom exact de l’auteur : il ne cite par exemple jamais le nom d’Aristote. Dans le sermon 19 305 , il indique le titre du De anima, mais c’est le seul sermon qui présente une telle précision (f. 50va) :

‘Ille sapiens mundi Philosophus dicit in libro suo de Anima quod anima in persona sui creatione est « sicut tabula rasa in qua nichil depictum est » et licet huic sententie uideatur contrarium quod in Genesi dicitur quod a principio Deus in anima humana ymaginem pulcherrimam depinxit ei suam propriam similitudinem imprimendo, quando dixit : faciamus hominem ad ymaginem et similitudinem nostram (Gen. 1, 26).’

Il s’agit bien d’un passage tiré du De anima d’Aristote, que l’on retrouve aussi dans la compilation intitulée Auctoritates Aristotelis, rédigée à Paris à la fin du XIIIè siècle ou au début du XIVè, et qui connut un très grand succès 306 . D’autres extraits issus des sermons figurent aussi dans ce même florilège 307 . Etant donné la brièveté des citations et leur existence dans au moins un florilège philosophique médiéval, on peut penser que Guillaume a utilisé, comme pour les autres auctoritates, un instrument de travail adapté 308 . On remarque aussi que l’étude des œuvres de Thomas d’Aquin a aussi pu être pour lui un moyen de connaître les textes du philosophe antique. Auteur d’un grand nombre de commentaires d’Aristote, Thomas professait un aristotélisme modéré qui, bien que partiellement condamné en 1277, est resté vivace à l’université de Paris. L’influence thomiste est très sensible au début du XIVè siècle. Dans les Auctoritates Aristotelis, par exemple, certaines phrases proviennent non pas de l’œuvre originale, comme le dit le compilateur anonyme, mais bien du commentaire qu’en a fait Thomas 309 . Dans les sermons dans Guillaume de Sauqueville, certains emprunts à Aristote figurent aussi chez Thomas d’Aquin 310 , dans la Summa theologica et dans le De unitate intellectus contra Averroistas. Le cas le plus amusant se trouve dans le sermon 88, où Guillaume propose la citation suivante (f. 198va) :

‘Nam « omnes homines naturaliter scire desiderant », prohemio mediante.’

On peut effectivement lire cette phrase dans le prologue de la Metaphysica vetus d’Aristote, dans sa traduction gréco-latine, mais aussi dans celui du De unitate de Thomas d’Aquin ! Il est difficile d’aller plus loin dans l’étude des extraits d’Aristote. Ce sont la plupart du temps des phrases extrêmement courtes, Guillaume de Sauqueville leur attribue plutôt une valeur de maxime, et elles s’apparentent donc davantage à des lieux communs de la philosophie qu’à des citations offrant matière à une analyse philosophique. C’est le cas par exemple du lieu commun d’origine platonicienne de l’homme comparé à un microcosme, cité dans le premier sermon de la collection et très répandu dans la littérature médiévale, ou encore de la comparaison entre l’homme et un arbre renversé, lue dans le Timée de Platon 311 . Mais quelques unes des phrases que Guillaume attribue au philosophus restent d’origine mystérieuse. On peut donc conclure que les sermons du dominicain témoignent d’un certain vernis philosophique : Guillaume connaît Aristote, mais ne mentionne aucun des textes de ses commentateurs et en a probablement pris connaissance à travers les œuvres de Thomas d’Aquin. Mais dans ses sermons, c’est son usage pratique de la philosophie qui apparaît, pas sa connaissance profonde 312 .

Notes
302.

Sont écartés les passages uniquement critiques à l’encontre des philosophes, tels que ceux qui ont été cités plus haut. Je retiens les extraits témoignant d’un contenu philosophique analysable.

303.

Dans le sermon 13 : Quanta dementia est heredi suo res procurare et sibi omnia negare. Magna hereditas ex amico inimicum facit : tanto plus enim gaudebit tua morte, quanto plus accepit (Flores paradisi, f. 160ra) ; Malum alienum tuum ne feceris gaudium (Manipulus florum, Gaudium S). Dans le sermon 26 : Seneca recitat quod Socrates loquaci audi inquit melius os, unde a natura aures duas accepimus (Manipulus florum, Taciturnitas U) ; libentius audias quam loquaris, auribus frequentius utere quam lingua, quicquid dicturus es antequam aliis tibi dixeris (Manipulus florum, Taciturnitas Y).

304.

Manipulus florum, Auaritia K (Ambrosius in quodam sermone) ; Ambrosius Mediolanensis, Expositio euangelii secundum Lucam, VII, 122 (SL 14, M. Adriaen, 1957, p. 255).

305.

f. 50va-54ra : Sanguis Christi emundabit scientiam nostram ab operibus mortuis, ad Heb. IX (14). Ille sapiens mundi… (dimanche de la Passion).

306.

J. Hamesse, Les auctoritates Aristotelis, un florilège médiéval. Etude historique et édition critique, Louvain-Paris, 1975. L’extrait lu dans le sermon 19 se trouve dans la partie intitulée Auctoritates III libri Aristotelis De anima (sent. 146, p. 186). J. Hamesse, Le maniement du savoir. Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités (XIIIè-XIVè siècles), Turnhout : Brepols, 1996, p. 36.

307.

Dans dans le sermon 11 (f. 28rb) : notate uerba : dicit Philosophus quod « anima est quo uiuimus. » (Auctoritates Aristotelis, opus 6, sent. 49, p. 178). Dans le sermon 25 (f. 70vb) : lingua enim secundum philosophum contingit in duo opera nature, in gustum et loquelam. (Auctoritates Aristotelis, opus 6, sent. 79, p. 180). Cette dernière citation est même traduite en français dans le sermon 15 (f. 37va) : oculi seruiunt corpori de voyr, aures de oyer, nares de odourer, manus de laborer, set os uel lingua secundum philosophum seruit de duobus, de parler et de savourer. Enfin dans le sermon 93 (f. 207va) : ratio est secundum philosophum : omnia bonum appetunt aut bonum honorabile aut utile aut delectabile. (Auctoritates Aristotelis, opus 12, sent. 143, p. 243).

308.

Bonaventure, dans son Commentaire des sentences, et Alexandre de Halès ont abondamment cité Aristote d’après le texte des Auctoritates Aristotelis (exemple cité par J. Hamesse, Les auctoritates…, p. 13). Le P. Bougerol a montré cette utilisation dans : « Dossier pour l’étude des rapports entre Bonaventure et Aristote », dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 40, 1973, p. 135-167.

309.

Dans le chapitre premier, consacré aux sources manuscrites du florilège, J. Hamesse détaille les emprunts extérieurs aux œuvres originales (op. cit., p. 20-23 notamment).

310.

Dans le sermon 11 (f. 28rb) : Notate uerba : dicit Philosophus quod anima est quo uiuimus (De unitate intellectus contra Averroistas, cap. 3, p. 303, ed. Leonina, t. 43, 1976). Dans le sermon 16 (f. 41ra) : dicit philosophus quod « animalia quedam sunt perfecta, quedam imperfecta ». Imperfecta animalia habent alimentum coniunctum (Summa theologica, partie I, q. 72, resp. ad argumentum 1). Dans le sermon 19 (f. 50va) : ille sapiens mundi philosophus dicit in libro suo de Anima quod anima in persona sui creatione est « sicut tabula rasa in qua nichil depictum est (Summa theologica, pars I, q. 79, a. 2, corpus ; q. 101, a. 1, sed contra).

311.

Sermon 1 (f. 7va) : philosophus uocat hominem microcosimum et minorem mundum. Sermon 101 (f. 222ra) : unde in libro de anima dicitur quod homo est sicut arbor euersa (Timée, 90 a b).

312.

Ces caractéristiques sont semblables à celles que relève le P. Bataillon au sujet de Bonaventure : « Ce qui frappe dans beaucoup de sermons prononcés coram Universitate, c’est la sobriété avec laquelle la terminologie proprement philosophique est utilisée. Un maître comme saint Bonaventure, dont pourtant le style ne fait pas de concessions à la facilité et qui se sert souvent de mots difficiles et rares, non seulement ne cite presque jamais les philosophes, mais n’emploie que très rarement leur langage. » Voir L. J. Bataillon, « L’emploi du langage philosophique dans les sermons du XIIIè siècle », dans La prédication au XIIIè siècle en France et en Italie. Etudes et documents, Aldershot : Variorum, 1993, IX, p. 984.